Maintenant que j'y réfléchissais, pour réussir à me faire une idée objective de toute cette histoire ce dont j'avais besoin c'était d'une vue d'ensemble. Et quel meilleur endroit pour en obtenir une que la seule salle ici qui permettait d'avoir un œil partout à la fois ? Aucun, nous sommes bien d'accord. Du coup j'avais attendu une heure où je pourrais être à peu près tranquille pour embarquer bloc-note et stylo, j'avais même fait un détour par la cuisine pour me prendre une bouteille de bière parce que voilà, disons que ça aidait à la concentration. J'étais vraiment motivé à bosser sur le coup, peut-être aussi parce que ça faisait une semaine et demie que j'étais là et qu'il serait légèrement temps que je m'y mette, mais la dernière chose à laquelle je m'attendais en rentrant dans la pièce c'était de trouver un type avec le nez collé à un écran, littéralement. Avec les mains sur les oreilles et un regard limite satanique sur le visage, qui plus est ... Est-ce que c'était ça, est-ce que je venais de l'interrompre au milieu d'un rituel vaudou quelconque, ou plutôt au milieu d'une séance de voyeurisme à peine dissimulé ? Il avait fini par me remarquer en tout cas, et par s'éloigner de l'écran comme si ce dernier venait de lui foutre une baffe « Oui alors, c'est pas du tout ce que tu crois. » Ah oui ? On ne pouvait pas dire que les apparences jouaient en sa faveur pourtant, et bon moi au fond je m'en foutais un peu de ce qu'il était en train de faire, tant qu'il faisait ça dans son coin ... Enfin tout ce que je veux dire c'est que je n'avais pas trop envie de savoir, quoi. « Ah, et à ton avis qu'est-ce que je croyais, hm ? » Oui parce qu'on ne sait jamais, si ça se trouve lui et moi n'avions pas tout à fait la même chose en tête. En fait je ne savais même pas trop ce que je croyais, mais jusqu'à nouvel ordre j'allais me méfier de ce type quand il était dans les parages, juste par précaution ... Il cachait bien son jeu en plus, il n'avait pas une tête de satyre ou de psychopathe, il avait même l'air sympa. Bon, et maintenant il essayait de m'expliquer le bien fondé de la chose « Les apparences sont contre moi, je sais, mais je m'entraînais juste à lire sur les lèvres. » J'avais arqué un sourcil, restant un instant silencieux ... Il était sérieux, là, ou bien ? Parce que le doute était permis, excusez-moi de vous dire que c'était une excuse encore plus nulle que le dernier volet d'Indiana Jones. C'est dire. Et donc oui, de toute évidence il était très sérieux. « Et tu arrives à me lire là ? » que je lui demandais alors tout en articulant un « Mais bien sûr. » qui à lui seul prouvait à quel point je gobais le gros mensonge qu'il venait de me sortir. Non mais, lire sur les lèvres, alors qu'il avait le nez collé sur le décolleté de la pauvre candidate que je n'avais pas eu le temps d'identifier, j'étais pas né de la dernière pluie moi. « Bon allez, tu sais quoi, je vais faire comme si je te croyais pour cette fois, et tout ça restera entre nous. » Si je n'étais pas généreux dites donc. Posant mon bloc-note et ma bière, j'avais tiré la chaise à côté de la sienne et m'était installé l'air de rien. Je venais de promettre de ne pas révéler aux autres sa nature de voyeur - pour l'instant - alors j'estimais avoir légitimement le droit de m'installer avec lui sans avoir besoin de lui demander son avis. « Et tu t'appelles ... ? » que je lui demandais même finalement, avant d'ajouter non sans ironie « Je ne voudrais pas avoir à t'appeler "le pervers de la salle vidéo" devant tout le monde, tu vois. » Enfin moi ça me gênait pas plus que ça, c'était surtout lui qui voyait en fait.

