w/ palomaLa nuit a trouvé sa place dans le paysage depuis plusieurs heures, nous plongeant dans l'obscurité. Si je ne dors pas, c'est par simple envie de me retirer dans ma forteresse de solitude. J'ai préféré éviter la colocation car je pensais qu'il s'agissait d'une mauvaise idée. À l'époque, j'aurais dû cohabiter avec une seule personne. Ici, je suis coincé avec trente-et-une personnes. Je pense que je vais avoir besoin de cette bulle de solitude à de nombreux moments. Toutefois, je sais que je suis ici pour en profiter. C'est que je souhaite faire. C'est la façon dont je voyais mon aventure. Mais il y a toujours un décalage entre la réalité et le rêve. Je pense peut-être à tout ça trop tôt. Je soupire avant de me déloger de ma cachette (si on peut appeler ça ainsi), je retourne vers des endroits plus vivants. C'est sur mon chemin, alors que je passe près de cette grande fontaine, que je croise une autre candidate. C'est Paloma, dont le visage me semble presque le seul familier dans toute cette flopée de candidats. Sûrement parce que j'ai eu l'occasion de la rencontrer durant les castings. Je la salue d'un mouvement de la main, les lèvres pincées. "Bonsoir" j'ose alors dire en français, même si c'est bête. Ce n'est pas comme si je la croisais pour la première fois de la journée. Je suppose que la formule de politesse vaut mieux que le silence.

Le problème avec la mélancolie, c'est que c'est un vague à l'âme. Comme une vague, ça s'en va parfois mais ça revient inexorablement s'écraser sur les rochers et ce soir c'est le cas. Il lui manque, il lui manque à en crever et tout le reste devient dérisoire. Ce soir, elle a flotté au-dessus des autres, loin, très loin de leurs considérations et autres bavardages. Elle ressent juste le besoin de s'isoler et de se retrouver avec ses propres pensées même si elles sont tristes et nouent fermement ses entrailles dans son ventre qui a mal d'avoir trop aimé en vain. Assise sur la fontaine, Paloma laisse le bruit apaisant de l'eau chasser son chagrin. Bien sûr, ça marche pas. Elle a le regard brouillé de ceux qui pourraient chialer et la lèvre qui tremble contre son gré. Mais elle résiste, Paloma, parce qu'elle a pas envie de pleurer. Pas quand elle est à l'autre bout du monde, pas en sachant qu'il voudrait pas la voir pleurer pour un homme. Surtout pas pour lui. Alors elle serre les dents, serre la mâchoire et se contente de glisser l'une de ses mains dans l'eau de la fontaine. Elle forme des arabesques, se concentre sur elles, sur le clapotis de l'eau et rien d'autre. Ca fonctionne pas vraiment mais c'est pas grave, c'est mieux que rien. Absorbée, Paloma met quelques longues secondes à entendre le 'bonjour' prononcé par Noah. Elle sent son coeur cogner fort contre sa poitrine, retentir jusqu'à ses oreilles mais elle prend sur elle pour relever sur le candidat l'ombre d'un sourire. Il fait pâle figure, on dirait un reflet dans l'eau, le genre de mirage, d'illusion qu'un rien peut faire vaciller mais c'est tout ce qu'elle peut offrir pour l'instant. « Bonsoir. » rétorque-t-elle d'une voix moins claire qu'elle l'aurait voulue. Paloma a le coeur qui renverse et c'est dur de le dissimuler. Mais c'est encore plus dur d'apparaître ainsi devant quelqu'un, elle généralement si détachée, si aérienne, loin de faire dans les confessions. « Viens t'asseoir près de moi » dicte-t-elle en rangeant ses longues jambes étirées de tout leur long sur la pierre. Après tout, elle n'a encore jamais vu Noah faire un réel pas vers l'un des candidats alors elle ne va pas briser ce maigre progrès sous prétexte que ce soir, c'est plus dur que les précédents.

