Clotaire détestait cet endroit, mais tentait sérieusement de relativiser comme Naveen lui avait dit de faire au tout début de l'émission. Mais même en se disant qu'il existait pire, son pire à lui, et non le pire absolu, c'était bien cette prison. Il souriait plus, trop, en fait, pour que ce soit naturel, et sa chance résidait dans le fait que personne ne le connaissait suffisamment ici pour le voir. Pour voir que sourire comme ça, ce n'est jamais normal. Il avait presque l'air d'un imbécile heureux. Ce que Clotaire détestait le plus, ici, c'était bien cette cellule. Les dessins des anciens prisonniers le rendaient malade, et pourtant il ne pouvait s'empêcher d'aller les contempler, les retracer avec ses doigts, et essayer de savoir dans quel état d'esprit pouvait bien être le gars qui avait dessiné ça. Parfois c'était violent, ou juste triste. Parfois c'était même plus lumineux. Et ce soir, il était à nouveau reparti dans cette contemplation studieuse et pénible car personne n'était là pour le voir. Il en avait la gorge serrée.

Vivre en communauté était épuisant surtout lorsqu’une trentaine de personnes circulaient dans un endroit aussi restreint que la prison où ils avaient été enfermés. Malgré sa mal-amabilité incessante depuis le début de l’aventure Salomée était loin d’être une personne associable. Pourtant, là, elle aurait bien voulu se retrouver calée dans son lit à lire des classements débiles sur Topito. A défaut elle pouvait toujours aller se caler dans son lit de prisonnier, c’était une variante plutôt originale. Débarquant dans sa tenue de superstar des canailles dans la cellule de sa team de winners elle fut surprise d’y trouver Clotaire caressant les murs. Interloquée, elle constata rapidement qu’il analysait les dessins gravés sur lesquels elle ne s’était pas encore attardée. « Ne me dis pas que ce sont les tiens. » déclara-t-elle dans un manque de tact total, sourcils surélevés à l’appui. Il avait dit qu’il était, pour le citer, « sain d’esprit ». « Sinon je me sentirais vraiment seule. » argumenta-t-elle un sourire contradictoire peint sur les lèvres. « Ou alors... t’es un genre de type super empathique. Un psychologue ? » Désormais assise sur son lit et l’observant en attendant sa réponse, elle détaillait les moindres traits de son visage. Il l’intriguait ce Clotaire.

Il sursauta presque quand il entendit la voix de Salomée. Il ne l'avait même pas entendu rentrer, trop loin dans ses pensées, trop plongé dans les dessins, qui pourtant n'avaient aucune valeur artistique, loin de là. Ils étaient même laids, en fait, si on regardait bien, si on analysait les lignes bancales et les sujets choisis. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de les regarder quand même, et de leur trouver de la valeur, alors il ne se retourna même pas pour lui répondre, se contentant, de sortir de son mutisme. Il lui manquait juste un sourire pour paraître tout à fait pareil à lui-même. Pareil à lui-même face aux autres. " non, je te rassure. de toute façon, je crois qu'on nous a rien laissé pour écrire sur les murs. " Il haussa les épaules et s'éloigna un peu du mur pour paraître moins bizarre, moins fasciné. " on est pas encore resté assez longtemps pour que j'ai envie de m'exprimer sur la douleur d'être enfermé sur les murs de ma propre cellule. pas encore. " Il se tourna enfin vers elle, avec un sourire désarmant. " promis, avant de tomber dans mes psychoses, j'irais te prévenir, que tu te trouves un autre acolyte sain d'esprit. " Il alla s'asseoir sur son propre lit. " ah non, pas psychologue, mais presque, je suis barman. " Il lui fit une petite révérence débile avant de se reprendre, la mine un peu plus grave et surtout avec une concentration qui faisait froncer ses sourcils. " mais c'est toi la grande observatrice entre nous deux. psychologue ? non, attends, profileur criminel ? "