Faut dire qu'à y repenser, il n'y avait pas trente-six raisons pour lesquelles la production aurait décidé d'installer une telle salle dans le nid, si ce n'était de satisfaire les pulsions de curiosité et de voyeurisme des candidats les uns envers les autres. Qu'est-ce machin raconte à mon sujet quand je ne suis pas là, qu'est-ce qui se passe au juste entre truc et bidule ... Bref, tout pour satisfaire la commère de base. Mais je n'allais pas cracher dans la soupe, étant donné qu'à moi aussi cette salle risquait de m'être un tant soit peu utile dans les semaines à venir ... Tout dépendrait du temps que je parviendrais à rester ici en fin de compte. Mais j'étais curieux donc, de savoir l'image que monsieur ici présent s'imaginait avoir renvoyé lorsque j'étais entré « Et bien, qu'en bon petit voyeur que je suis, je squatte la salle en fin de soirée pour me rincer l’œil sans prendre le risque d'être dérangé, je suppose ? » Laissant passer une ou deux secondes, j'avais répondu par un rictus signifiant que ouais, il n'était sans doute pas très loin de la vérité. Vous auriez pensé quoi à ma place, vous ? Même lui en avait conscience, la preuve. Après quoi il avait tenté de m'endormir avec une excuse particulièrement vaseuse et bancale, à laquelle j'hésitais à croire, sans d'ailleurs le lui cacher. « Oh bah, pour y arriver, j'y arrive oui. » D'accord, il n'était pas totalement nul pour lire sur les lèvres. Mais cela ne prouvait absolument rien. « Eh mais, je t'assure, je t'ai dit la vérité ! Je cherche juste à perfectionner mon anglais, et tous les moyens sont bons pour ça, c'est tout. » C'était déjà un peu plus plausible, tout de suite. Même si sa méthode d'apprentissage me semblait un peu bizarre, au fond chacun se démerdait bien comme il voulait. Ce qui d'ailleurs amenait une question qui était sortie de ma bouche sans même que je réfléchisse « Pourquoi, c'est pas l'anglais ta langue natale ? » J'y aurais cru pourtant, s'il ne m'avait rien dit. Son accent était mille fois meilleur que le mien, et que la plupart des autres non-anglophones avec qui j'avais discuté jusqu'à présent. J'avais fini par lui demander son prénom, à défaut de le surnommer le pervers, parce que ça ne faisait pas hyper bon effet. « Oui, non, appelle-moi plutôt Jorah. » Jorah, je note. C'était facile à retenir en plus. « Mais je te le répète, j'ai rien d'un pervers ! Je suis pas parfait, c'est clair, mais jamais j'irais me cacher pour ... admirer une demoiselle, tu vois. Vraiment, tu te trompes sur mon compte, mais je t'en veux pas, y'avait de quoi douter ... » Ça avait l'air de tellement l'inquiéter, ce que je pouvais penser, il avait l'air sur le point de nous faire une syncope ou presque. Et j'avoue que ça m'amusait un peu de le faire mariner dans son jus, juste pour voir ... Mais bon, pas trop longtemps non plus, j'étais pas cruel à ce point, hm. « Relax, relaaax ... Je te faisais marcher, c'est tout. Et tu admires bien qui tu veux, soit dit en passant. » Moi je ne jugeais pas après ... Elles étaient toutes majeures au fond, hm. Trop jeunes à mon goût pour une bonne moitié, mais voilà. Il avait fini par me retourner la question en tout cas, logique. « Et toi, au fait, c'est comment ? T'as pas l'air du genre à afficher les autres, en tout cas. T'as dit ça juste pour m'inquiéter, avoue ! » C'était l'effet blond ça parait-il, ça me donnait l'air sympa ... Parfois c'était utile, parfois c'était relou, mais de toute façon c'était comme ça alors j'avais eu le temps de m'y faire. Étirant un instant mes bras au-dessus de ma tête pour me mettre à l'aise, j'avais fini par répondre « Maxence. Et oui j'avoue, je me suis un peu payé ta tête ... Mais faut dire que t'as pas simplement marché, t'as carrément couru. » Si ça n'avait pas été le cas ça aurait tout de suite été mon divertissant de toute façon. Levant la tête vers les écrans j'avais laissé mes yeux allé de l'un à l'autre, certaines pièces étaient vides, un candidat fumait sur le balcon, deux autres discutaient sur la terrasse, un certain nombre d'autres s'affairaient entre la salle de bain et les chambres et s'apprêtaient à aller se coucher. Bref, rien de très passionnant ... Mais peut-être que Jorah, lui, avait eu plus de chance « Alors, t'as vu des trucs intéressants, pendant que tu apprenais à lire sur les lèvres de tes petits camarades ? » Et par intéressant je voulais dire vraiment intéressant, dans le sens utile. Dans le sens chasse aux secrets, tout ça ... Enfin voilà.

