+ mallaury

Gaëtane est vraiment nulle en cuisine, ce n'est pas nouveau. C'est une de ces choses approximatives et trop artistiques en lesquelles elle est vraiment nulle, comme le dessin, ou la danse. Cette chanson qu'elle a écrite la semaine dernière est bien la première chose un peu artistique qu'elle a créée dans sa vie. Alors pour ce midi, elle s'est découpé une demi-baguette, l'a tartinée de beurre et y a glissé une tranche de jambon et du fromage.
Il fait beau, aujourd'hui. Alors elle a bien envie d'aller se promener, profiter du paysage et du soleil. Gaëtane attrape son sandwich et une bouteille d'eau, et file vers la plage, vêtue de son short en jean et d'un tee-shirt court tout simple, pieds nus. Elle passe devant une des tables du jardin quand un objet retient son attention. Tiens, un Rubix' Cube. Ca fait longtemps qu'elle n'a pas touché à ce petit cube coloré. Elle l'attrape alors au passage, et file à sa destination initiale.
La mer est calme, d'un bleu magnifique, brillant avec le soleil. Gaëtane s'assoit dans le sable, plante sa bouteille à côté d'elle, et savoure son déjeuner en scrutant l'horizon. C'est calme, c'est silencieux, elle apprécie. Une fois son sandwich fini, elle prend une gorgée d'eau, et son regard est à nouveau magnétisé par le Rubix' Cube. Gaëtane l'attrape et se met à tourner. Elle cherche à retrouver la technique, les calculs qui faisaient que, quand elle était plus petite, elle pouvait en résoudre un en une minute. Elle tourne et retourne les rangées de cubes colorés depuis quelques minutes quand elle aperçoit Mallaury s'assoir à côté d'elle. « Bonjour... » fait-elle, le regard rivé sur son casse-tête, hypnotisée, « tu sais les résoudre ? » ajoute-t-elle en désignant le cube au candidat, avec une étincelle de curiosité dans le regard. L'effet scientifique, sans doute, l'adrénaline qui fusait dans son sang quand on la met face à des équations ou des chiffres.

Mallaury s'installe à côté d'elle dans le sable. Ce n'est pas très poli mais elle ne détourne pas le regard du Rubik's Cube, même si elle essaie de le saluer dans les règles de l'art quand même. Son cerveau est beaucoup trop accaparé par le petit casse-tête en plastique. D'ailleurs, le candidat avoue ne jamais avoir essayé d'en résoudre. Elle ne répond pas tout de suite aux questions, elle se contente d'écouter en murmurant des chiffres pour elle-même. Son côté Asperger se ressent, à ce moment-là. On s'aperçoit pourquoi les médecins l'ont qualifiée de surdouée autistique dès son enfance. Même si ca reste un autisme léger. On la perd, elle décroche, et elle s'enterre dans les méandres de son propre cerveau, trop compliqué même pour sa propre personne. La dernière question de Mallaury la fait redescendre un peu sur terre, elle lève les yeux très brièvement pour répondre. « Je l'ai trouvé sur la table tout à l'heure... » fait-elle, avant de se concentrer à nouveau sur l'objet. Mais ça réveille des souvenirs qu'elle n'a pas - ou pas encore ? - oubliés, finalement, et elle se met à parler tout en tournant les rangées de cubes rapidement. « Quand j'étais petite, je pouvais en résoudre un en une minute. » Elle aimerait bien retrouver cette capacité, d'ailleurs, alors voilà, elle est là, à essayer de retrouver la technique qui la rendrait invincible à ce jeu quand elle avait dix ans. « Les producteurs de télévision aimaient beaucoup ça, alors je le faisais souvent... » ajoute-t-elle. Ca faisait fureur sur les plateaux, compte à rebours et public en ébullition à la clé. Simple, efficace, une gosse de dix ans qui terrasse des champions de Rubik's Cube en direct, ça fait son effet en audiences. « Mais j'ai un peu oublié alors... » Et puis un déclic se fait sentir, elle se redresse légèrement, un sourire sur les lèvres. Elle a retrouvé la clef du casse-tête, à force d'essayer. « Ah, voilà. » Elle finit par bouger ses mains de plus en plus rapidement, très méthodique. « Il faut compter et observer. Un, deux, trois, quatre... » fait-elle en essayant de montrer l'exemple à Mallaury, mais elle se perd encore et va plus vite qu'elle ne devrait. Parce que ça coule de source pour elle, alors ça va vite, et elle oublie un peu qu'elle n'est pas toute seule. D'ailleurs, elle s'en rend compte. Gaëtane termine le casse-tête, maintenant uniforme sur chaque face, et le tend à Mallaury. « Je suis vraiment très nulle pour expliquer... » fait-elle d'un ton gêné. Elle n'a été d'aucune aide pour que le candidat réussisse à finir un jour un Rubik's Cube, mais c'est le genre de choses pour lesquelles il lui est très difficile de s'adapter. Vraiment pire que la vie en société.