Clotaire avait raison. C’était à peine si la production feignait leur filait de l’eau pour se laver alors leur donner de quoi écrire ? Même pas en rêve. Cela dit il aurait pu trouver un autre moyen comme tailler un bout de charbon ou même une pierre en mode âge préhistorique. Ce n’était encore que le début de la semaine, il n’en était sûrement pas encore arrivé à ce stade d’ennui et surtout il n’avait pas encore été atteint par le syndrome du prisonnier qui consistait à se lorgner sur sa condition. « Mais tu pourrais très bien les avoir fait avant. Genre être un ancien détenu ou un truc du genre. » L’avis de Salomée sur ces derniers s’était apaisé. Sa rage de la veille l’avait amenée à pas mal de réflexions désobligeantes mais même si elle gardait toujours à peu près la même ligne de conduite elle était dorénavant beaucoup moins extrême. Non, les prisonniers n’étaient pas tous fous. Juste leur grande majorité, les seuls normaux étant ceux dans qui remplissaient la catégorie de l’injustice judiciaire. « C’est gentil, merci. » Qu’il la prévienne lui permettrait d’engager de nouvelles recherches. Pour autant quelque chose ne tournait pas rond chez ce type. Il était très gentil mais plutôt étrange. Quant à trouver de quoi il s’agissait… c’était une autre histoire. Salomée extirpa un rire lorsqu’il lui annonça son métier. C’est drôle, elle ne l’aurait pas imaginé barman. « Ecouter les états d’âmes de clients trop bourrés c’est pas vraiment de la psychologie tu sais. » Enfin pourquoi pas après tout. Par contre il était à côté de la plaque la concernant. « Exactement. J’ai déjà mis des grands noms derrière les barreaux tu sais. » Elle maintint l’illusion de sa crédibilité pendant quelques secondes puis relâcha toute sa concentration, son corps suivant le mouvement. « Non malheureusement j’aimerais bien mais je suis juste étudiante en tourisme. » Moins original dira t-on.

Clotaire n'était jamais allé en prison, mais pourtant il se voyait très bien dans cette condition, et c'était sûrement ça qui lui amenait toutes ces angoisses irrationnelles. La peur d'être un jour, pour de vrai, enfermé entre les barreaux. Et il n'avait même pas besoin de penser à une raison pour y être enfermé, c'était comme si ça n'avait pas beaucoup d'importance que dans les faits, il n'allait pas être enfermé s'il ne faisait aucune connerie d'ici les prochaines années. Totalement irrationnel. Alors il rit un peu à sa proposition, mais ce fut un rire jaune, puis il se reprit. Puis il haussa les épaules quand elle contesta son rôle de barman-psychologue. " ça y ressemble étrangement, surtout quand tu essayes d'expliquer à un type pourquoi tu ne peux pas lui servir un autre verre, et pourquoi ce n'est pas dans ce verre qu'il va trouver les réponses à sa crise existentielle. " Il avait eu des soirées sublimes et épuisantes où des hommes, femmes, gros, maigres, avaient décidé de le choisir comme confident, trop embourbés dans l'alcool pour se rendre compte qu'il n'en avait probablement rien à foutre d'eux. Et à chaque fois, il avait écouté, sans vraiment entendre, juste pour donner le change à ces personnes qui se sentaient un peu seul. Il la crut pendant quelques secondes, jusqu'à ce qu'elle se dégonfle. Il leva les yeux au ciel, presque déçu que ce ne soit pas le cas. " dommage, je suis sûr que tu aurais eu les qualités pour. je ne t'aurais sûrement pas pris pour une étudiante en tourisme, ça c'est sûr. " Il tourna son regard à nouveau sur les dessins. " tu ne les aimes vraiment pas ? je veux dire, tu t'imagines pas, toi prisonnière, en train de dessiner sur les murs juste pour passer le temps ? "