Il me faut toujours un certain temps pour m'habituer aux gens. Ça ne se fait pas rapidement dans mon cas, ça ne se fait pas en un clin d’œil. Beaucoup ne me laissent pas le temps de m'adapter. Comme si je devais être aussitôt disposé à tout et n'importe quoi, à être ce qu'ils veulent que je sois, sans quoi il est inutile de s'attarder plus longtemps sur moi. Je ne leur en veux pas, je comprends bien. Moi-même, si j'avais le choix, je me laisserais de côté et je ne chercherais pas plus à perdre de précieuses minutes de ma vie sur un être si peu intéressant. Je ne sais pas comment ça va se passer ici. J'ai tendance à penser que ça va être différent. Tout est différent ici. Je ne m'attends pas pour autant à obtenir plus de patience ou de gentillesse que d'ordinaire. Ce n'est que la continuité de nos vies, à tous. Et si eux ne peuvent pas m'accorder trop de temps, de mon côté, je ne peux pas accélérer le processus d'adaptation. Je veux bien tenter de ne pas éviter les autres candidats comme s'il s'agissait de la peste. C'est aussi pour cela que je salue Paloma. J'aurais pu continuer mon chemin, c'est bien vrai, mais cela m'aurait paru froid et distant. Ce que je ne pense pas être. Elle me répond. Il y a un petit quelque chose dans son attitude que je trouve différent, sans savoir dire quoi précisément. Cela vient sans doute du fait que je ne la connais encore que très peu. Je ne sais même pas ce qu'elle fait dans la vie. Comment pourrais-je prétendre déceler le moindre changement chez elle. Elle m'invite alors à venir prendre place à côté d'elle. "O, ok " je balbutie en me rapprochant de la fameuse fontaine. Je m'installe non loin d'elle, tout en laissant une distance qui me paraît raisonnable entre nous. "Qu'est-ce que..." je me lance sans savoir ce que je vais dire. Je laisse ma voix en suspens, la bouche toujours ouverte. "... tu fais là, toute seule ?" je termine alors comme si j'avais été mis sur pause pendant cinq secondes. Une petite voix mesquine dans la tête me rappelle que je suis vraiment un imbécile.

Contempler le visage de Noah, qui lui en rappelle un autre, ça n'aide pas à faire fondre la boule d'angoisse qui lui cisaille le ventre et plombe son moral. Au contraire. Voir un autre visage se superposer au sien, ça fait même plutôt mal. Mais c'est un mal nécessaire, le genre de mal qu'on apprend à chérir à terme. Un peu comme la cicatrice moche qui lance de temps à autres mais qu'en règle générale, on aime bien. Elle rappelle un souvenir, elle rend unique de par son existence et puis on s'y est fait. Noah, c'est un peu tout ça et il ne le sait pas vraiment. Tant mieux sans doute. Il s'assoit près d'elle et Paloma se concentre pour afficher un visage moins contrarié. C'est plutôt facile, elle possède un visage tout doux de poupée et des traits fins qui respirent pas vraiment la tristesse. Au mieux, la mélancolie. Mais c'est joli la mélancolie, non ? Elle le regarde s'asseoir près d'elle en silence, sans rechigner et croit bon d'ajouter : « Je pensais pas que tu t'arrêterais » qu'elle note simplement d'une voix douce comme un carillon sans l'enthousiasme. Paloma lui offre un faible sourire, une esquisse de façade et ajoute un « Tu m'en vois flattée » dont elle laisse volontairement planer la fin, en suspens. Elle essaye de faire bonne figure, de pas lui imposer une détresse qui la glace et ça marche plus ou moins. Ca marche à l'extérieur, mais à l'intérieur tout est en train de s'écrouler sur soi-même, en silence, comme un joli château de cartes trop fragile pour pas inéluctablement se casser la gueule. Paloma a froid et ses bras fins viennent entourer son ventre à la recherche d'un peu de chaleur. La question de Noah la surprend, à vrai dire elle pensait pas qu'en plus de la saluer, il oserait poser une question. Elle relève un visage sincèrement surpris vers lui et hausse les épaules. « Je m'isole... ça fait du bien parfois, tu ne trouves pas ? » En l'occurrence, non, là ça lui fait pas du bien mais Paloma n'avait pas envie de partager son trouble, son humeur morose et la tristesse qui l'accable avec une trentaine d'inconnus qui a) s'en foutent et b) ne penseront sans doute qu'à lier son état à son secret pour mieux lui tirer les vers du nez. « Et toi ? » Elle lui retourne naturellement la question avant de dévisager une nouvelle fois son visage qui a toujours l'air un peu penaud, comme s'il était désolé d'être là, d'exister. Il a pas de quoi pourtant, Palome le sent. Elle en est même persuadée.

Elle ne pensait que que je m'arrêterais. Cette phrase reste dans mon esprit un certain temps, mon cerveau essaye de la décrypter. Qu'est-ce qui peut lui faire penser une telle chose ? Je ne suis pas des plus sociables ou des plus habiles en public et en conversation, c'est bien vrai. Cependant, je ne pense pas être totalement impoli non plus. À moins d'en faire vraiment qu'à ma tête et d'être perturbé par une humeur exécrable, je m'arrête toujours lorsqu'on décide de m'adresser la parole. M'accorder un peu de temps est une chose telle rare que je profite lorsque ça arrive. De plus, je n'ai rien contre Paloma. Ça aurait été bête de continuer mon chemin. Elle se dit aussi flattée de cette attention que j'ai accepté de lui accorder. Il n'y a vraiment pas de quoi être flattée de quoi que ce soit. Ce n'est que moi, Noah. Même si je ne m'étais pas arrêté, je doute que ça aurait eu le moindre impact sur sa vie. Ça n'aurait pas été grave, dans le fond. Je ne sais quoi répondre alors je me tais, tout simplement. Je lui demande ensuite ce qu'elle fait toute seule, ici. Elle me répond qu'elle s'isole, que ça fait du bien parfois. Elle prêche un convaincu. Je sais à quel point la solitude peut être agréable. Je connais aussi son autre facette, je sais qu'elle peut être pesante et agaçante. Je le sais, parce que je l'ai vécu plus d'une fois. J'esquisse un mouvement de la tête, censé lui prouver que je comprends très bien ce qu'elle veut dire. Elle me retourne aussi la question. Je cherche une réponse tout en regardant devant moi. "S'isoler, ça fait du bien parfois." je dis alors, utilisant ses propres mots. Je pense que je ne peux pas exposer la chose mieux que ça. J'ai besoin de m'isoler, je doute que je n'en ressentirais plus le besoin un jour. J'ouvre la bouche pour parler une nouvelle fois, j'hésite et puis je me lance. "Quand je m'isole, j'ai toujours une bonne excuse pour. Là, c'est parce que je dois m'habituer à vivre en communauté, mais que ce n'est pas facile. Quelle est ton excuse ?" Je ne lui ai pas parlé de moi juste pour parler de moi, c'est évident. Je veux savoir ce qui la tourmente, ou au moins ce qui l'a poussée à s'isoler. Je sais par expérience qu'on ne s'isole pas que pour le fun.