Mallaury tique sur l'évocation des producteurs. Elle se rend compte qu'à part peut-être à Jaheim lors de leur longue discussion, elle n'a jamais vraiment parlé de son histoire et de son enfance aux autres. Ce qu'ils savent ne remonte pas plus loin que son accident, et encore, ils n'en savent pas grand chose. Elle ne décroche pas du Rubik's Cube, même terminé, qu'elle fait tourner lentement entre ses mains, comme fascinée par l'objet. « Je faisais beaucoup d'émissions de télévision quand j'étais petite, parce que je pouvais résoudre des équations difficiles, et ça rapportait beaucoup d'argent à mes parents... » fait-elle d'un ton neutre, le plus naturellement du monde. Elle le sait bien, ce n'est pas commun comme enfance, à vrai dire, rien en elle n'est vraiment normal, en bien comme en mal. C'est comme ça qu'elle trouve son équilibre, en quelques sortes. Dans l'anormalité. Mallaury avoue ne pas avoir d'intérêt dans ces casse-têtes. Elle hausse les épaules. « C'est intéressant pourtant. » Enfin, c'est ce qu'elle pense. Elle préfère lire un bouquin de mathématiques plutôt qu'un roman du dix-neuvième siècle, mais ça, c'est son tempérament. Elle est comme ça, c'est une scientifique plus qu'une artiste. Et les moindres prémices de créativité dont elle fait preuve ne sont basées que sur son côté scientifique. « Je crois que j'ai appris toute seule... » fait-elle d'un ton hésitant en repensant au Rubik's Cube et au jour où elle avait compris comment faire pour les résoudre. En fait, elle n'avait pas grand chose à faire, en étant petite. Elle passait son temps entre l'école, les émissions, et la maison. Pas d'amis. Pas de jeux, ses parents considéraient qu'une promenade ou un tour de manège, ce n'était que perte de temps et pas assez lucratif. « Tu faisais quoi, toi, quand tu étais petit ? » demande-t-elle, suivant le fil d'Ariane de ses pensées, tranchant un peu avec la conversation sur le Rubik's Cube. Sa question est vague, elle s'en rend compte, alors elle se corrige. « Je veux dire... quels jeux tu préférais... si tu avais des amis... » ajoute-t-elle en choisissant ses mots. Elle veut bien savoir ce à quoi ressemble une enfance normale, avec des parents qui se soucient de leur enfant plus que dans une dimension business. Ca n'a jamais aidé son Asperger, tout ça. Elle n'a pu que s'enfoncer encore plus dans son univers, ses décomptes, ses analyses, pour pouvoir comprendre les choses toute seule, puisque personne n'était là pour lui expliquer.

Mallaury essaie de plaisanter, elle s'en aperçoit bien. Sauf qu'elle ne sait jamais quoi répondre, aux plaisanteries. Elle n'est pas comme Ghika qui a toujours une autre plaisanterie à rajouter, en cascade. Elle se contente d'avoir un léger sourire, un peu timide, comme pour dire qu'elle a bien compris l'intention. Et puis elle secoue la tête en guise de négation. « Non, ils ont tout gardé. » Cupides, égoïstes. Avoir Gaëtane n'avait été qu'un pauvre accident, pour ces gens qui ne voulaient pas dépenser un euro sur un gosse, mais il faut croire que dans leur malheur, la vie les a bien gâtés. Elle aurait pu être idiote ou normale, et finir en foyer pour délinquants parce que grandir sans être vraiment aimée, pour un gosse normal, ça touche. Mais ils ont eu de la chance. Non seulement elle s'en fichait, mais en plus, elle leur a été utile. La vie fait bien les choses. « Mais ca m'est égal. Ils ont fait leurs choix, c'est du passé, alors ça m'est égal, » ajoute-t-elle en haussant les épaules. Elle n'a aucun lien, aucune affection pour ces personnes que l'on appelle ses "parents". Elle considère plus Diane comme sa mère que la femme qui l'a mise au monde. Ca lui est égal. Elle n'est pas malheureuse. Elle ne l'a jamais vraiment été, en fait. Peut-être en étant bébé, et puis, en grandissant, ses parents sont devenus des étrangers. Elle trouve son énergie dans d'autres choses qu'une famille. Mallaury lui, a l'air d'avoir eu une enfance classique. L'évocation des jouets fait réfléchir Gaëtane qui essaie de visualiser ce qu'aurait été son enfance si ca avait été différent. Ses yeux se perdent vers l'horizon, elle ramène ses jambes contre sa poitrine et appuie son menton sur ses genoux. « Je vois... » fait-elle, pensive. « Tu préférais t'amuser avec quoi, alors ? » demande-t-elle, en écho à ce que dit Mallaury. S'il avait beaucoup de jouets mais ne s'y intéressait pas, il devait bien s'occuper avec quelque chose d'autre. D'ailleurs, il dit ne pas avoir été un enfant bavard et que peut-être ils se seraient bien entendus. « Peut-être... » fait-elle, toujours pensive. En fait elle n'en sait rien, elle ne sait pas comment elle aurait réagi au fait d'avoir un ami quand elle avait six ou sept ans. Elle ne saurait jamais, à vrai dire. « Je n'avais pas d'amis parce que les enfants de ma classe me trouvaient "bizarre"... et puis je passais beaucoup de temps à Paris pour les émissions. » Histoire de justifier ses questions. Et d'expliquer les choses, aussi. Ca en dit long sur qui elle est. C'est peut-être pour ça qu'elle n'en veut pas tant que ça à ses parents. Elle est ce qu'elle est, et elle n'en n'est pas malheureuse, c'est comme ça. « Mes parents trouvaient que c'était une perte de temps, de jouer. » Des excuses, des trajets en train, des repas passés dans le silence et des nuits d'hôtel solitaires. Des producteurs peu agréables, des scripts à jouer, un faux public qui applaudit sur demande. Voilà. Cela dit, l'évocation des jouets lui rappelle quelque chose, qu'elle a un peu oublié, mais cet oubli a plus à voir avec son ancienneté que l'accident. « Je me souviens que ma grand-mère m'a offert une poupée, une fois. C'est le seul vrai jouet dont je me souviens... après, quand j'ai commencé à passer à la télé, tout le monde m'offrait des livres. Alors... je m'occupais comme je pouvais. Je lisais des livres de sciences que l'on m'offrait, et j'observais. Je le fais toujours... » fait-elle, reposant un regard neutre vers Mallaury. Elle avait le tempérament pour prendre son mal en patience, lire, et observer les choses. Compter, tout compter, toujours. Les dalles de carrelage du salon, les étoiles dans le ciel à travers sa fenêtre. Les caméras dans le jardin du Nid de Fake Lover, aussi. Mallaury évoque une question sur son âge. Elle acquiesce. « Je vais avoir vingt-quatre ans le mois prochain, » fait-elle sobrement, énonçant les faits en guise de réponse.