Selon Clotaire le métier de barman se rapprochait de celui de psychologue, il se justifiait en plus. Il avait beau tenter, pour Salomée ça n’avait définitivement rien à voir. Surtout qu’écouter ce n’était pas guider et la blonde restait persuadée qu’un bon psychologue était plus utile que le stéréotype qu’exposaient les films américains surjoués. Toujours assise sur le lit, le menton légèrement relevé pour pouvoir regarder son interlocuteur dans les yeux, elle pinça légèrement ses lèvres aux derniers mots de son co-équipier. « Ça doit être triste parfois. Ça ne te déprime pas sur la nature humaine ? Et pourquoi t’es barman d’ailleurs, c’est par choix ? Sans vouloir t’offenser je ne t’aurais pas imaginé dans ce job là. » Et encore moins comme étant acteur du monde de la nuit. Clotaire pouvait en tout cas se targuer d’avoir attisé sa sympathie. Salomée commençait à l’apprécier ce garçon, elle en devenait carrément curieuse. « J’imagine que je dois m’en sentir flattée, moi-même je trouve ça tellement bateau comme ambition de carrière. » Levant les yeux au ciel en se plaignant de ses propres choix de vie, elle reconnaissait volontiers que son avenir n’avait rien de très original. Être fleuriste ou chimiste ça sortait du lot mais vouloir taffer dans l’évènementiel… c’était aussi ennuyant à annoncer qu’un job dans le commerce. La question inattendue de Clotaire éteignit doucement la lueur brillant au fond des yeux de la française. Il venait de la rappeler à la réalité dans une objectivité désarmante. « … si. Peut-être un peu. » avoua-t-elle en portant mécaniquement son pouce à sa bouche pour en mordiller l’ongle. « … mais ça ne veut pas dire qu’ils sont tous à plaindre. Seulement les innocents incarcérés sans raison. » Elle se rattrapa, se redressant légèrement pour assurer de nouveau sa confiance en elle. « Enfin sans raison valable tu vois. Les injustices judiciaires. Celles qui arrangent les Etats ou que les tribunaux ont trop honte de dévoiler. Ou même celles qui ont subi des enquêtes manipulées. » Elle commençait à s’enflammer, surtout parce qu’elle restait persuadée que si un innocent croupissait en prison c’était forcément à l’avantage d’une autre personne demeurant libre.

Salomée posa une question pertinente sur son travail de barman. Il eut un sourire en coin, encore, prêt à dire une bêtise qui ne manqua pas de tomber. " à vrai dire, je préfère encore entendre les paroles d'un mec en crise existentielle qu'essuyer son vomis. " Il leva un sourcil, puis rit un peu de sa propre stupidité, avant de se reprendre pour lui répondre un peu plus sérieusement. " c'est pas déprimant, ça arrive à tout le monde d'avoir un petit coup de mou, et puis toutes les histoires sont différentes et intéressantes. t'es même pas obligé de vraiment écouter ce qu'ils disent, tu hoches juste de la tête. " Il pouvait comprendre qu'elle ne le voyait pas barman. Il était cependant un peu étonné que tout le monde le prenne pour un mec bien sous tous rapports, jeune et candide à la fois. Un étudiant, en somme, ce qu'il n'était pas, ce qu'il n'avait même pas été très longtemps. Il n'était plus si jeune, enfin tout du moins, lui le savait. Les autres ne s'en rendaient pas encore compte. " j'ai eu une vie un peu dissolue, fut un temps, pas si longtemps d'ailleurs. et je vivais la nuit, et de petit boulot en petit boulot. puis je me suis posé, et barman ça a été un peu une évidence après tout ça. " Il haussa les épaules, n'offrant en fait que peu de détails. Que des questions, et des points un peu sombres pour attiser sa curiosité. Il l'écouta attentivement à propos de son propre choix de vie, et fut un peu étonné de la réponse. Il n'avait jamais compris les gens qui se contentaient de suivre une vie tranquille mais insatisfaisante. Il ne pouvait pas faire ça. Il était un peu étonné aussi de son opinion arrêtée sur les prisonniers. A vrai dire, il avait tellement l'habitude de traîner avec des personnes aux moeurs peu recommandables qu'il voyait en eux bien plus que des criminels en puissance. Et il comprenait nombreuses de leurs actions pour ce qu'elles étaient : totalement issues des circonstances. Mais il ne tenait pas vraiment à débattre là dessus. " c'est sûr, la plupart mérite d'être derrière les barreaux, mais ils restent quand même humains, et la plupart de leurs actions peuvent être expliquées, pas pardonnées, mais expliquées. " Il haussa les épaules, comme pour relativiser ses propres paroles. " puis les innocents, c'est moche que ça arrive, je suis d'accord, mais certaines affaires sont tellement inextricables que la différence entre innocent et criminel est sacrément mince, alors ça ne doit pas être facile pour les mecs qui s'occupent de tout ça. "

