+ @ADÉLIE

Je n'avais jamais été particulièrement doué en musique, probablement parce qu'il me manquait ce qui s'appelait l'oreille musicale. Depuis tout petit, je luttais pour tenter de chanter juste, ou de réussir des notes à l'aide de ma flute. Rien n'y faisait, ça n'était simplement pas pour moi. Alors, au fil du temps, j'avais fini par arrêter de chanter, par arrêter de prononcer la moindre mélodie, voire le moindre mot. Au fil des années, je m'étais même plutôt renfermé sur moi-même, non pas à cause du fait que j'étais réellement nul en musique, non, puisque je ne m'étais jamais imaginé comme étant un musicien ou chanteur, mais parce que j'avais compris que parler n'était pas pour moi. Je préférais les regards, les sensations, les pensées. Je préférais mon monde à moi au leur, et c'était probablement ce qui me rendait toujours plus inaccessible. Ça me porterait défaut un jour ou l'autre, oui, j'en avais parfaitement conscience, pourtant ça n'était pas comme si je pouvais y faire quoi que ce soit. Ici, j'essayais tout de même de faire des efforts, mais ça restait compliqué. Je ne me voyais pas aller vers le premier venu simplement pour avoir bonne conscience. C'était pour cette raison que j'avais passé une partie du prime dernier seul. Si je l'avais mal vécu ? Non. C'était normal à mes yeux. Je n'avais pas forcément besoin de compagnie pour m'occuper. D'un simple regard, je pouvais redessiner mon monde. Après un court instant passé sur mon lit, j'avais finalement abandonné ma chambre pour me rendre jusqu'au bar où Adélie se tenait. « Tu veux bien me mettre les morceaux qui ont marqué ta vie ? » lui dis-je en désignant le lecteur cd un peu plus loin, et les quelques centaines d'albums qu'il devait contenir. « Et puis, m'en parler un peu. » J'étais curieux de savoir ce qu'était le monde de ma partenaire, dans quoi elle avait pu grandir, s'épanouir, voire même souffrir. Ce qui l'avait aidé à s'en sortir. Parait-il que chez certaines personnes, certains morceaux étaient synonymes d'une période de leur vie. N'étant pas mélomane, je n'avais jamais vécu quelque chose du genre, mais peut-être était-ce le cas de la rousse.

 Il y a de ces livres dont on ne se détache pas, pour lesquels on entretient une affection toute particulière que seul les tréfonds de notre cœur peuvent comprendre. Adélie a ses propres livres fétiches, des ouvrages qui l'ont marqué à des moments de sa vie, elle ne pouvait donc pas imaginer partir aussi loin de chez elle sans emmener avec elle ses œuvres favorites. Aujourd'hui, la rouquine s'est lancée dans une relecture intensive de Lys dans la Vallée de Balzac, un  livre qu'elle avait étudié au lycée mais qui était rapidement devenu un de ses coups de cœur. Outre le style unique et parfois pompeux de son auteur, elle s'est d'abord éprise de l'histoire d'amour purement platonique entre Félix et son inaccessible Comtesse. Une histoire où la beauté réside dans le tragique qui ne manque pas de lui serrer le cœur à mesure que les personnages se déchirent. Les pages défilent, l’œuvre se découvre, tout devient plus sombre, plus précipité à mesure que la fin approche. La française connaît déjà l'issue de ce roman ce qui n'empêche pas son cœur de se serrer  lors de la dernière entrevue entre le personnage principal et son amante. Elle entend d'abord la porte s'ouvrir puis les bruits de pas d'un autre candidat s'approcher l'obligeant à remettre à plus tard la lecture de son livre. Elle pose l'ouvrage sur le comptoir, elle n'arrivera pas à se concentrer avec quelqu'un d'autre dans la même pièce, c'est la raison pour laquelle elle a cherché la solitude durant toute la soirée. Son visage se radoucit lorsqu'elle aperçoit son partenaire, lui, contrairement à d'autres, a le droit de l'interrompre à n'importe quel moment. Il lui adresse une requête un peu particulière, celle de lui parler des morceaux qui ont marqué sa vie. Elle hoche la tête bondissant de son tabouret de bar pour se rendre auprès du lecteur cd et de commencer à fouiller dans l'impressionnante collection de disques mise à la disposition par la production. Sourcils froncés, en pleine concentration, elle cherche un album de chansons françaises car c'est dans cette culture musicale qu'elle baigne depuis toute petite. Elle finit par trouver son bonheur en trouvant une compilation des plus grands classiques de la chanson française, un album où figurent plusieurs chansons qui ont marqué sa vie. Elle doute qu'il puisse connaître ses titres, d'ailleurs elle frissonne lorsqu'elle entend les premières notes du piano. « Léo Ferré, Avec le temps ». Elle précise dans sa langue maternelle alors que la voix du chanteur se fait entendre. « Mon père avait l'habitude chanter cette chanson quand j'étais petite à chaque fois que j'étais triste, il le fait toujours peut être un peu moins maintenant ».  Parce qu'elle a appris à cacher sa tristesse sous des montagnes de sourires. Le prochain morceaux a le mérite de lui arracher un sourire un brin nostalgique. « Gainsbourg, Initials B.B, c'est con mais c'est cette chanson que j'avais en tête la première fois que je suis tombée amoureuse ». Ou plutôt la seule fois, quand elle a crû que son cœur allait exploser car elle avait enfin trouvée sa muse pour laquelle elle avait éprouvé une fascination sans égale comme Gainsbourg avec Bardot. Une idylle aussi éphémère et chimérique que celle des deux artistes. « Il y en a une autre mais je ne suis pas sûre de vouloir la mettre, sinon je vais me mettre à pleurer et moi j'en ai pas envie ». La française n'avait vraiment pas besoin de ça, le simple fait d'évoquer cette chanson lui suffit déjà. La mélodie de sa muse, sa chimère, une chanson anglophone qu'il avait peut être déjà entendu car elle était beaucoup plus connue que les précédentes. Ce n'était qu'un échantillon de quelques morceaux les plus marquants mais Adélie en avait des centaines dans ce genre, un titre pour chaque moment de sa vie, un air dans la tête qui l'aide à se souvenir et ne pas oublier. « Je crois que je vais avoir besoin d'un verre après ça » Elle plaisante son regard papillonnant aux quatre coins de la pièce croisant ses bras contre sa poitrine pour réprimer les frissons qui parcourent son échine.