Mallaury a l'air de retenir ses mots, sur ce que Gaëtane dit, mais c'est peut-être mieux comme ça. Elle n'est pas venue ici pour que l'on se mette à juger des choses qu'elle ne peut pas changer, qu'elle les approuve ou non. Elle n'est pas là pour venir parler de ses parents, elle est là pour elle, et c'est tout. Peut-être un peu pour Diane qui s'inquiète, un peu pour les associations à qui elle veut donner le potentiel argent qu'elle peut gagner, mais c'est tout. Apparemment, Mallaury s'amusait avec des choses simples, étant petit. C'est un peu ce qu'elle faisait aussi, dans un sens, parce qu'elle n'avait pas trop le choix. Elle approuve d'un léger hochement de tête. « C'est bien. Tu devais avoir beaucoup d'imagination. » Les enfants qui jouent de la sorte ont besoin de beaucoup d'idées pour s'amuser, se fabriquer un contexte ludique. Alors oui, Mallaury devait être un enfant très créatif. Elle, c'était différent, mais à vrai dire, beaucoup de choses étaient différentes. Il évoque la solitude de la condition de Gaëtane, mais elle secoue la tête avec une moue en guise de négation. « Oh non, pas vraiment. J'ai toujours bien vécu la solitude, je crois que c'est grâce à mon syndrome d'Asperger, » fait-elle en haussant les épaules. Elle n'avait pas besoin des autres. Dans son esprit scientifique extrême, tout était clair et net, tout était précis. Elle n'avait pas laissé de place aux sentiments, pas jusqu'à très tard. Pas jusqu'à ce qu'elle voie autre chose que la vie avec ses parents, en fait. « Je crois qu'ils pensaient que lire plus de livres, c'était un moyen pour moi d'enrichir mes compétences et de ne pas perdre mes connaissances... » fait-elle d'un ton neutre en réfléchissant à propos des cadeaux très littéraires qu'on lui avait fait en étant petite. En fait, ses parents ne lui offraient rien, c'était sa grand-mère, décédée un peu plus tard, ou les producteurs, leur agent pour les apparitions à la télé, ses voisins. D'ailleurs, Mallaury évoque son anniversaire. C'est vrai que si elle reste ici jusqu'au trois décembre, elle le fêterait dans le jeu. Encore faut-il qu'elle reste dimanche, rien n'est moins sûr. « Je n'ai jamais vraiment fêté mon anniversaire... » fait-elle d'un ton pensif. « Depuis que j'habite à Quiberon, Diane fait un dîner spécial et un gâteau... elle n'a pas trop les moyens de m'offrir des choses. Mais ca m'est égal, c'est gentil quand même. » Elle n'est pas vraiment matérialiste, voire pas du tout. Elle n'a pas besoin que Diane lui offre des cadeaux pour savoir qu'elle est là pour elle et que c'est quelqu'un pour qui elle peut compter, comme une figure maternelle un peu tardive. « Je ne sais pas trop ce que c'est, une fête d'anniversaire, alors... » ajoute-t-elle avec un sourire timide, en haussant les épaules. Elle ne peut pas savoir si elle aime ou si elle n'aime pas, elle n'en n'a jamais eu. Mallaury n'a pas l'air d'aimer, lui, mais c'est une personne différente.