Elle pouffa au point de vue de Clotaire, c’était en effet un bon compromis de prêter son oreille quelques instants pour ensuite éviter de s’atteler à nettoyer le vomis d’un irresponsable. Être saoul, oui, mais se mettre une murge juste pour la déprime c’était franchement pathétique. « T’es une imposture quoi. » conclu-t-elle en imaginant très bien le frisé faire semblant d’écouter les malheurs de ses clients en essuyant son bar. Oui Salomée avait une image très précise de la scène, elle se faisait petit à petit à l’idée que Clotaire puisse être barman. Initialement ça lui paraissait insensé. « Honnêtement c’est intéressant, c’est pas l’image que tu donnes au premier rapport. Et donc si je la fais dans le mélodrame t’étais drogué, perdu dans ta vie et puis un jour t’as vu de la lumière tu t’es rapproché et c’était le bout du tunnel : PAF t’es devenu barman. Si tu me la fais version réaliste ça donne quoi ? » C’était une façon comme une autre de lui demander plus de détails puisqu’au final tout ce qu’elle avait tiré de son explication c’était qu’il avait eu quelques troubles avant d’être stable. Salomée était curieuse, il ne s’en tirerait pas aussi facilement. « Si tu parles d’expliquer qu’un violeur soit ignoble parce qu’il a eu une enfance difficile alors non : ça n’explique pas » S’il y avait bien quelque chose qui l’énervait c’était les milliards d’excuses bidons que pouvaient trouver les avocats à leurs clients lorsqu’il s’agissait de sauver l’in-sauvable. Ses sourcils se froissèrent lorsque le garçon tenta de trouver une justification aux erreurs judiciaires. Mauvaise idée. Ils s’étaient empêtrés dans un sujet dangereux, une thématique qui embrasait la française. « Alors là ton opinion est naïve. C’est leur métier. Ils savent ce qu’ils font et ils le font toujours pour une raison. Il y a des erreurs judiciaires, certes, mais ce sera toujours pour couvrir une autre partie et ces mecs comme tu dis sont parfaitement au courant de ce qu’il se passe. C’est des corrompus. Pas tous, je ne veux pas généraliser, mais il suffit que l’un d’entre eux le soit et c’est terminé. » Elle marqua une pause, consciente de s’être emballée en prenant les paroles de Clotaire au pied de la lettre. « Bref, je suis contre le principe de trouver des excuses à tout le monde. » Annonça-t-elle en relevant ses sourcils, paupières clauses et dos droit.

Clotaire pensait que sa vie d'avant Lou passerait un peu sous silence, ou alors ne viendrait à sortir de sa bouche que très tardivement dans l'émission, mais apparemment il était incapable de ne pas dévoiler les deux trois trucs un peu sombres dans sa vie. Tant pis, il fallait assumer jusqu'au bout sa propre maladresse. Puis il pouvait toujours mentir par omission, la jolie fille n'en saurait rien. Elle était intelligente mais elle ne pouvait pas non plus rentrer dans la tête des gens. Enfin, espérons. " je suis parti sur Paris pour les études, et là, je suis parti un peu en vrille. J'ai arrêté très vite mes études et je me suis mis à vouloir être autodidacte, de tout. Je voulais pas me poser, ou alors j'étais pas assez sérieux pour qu'on veuille de moi très longtemps. J'ai beaucoup travaillé dans les boîtes de nuit, dans les resto, dans les bars. Bref. J'ai essayé des métiers de jour, mais là clairement ça ne me correspond pas. Puis mon frère m'a un peu pris en main, il a essayé, ça n'a pas fonctionné. Puis j'ai été un peu ramassé en chemin par Lou. Ma femme, aujourd'hui, si tu veux tout savoir. " Un court résumé d'une histoire bien plus compliquée encore, mais il faudra qu'elle attende, la jolie, pour qu'il lui raconte tout dans les détails. Il écarquilla les yeux quand elle se mit dans une colère et à se lancer à corps perdu dans un débat qui n'existait pas de son côté, il n'allait pas se faire l'avocat du diable non plus. Il comprenait très bien la position de Salomée, et plus que la comprendre, il la partageait en partie, mais il ne pouvait pas s'empêcher de voir toujours de l'autre côté de la barrière, sans jugement. " eh, t'enflamme pas, ma belle. je comprends, je trouve ça aussi toujours un peu abusé de trouver des excuses toutes faites, mais bon, ça reste des êtres humains, c'est juste ça que je voulais dire. après ils méritent tous de répondre de leurs actes, je dis pas le contraire, pour sûr. "