J'abandonne Ranja finalement, la laissant s'éloigner je ne sais où dans une direction différente de la mienne. Moi, tout ce dont j'ai envie, c'est d'un livre. Un bouquin probablement mille fois plus intéressant et distrayant que la majorité des candidats du jeu. Ils ne sont que très peu à retenir mon attention pour être honnête, et le manque total d'implication dans des prétendues relations n'aide évidemment pas. Mais je n'en ai pas grand chose à foutre, puisque peu importe combien de semaines je vais passer dans ce domaine, il n'y a aucune chance que je ne revois quiconque de notre casting une fois retourné à ma vie réelle. Je ne crois pas aux liens tissés ici, je ne crois pas aux fondements établis au sein d'un jeu basé sur le mensonge et l'hypocrisie. Parce que oui, je suis persuadé que la moitié, si pas plus, des gens ici ne sont rien d'autre que des hypocrites. Qui s'ignorent ou non. Les relations qu'ils entretiennent avec leur conscience ne m'intéresse guère. Ce qui m'importe, c'est moi. Moi et mon avenir radieux et brillant. Et dans ce futur sans tache, je ne vois aucun des candidats rencontrés jusqu'à maintenant. Ou dans le seul contexte du business. Peut-être serai-je amené à rencontrer à nouveau Agata ou Ranja, mais peu importe, car il ne s'agira nullement de les considérer avec amitié ou non. Je serai tel que je suis lorsque je suis en affaires. Charmant, agréable, un soupçon timide, avec juste ce qu'il faut d'humilité et de retenue, le regard joueur, le sourire avenant et enjôleur. Je suis le beau Hugo, dans ces moments-là. Celui qui est le plus simple à encaisser mais qui ne sert aucun de leurs intérêts. Car alors, ils n'obtiennent rien de moi, sinon de l'officiel et de la paperasse. Aucun moyen de pression, aucune faille, rien qu'un jeune homme droit dans ses baskets et prêt à tout pour son patrimoine. Rien d'utilisable à l'avenir. Je ne suis jamais le reste. Je ne suis jamais ce que je suis vraiment. Seulement lorsque le trop-plein me fait perdre la tête. Seulement lorsque je perds conscience de mes paroles, de mes attitudes, lorsque l'espace d'un instant, les doigts tremblants du monstre le trahissent. Suivant le fil de mes pensées obscures, je jette un regard obtus à mes mains parfaitement maîtrisées qui crochètent un livre de management que j'ai pris soin d'emporter avant de redresser l'échine et de refaire le chemin en sens inverse, m'extirpant comme une ombre de ma chambre. J'aligne les pas vifs dans le couloir pour finalement, d'instinct, passer la porte du balcon. Que j'espérais vide mais qui, bien évidemment, est déjà investi par une silhouette difforme que je n'identifie qu'après avoir esquissé quelques pas en direction du garde-fou. Je roule des billes vers le visage camouflé mais un sourire narquois étire aussitôt mes lèvres. L'identité de cette dame de la nuit ne laisse pas l'ombre d'un doute. Qui d'autre qu'une jeune bourgeoise encore innocente et dopée aux films bidons d'Audrey Hepburn pourrait se cacher derrière des lunettes trop grosses et un foulard tape-à-l’œil en imaginant que ça va la tenir loin des regards là où ça a tout bonnement l'effet inverse ? Si elle s'était simplement plantée là, découvrant ses cheveux blonds et ses oreilles décollées, je l'aurais probablement ignorée du début à la fin. En l'état actuel des choses, son accoutrement agit comme un néon lumineux et clignotant au-dessus de sa tête et je n'ai qu'une envie, l'enfoncer encore plus. « J'espère que tu sais qu'il n'y a rien de plus laid qu'une femme qui a les dents jaunes » je lâche simplement, l'air de rien, m'accoudant au garde-fou, le regard se baladant ça et là dans le jardin exotique qui s'étend juste sous mes yeux. Je conserve mon expression indifférente l'espace d'une seconde encore, avant de rouler des billes dans sa direction, inclinant la tête avec une perplexité vaguement ironique, tout comme mon sourire. « Princesse Gigi aurait-elle un vilain vice à cacher ? » je souffle de ma voix sucrée de miel, la détaillant d'un air enjôleur au-travers de mes cils de jais. Le petit bâton blanc qu'elle tient entre ses doigts, par exemple ?