La réponse de Noah fait écho à la sienne et Paloma coule sur lui un regard brillant, troublé par les sanglots qui menaçaient de s'échapper il y a peu, mais surtout presque maternel. Oui, elle a aucun problème à l'imaginer aimer s'isoler, il le porte sur lui et sans doute en lui. Avec cette chape de modestie qui le plombe et la timidité collée à ses pompes qui l'alourdit, Noah a l'air de la cible parfaite pour la solitude. Vous savez celui qui aime tant rester seul qu'à terme la solitude elle-même devient comme une présence. Une présence pesante, de trop, de laquelle on se passerait bien. La solitude c'est un cercle vicieux et c'est mauvais, elle le sait Paloma. Elle le sait mais parfois, de temps en temps, elle la recherche. Quand elle n'a pas envie de se reposer sur les autres, quand elle n'a pas envie de bonne figure alors qu'en elle tout se casse la gueule, elle recherche ses bras accueillants et s'y love. Ca fait du bien d'être seule, tant que ça s'éternise pas trop. Surtout lorsque, comme elle, on aime bien trop les autres pour s'en priver sur le long terme. Elle opine du chef, en silence, parce qu'elle voit pas quoi ajouter d'autre et pour une fois, n'a pas le coeur à lancer une conversation, à poser des questions un peu trop profondes ou intrusives et à attendre, le coeur battant, qu'on lui réponde. Paloma se contente de caresser le visage de Noah de ses yeux de chat, tout doux, et d'attendre. D'attendre que ça passe, que sa chaleur la réchauffe, que sa présence lui inflige le coup de fouet nécessaire pour qu'elle se reprenne en main, chasse sa peine, la terre au plus profond d'elle-même et reprenne le dessus sur ses pensées moroses. C'est son truc, à Paloma. Tout garder en elle. Elle rejette tout en bloc, le verrouille, l'enferme au plus profond de son être et jette la clef. Elle oublie, mais en elle, ça gronde. A force d'enfermer ses humeurs moroses, les petites bises deviennent grandes, elles se mêlent entre elles jusqu'à devenir un ouragan, une tornade. Un truc si fort qu'il implose en elle, se déverse partout et éructe. Paloma c'est ça. Une bombe à retardement qui peut péter du jour au lendemain, souvent pour rien. Sans raison. Juste parce que tout est en elle depuis trop longtemps et qu'il suffit d'une minuscule goutte d'eau pour que le vase déborde oui. Mais explose surtout. La voix toute douce de Noah, hésitante, pénètre ses oreilles et elle se recentre sur lui. « C'est la première fois ? » qu'il doit vivre en communauté, cqfd. « T'as l'air facile à vivre, ça ira mieux bientôt » promet Paloma d'une voix suave mais un peu éteinte tout en le pensant sincèrement. Noah a l'air calme, Noah a l'air discret, agréable, serviable, elle l'imagine pas en train de rechigner à prendre son tour en cuisine ou en train de déclencher une engueulade monumentale pour rien. Bien sûr, quand on est pas habitué à vivre en communauté, c'est pas facile, Paloma peut en témoigner. Mais y'a des caractères qui se fondent mieux dans ce genre d'expérience que d'autres. Noah lui retourne sa question et le silence reprend ses droits. Il s'installe, pesant, sur leurs épaules et écrase comme du plomb. Elle a les lèvres closes, Paloma, et puis finalement elles s'entrouvrent en délicatesse comme un bouton de rose pour laisser glisser quelques mots. C'est peu, mais c'est déjà beaucoup à la fois. « J'ai le cafard » C'est moche comme expression, c'est moche mais c'est délibérément réducteur, alors ça lui va. Parce que Paloma n'a pas le cafard, si elle avait quelque chose en elle, là, maintenant, ça serait plutôt du genre létal. Une veuve noire, par exemple. Ca sonnerait mieux.