Autant il y en avait pour qui ce n'était pas hyper dur de deviner, autant dans le cas de Jorah on ne pouvait pas vraiment dire que sa nationalité soit écrite sur son front. Façon de parler bien sûr, je sais bien qu'on ne juge pas un livre à sa couverture. Mais puisque par habitude j'avais tendance à considérer tous ceux qui me semblaient parler anglais parfaitement (à travers mes oreilles de non-anglophone cela va sans dire) comme venant d'un des pays de diffusion de l'émission, je n'avais pas pu m'empêcher de poser la question au concerné pour tenter d'en savoir plus. Pour faire la conversation autant que par curiosité personnelle. « Je le parle depuis presque toujours, mais j'ai manqué de pratique. J'ai longtemps vécu seul avec ma mère, et elle ne parle qu'azéri, du coup je dois travailler pour rendre mon anglais plus fluide. » J’acquiesçais de la tête, je ne comprenais que trop bien sa difficulté à conserver des facilités dans une langue qu'il n'avait pas l'occasion de pratiquer de manière régulière. Cela demandait de la volonté et du temps libre, principalement, et nous ne manquions pas de cette dernière chose ici. « Azerbaïdjan ? » avais-je finalement demandé après avoir tiqué sur l'évocation de l'azéri. Parce que ce n'était pas le genre de nationalité que l'on s'attendait à croiser dans ce genre de programmes, disons. Probablement que si je n'avais pas passé autant de temps en Iran ou fait les études que j'avais fait je n'aurais même pas su ce qu'était l'azéri, en fait. Bon quoi qu'il en soit, j'avais estimé qu'il était temps de faire mon mea culpa et de lui avouer que je le faisais seulement marcher, quand je prétendais l'avoir collé directement et pour de bon dans la case pervers. « C'est pas grave, va. Il m'arrive de gober un peu trop de choses, ouais, mais pour ma défense t'étais quand même assez convaincant. » Vraiment ? Je devais vraiment avoir envie de le faire marcher alors ... Oui c'est vrai, sur le coup j'en avais vraiment envie. Mais en dehors de ça je n'étais pas connu pour mentir très bien, à vrai dire j'étais même plutôt ce genre de personne en qui on lisait comme dans un livre ouvert, pour garder l'expression. Et le genre de gamin qui te soutenait jusqu'à la fin qu'il n'avait pas mangé la dernière crème au chocolat malgré les moustaches de chocolat autour de sa bouche pour prouver le contraire. Mais si je m'améliorais c'était bon, dans un jeu comme ça je veux dire. Et d'ailleurs en parlant de jeu, j'espérais bien que les observations de Jorah l'avait mené à des trucs intéressants depuis qu'il était dans la pièce ... Histoire qu'on ne soit pas là pour rien quoi. « C'est un truc que tu dois savoir à mon sujet : j'ai le sens de l'observation d'un kilt, la plupart du temps. J'ai jamais les yeux au bon endroit, et je pourrais rater un troupeau de gnous s'ils passaient sur un écran. Oh et, pour ne rien arranger, je sais rarement faire deux choses à la fois. » J'avais laissé échapper un éclat de rire. C'était plus fort que moi, c'était le mélange du kilt, des gnous, et d'un type à peine capable de coordonner sa main gauche et sa main droite. Mais je doutais que notre ami Jorah en soit à ce stade-là, bien que peut-être un peu dans son monde il n'en semblait pas moins dégourdi. « Mais je suis presque sûr qu'en me concentrant un minimum ... Ah ! Tiens, regarde, ce type a délibérément évité de marcher sur la dernière marche des escaliers. Y'aurait anguille sous roche que ça m'étonnerait pas, tu vois. » Je laisse finalement mon regard glisser jusque dans la direction indiquée par le jeune homme, pour observer un type, de dos, disparaitre dans le couloir aux miroirs après avoir monté les escaliers. Un type que je n'avais pas reconnu, donc, un brun quoi, mais c'était pas comme si y'en avait qu'un seul ici alors. « Hm. » Me redressant sur ma chaise j'avais attrapé mon bloc-notes et mon stylo, prenant un air sérieux « Donc si on récapitule, rejet ostentatoire pour les dernières marches d'escalier. Ou de cet escalier-là juste, ils ont peut-être un compte à régler tous les deux. On ajoute à ça un goût pour les polos aux motifs plus que douteux ... parce que tu avoueras que les étoiles multicolores, là, ça passe dans le domaine du douteux une fois qu'on a passé onze ou douze ans, hein. » J'avais marqué une pause, faisant mine de réfléchir, avant de reprendre toujours sur le même ton gentiment pensif mais terriblement sérieux. Trop sérieux pour être honnête, donc. « Ou alors il ne supporte peut-être juste pas les nombres impairs. Ou pairs, j'ai pas vraiment compté le nombre de marches de l'escalier non plus. » J'étais décidément déchainé pour ce qui était de raconter des conneries ce soir, et pourtant je n'avais rien bu. Peut-être était-il d'ailleurs préférable que je ne décapsule pas la bière que j'avais ramené, du coup.

Spoiler:

Spoiler: