Naturellement, Deirdre fronça les sourcils. « Je ne les mérite pas ?... » D'abord, et en dépits du ton qu'elle venait d'y mettre, c'était très loin d'être une question. Ensuite, elle avait bien entendu, et bien compris, que la causalité était inverse mais, elle, voilà ce qu'elle trouvait à répartir en cet instant. Elle ne devait pas le mériter. Effectivement, et tout simplement. Et cela, elle pouvait tout à fait l'admettre. Descendant de son perchoir, Deirdre emmena sa tasse jusqu'à l'évier, où elle la déposa simplement. Il aurait certainement été avisé de nettoyer, ne serait-ce qu'aux vues de la pile qui semblait en train de s'entasser. Mais elle ne pensait pas à cela. Encore, ou plutôt enfin, elle se tourna encore vers Alice, d'un soupir. « J'aimerais te montrer quelque chose. » Sans l'avoir véritablement consultée, Deirdre s'éclipsa en direction de la chambre. Remuant ses affaires pendant quelques secondes, elle ne tarda pas à en tirer une enveloppe, aussi longue que large. Elle revint aussitôt dans la cuisine, la démarche indolente mais certaine. Sous les yeux d'Alice, Deirdre sortit une seule et unique photographie. Celle-ci n'était rien d'autre qu'un portrait, noir et blanc, d'un visage d'homme, d'une trentaine d'années, les cheveux bruns rabattus sur sa tête... puisqu'il était allongé, on le devinait au support métallique en arrière-plan. Cet homme dormait d'un sommeil défunt. Et Deirdre en scruta la jeune femme.

Elle n'avait apparemment pas compris ce que je désirais lui dire, elle le prit du mauvais sens, je tentais de me rattraper « Je voulais dire ... tu es trop bien pour ce que j'écris enfin ... » Je lui souris timidement et puis elle se leva, posa sa tasse dans l'évier et se tourna vers moi dans un soupir elle me lança « J'aimerais te montrer quelque chose. » Je la regardais faire, et puis elle disparu, mince, je ne pensais pas qu'elle pouvait être si rapide, je choppais un nouveau chocolat, tentait de siffler, mais ce n'était pas évident. Elle me glissa sous le nez une enveloppe qui contenait une photographie, une vieille photographie en noit et blanc, un visage, un homme, d'un âge moyen, il semblait dormir, était-il mort? Des frissons me parcouru. Je ne détachais pas mon regard de cet homme, il semblait beau, pourquoi un mort pouvait il être beau, dans un murmure, comme si je ne désirais pas le déranger dans son sommeil, je demandais à Deidre « Qui est-ce? » J'étais frappé par cet homme, je ne grimaçais pas, j'étais stoique, je voulais connaitre son identité, sa vie, ses passions, je voulais apprendre à le connaitre, moi aussi

« Isaac. Mais je l'appelais Isa à cause de ses cheveux long... » D'un sourire mutin, Deirdre accorda un regard à Alice avant de continuer tranquillement, très loin de s'offusquer d'avoir affublé un défunt d'un surnom absolument ridicule. « C'était un dessinateur, je l'ai vu sur ses mains. Mais je n'aime pas parler de ça. » Certainement qu'Alice ne le comprendrait pas mais par ça, Deirdre considérait toute la vie de cet homme, son passé, son existence, tout ce qu'il avait véritablement et concrètement été pour le monde, l'État Civil et surtout sa famille. En conséquences de quoi il semblait évident que ce qu'elle allait aborder était autrement plus sordide, et autrement plus posthume surtout. « Un jour... c'était un vendredi, se rappela-t-elle aisément, le coursier, il s'appelle Max, a renversé du café sur la table où Isa dormait, et c'était amusant. C'était amusant parce que le café a dessiné une sorte de visage. Un beau visage. J'ai aimé ce visage... » Elle se fit pensive pendant quelques secondes. « Il ne peut pas s'en rappeler, c'est évident, mais quand, moi, j'y repense... je me dis que j'ai aimé le connaître, Isa le dessinateur. » Elle confia un sourire apaisé à Alice en lui abandonnant complètement la photographie. « Je ne sais pas écrire, moi. Mais je sais photographier. Alors voilà. »

Elle m'apprit rapidement qu'il s'appelait Issac, qu'elle aimait l'appeler Isa à cause de ses cheveux longs, cette révélation me fit sourire et puis elle me raconta une partie de la vie du jeune homme, il était dessinateur, un élément me marqua, elle l'avait deviné. L'avait-elle connu vivant? J'en doutais. Elle n'aimait toutefois pas parler de la vie du jeune homme, je restais silencieuse, je ne posais aucune question, elle me donnerait les informations qu'elle désirait. Elle me confia une anecdote, le coursier avant fait tombé son café, la tache avait dessiné un beau visage, s'en était presque attendrissant. Elle avait aimé le connaitre, je levais les yeux de nouveau vers Deirdre, lâchant la photographie du regard. « Il est parti? Il y a longtemps? » Apparemment il lui manquait, elle possédait cette photographie et l'avait amené ici, c'était un fait. Elle m'avoua ne pas savoir écrire, je pensais le contraire, quiconque pouvait écrire. Elle savait photographier, je souris « Qu'aimes-tu photographier? » A part les morts, qui était certes son univers.

A la question de savoir s’il était parti, Deirdre haussa les épaules. Bien sûr qu’il l’était, les corps ne restaient pas éternellement à la morgue mais elle se souvenait seulement qu’un matin il n’était plus là. Isaac avait été emmené, certainement rendu à sa famille, afin d’obtenir de décentes obsèques. Mais il n’était jamais qu’un nom parmi une longue liste. Des dizaines, des centaines, d’individus, hommes, femmes et enfants, dont Deirdre avait fait le portrait. Avec chacun, elle avait des souvenirs. C’était curieux pour le commun des mortels, sordide même, mais bien naturel pour elle seule. « J’aime photographier les émotions. » Pour une fois, elle avait répondu sans le moindre détour, son regard planté dans celui d’Alice. « C‘est farouche, une émotion. Éphémère. Fugace. Instinctif. » Elle se mit doucement à sourire. « Ça ne ment pas. Mieux vaut une émotion que l’homme qui la supporte. » Soudain, la lueur dans le regard de la jeune femme changea du tout au tour, jusqu’à laisser paraître une sorte de courbe détermination. « Qu’écris-tu, toi ? »

Elle me parlait, je l'écoutais avec attention. Elle m'avoua aimer photographier les émotions, elle était douée, en quelque sorte. Je ne répondais pas, elle avait son regard planté dans le mien. Elle poursuivit donc « C‘est farouche, une émotion. Éphémère. Fugace. Instinctif. » Elle se mit doucement à rire, je ne pu que lui sourire, elle repris aussitôt « Ça ne ment pas. Mieux vaut une émotion que l’homme qui la supporte. » Je n'y avais jamais pensé, les émotions étaient quelque chose de trop compliqué pour moi, je n'en ressentais pas toujours, je ne savais pas les définir. Elle venait de me dire pourquoi elle photographiait, ce qu'elle capturait réellement, ça me laissait pensive, elle ne me laissa toutefois aucun répit puisqu'elle me posa la question suivante : « Qu’écris-tu, toi ? » Je n'avais pas besoin de réfléchir pour y répondre « Mes souvenirs ... Je les oublies, parfois ... tout le temps en fait ... » Ce n'était pas un journal intime, j'avais passé l'âge, non, c'était bel et bien un livre de souvenir, on y retrouvait des photos, des textes, des émotions que je délayais avec volupté sur ces lignes toutes tracés