Paloma se lève généralement tôt mais cette semaine elle fait en sorte de se réveiller aux aurores pour profiter un maximum des dernières journées qui passent beaucoup trop rapidement et s'écoulent entre ses doigts sans qu'elle puisse les rattraper. Ce matin n'échappe pas à la règle et après avoir admiré le lever du soleil sur la plage, Paloma est allée courir. Une petite course de rien du tout pour se vider la tête et délasser ses muscles, loin des sprints chaotiques qu'elle s'impose quand ça va pas, pour tuer le mal-être en infligeant à tous ses membres une douleur telle que ses pensées disparaissent. Elle s'élance jusqu'à la falaise en quelques longues foulées, s'étire à l'aide du banc qui fait face à l'immensité de l'océan et repart jusqu'au nid à un rythme soutenu mais pas agressif pour quelqu'un d'un tant soit peu sportif. Courir lui fait du bien, à Paloma. C'est penser à rien d'autre qu'à mettre un pied devant l'autre, qu'à aligner les pas et les inspirations - expirations, le tout à un rythme décent. Elle aime le bruit de ses foulées qui martèlent le sol, sentir la pointe de ses cheveux remontés en queue de cheval effleurer sa nuque et calquer sa respiration au rythme harmonieux de ses battements de coeur. Parcourir le nid en courant lui fait réaliser la taille réduite de leur habitat en forme de cocon et Paloma a l'impression de vivre dans une maison de poupées qu'on va bientôt balancer dans l'immensité du monde réel, sans mode d'emploi. C'est un peu angoissant comme constat et elle fait taire ses doutes sous une douche chaude, parfaite après l'effort. La salle d'eau est vide ce qui relève du miracle à cette heure matinale et si elle n'ambitionnait pas de passer le plus clair de son temps à profiter de ses derniers instants ici, Paloma aurait pu rester une heure sous l'eau chaude, à sentir les gouttes brûlantes glisser le long de ses courbes sinueuses. Sauf que c'est la fin et qu'elle, elle préfère se repaître de ses camarades. Alors elle abandonne ses rêveries vaporeuses, s'enroule dans une serviette toute douce et abandonne les lieux, ses affaires de sport à la main. C'est direction le dressing que la guident ses pas, sauf que le couloir des mirages fait encore des siennes. Avec ses miroirs et ses lumières à la con Paloma voit pas la silhouette qui arrive face à elle et c'est la collision. De surprise, elle aurait pu esquisser un geste brusque et perdre sa serviette - comble du ridicule - mais ce sont juste ses fringues qui se cassent la gueule et s'éparpillent sur le sol. Paloma pourrait les ramasser sauf qu'après s'être machinalement massé la tempe ses prunelles avisent Aaron et les vêtements passent au dernier plan. Parce que c'est lui, parce que c'est une rencontre brutale mais nécessaire et surtout parce qu'ils ont pas échangé un mot depuis le prime. Pas un seul. Et ça l'angoisse, Paloma. Pas seulement à cause de ce qu'ils partagent et qui les éloigne mais aussi à cause d'Adnan, Anna ou peu importe comment il faut l'appeler maintenant. En plus de détruire Mallaury, la déflagration a soufflé Aaron aussi, elle imagine et elle a besoin de savoir comment ça va, comment il réagit s'il tient l'coup avant qu'ils s'expliquent. Aaron la salue et Paloma souffle un « Bonjour... » de circonstance qu'est pas plus assuré que le sien. Ses yeux chatoyants accrochent le regard d'Aaron à la recherche d'un indice sur son état mais ce foutu couloir l'empêche d'analyser le noisette de ses iris. C'est peine perdue et elle n'a plus qu'à se suspendre à ses lèvres, à ses mots, pour comprendre un peu ce qu'il ressent. Et Aaron ouvre les hostilités en entrant directement dans le vif du sujet. Ses mots ont beau être cotonneux, doux, susurrés, hésitants, ils restent pas moins des projectiles acérés qu'atteignent tous leur cible parce que ce sujet, il est sensible. Il est plus que ça en fait, il est à vif. Paloma est plongée des semaines en arrière et elle revoit précisément la scène. Elle, ce putain de piano qui suintait Antoine par toutes ces touches, sa nausée et la décision mûrement pesée qu'elle venait d'acter qui avait ouvert les vannes de son chagrin. D'une peine immense, d'une détresse innommable qui colle à la peau et file des semelles de plomb. Aaron est venu comme un rayon de soleil un soir d'orage et si ses pleurs ou ses tourments ne se sont pas trouvés épanchés, sa présence lui a été bénéfique. Elle le sait, Paloma. Elle s'est perdue entre ses bras, raccrochée à lui comme à un phare dans la tempête a passé la nuit entière tout contre lui, à rechercher un peu de chaleur humaine, de réconfort dénué de jugement mais aussi la certitude d'avoir pris la bonne décision. Le genre de certitude qu'existe pas. La mélodie lancinante des regrets continue son oeuvre en elle et Paloma n'arrive pas à la mettre en sourdine. Elle pense avoir fait le bon choix mais il reste un doute qui fout tout en l'air. « Je sais pas ce que j'aurais fait sans toi ce soir là... je crois que je me serais défilée » qu'elle avoue sans détour ou détourner les yeux. Elle balance ça avec un détachement feint, une distance qu'elle ressent pas mais qu'elle est forcée d'imposer pour pas s'noyer dans sa peine et ce choix qui lui pèse. « J'ai fait au mieux, j'ai essayé d'y réfléchir et de prendre la meilleure décision, la moins égoïste, mais je peux pas m'empêcher de me dire que je me suis peut-être plantée. Tu... tu penses qu'il aurait aimé avoir un autre enfant ? » C'est affreux de demander ça à Aaron, de le rendre garant de son humeur, de sa stabilité. C'est lui donner un projectile et l'armer pile en plein coeur d'la cible. Il a plus qu'à tirer. Il suffit qu'il lui dise que oui, il le pense, pour que la bombe l'éparpille. Même si Paloma le croit pas, même si elle estime le connaître suffisamment pour s'dire qu'Antoine n'aurait pas voulu un enfant en se sachant condamné si Aaron dit l'contraire, elle sait que le doute la gangrènera. « Je t'ai même pas demandé comment tu allais après le prime et Adnan... ça va ? » ose-t-elle demander d'sa voix qui s'impose jamais, toute douce. Paloma le fixe de ses prunelles concernées, soucieuses, de ses yeux trop tendres qui s'inquiètent pour tout et tout le monde. Mais elle a besoin de savoir, avant d'entamer des explications nécessaires. Elle a besoin d'être certaine qu'il peut les encaisser.