@Lino

Je lace délicatement les rubans autour de mes chevilles, vérifiant que l'élastique est bien en place. Je me demande si les ballerines de Vienne ont eu vent de ma révélation. J'imagine qu'elles pensent que ce n'est justice, après tout, je m'amusais bien à les humilier avec ma technique écrasante et mon interprétation surement due à ce dont je souffre. Pendant des années, elles paraissaient pâles à mes côtés, maintenant elles peuvent se rendre compte que je suis bien trop colorée, concentrée, je ne suis pas un mélange équilibrée. Je m'applique à faire mes 45 minutes d'échauffement réglementaire, le minimum avant d'aller mettre la chanson. Souls of Manhattan, de Jon Bryant. Je prends rapidement vie, le bout de mes doigts traçant des lignes imaginaires mais fluides. Je me mouve très lentement, au rythme des notes de la chanson qui s'égrainent lentement. Mon regard croise celui de Lino, et pendant une seconde, je semble presque immobile du haut de mes pointes, mes prunelles froides soutenant les siennes. J'ai envie de lui hurler de partir, je ne suis pas un spectacle. Mais aucun cri ne franchit la barrière de mes lèvres, rien ne fissure mon visage de poupée délicat, la seconde d'après, il n'existe plus. Je continue la chorégraphie que j'avais monté pour ma soeur sans jamais lui montrer parce que j'ai abandonné l'idée de lui montrer ce que je pouvais ressentir pour elle par la danse. Emportée dans un tourbillon, ma longue chevelure fouette mes avant-bras et mon visage, je prolonge ce mouvement infiniment, gagnant encore plus en vitesse, m'enivrant, jusqu'à ce que la tête m'en tourne. Je finis par me laisser glisser sur le sol. A moitié écroulée sur le sol, j'écoute les dernières notes de musique, mes opales bleutées s'embuant légèrement, parce que cette chanson me fait penser à Scarlett. Je remonte mes genoux contre ma poitrine, assise sur le sol, n'offrant que mon dos et une partie de ma chevelure à un Lino que je m'efforce de m'éviter depuis quelques jours. Parce que c'est ce qu'on m'a appris, lorsque je suis incapable de trouver une solution, il faut abandonner. Je ne supporte la façon dont les autres candidats m'associent à lui, ou même les questionnements incessants de Khadija concernant l'attitude de Lino avec les "soeurs". Alors je me débrouille pour ne jamais être seule avec lui, et installer une certaine distance entre nous, comme ça ils arrêteront de parler, de soulever de l'air futilement. Ils me laisseront tranquille avec ça, ils le laisseront tranquille aussi. « Encore deux minutes et je te laisse la place » je lâche simplement de ma voix éthérée, en espérant qu'il est simplement venu pour faire du sport et pas pour me parler, ou me voir.

Comment est-ce arrivé ? Il ne s'est aperçu de rien. En l'espace d'une semaine, Jade a fini par disparaître de son champ de vision. Plus de trace nulle part. Elle l'évite et cela se comprend. Il ne cherche pas à la perturber davantage. Elle estime qu'il faut peut-être de la distance entre eux. C'est pour le mieux. Mais il n'est pas du tout du même avis. Leurs idées divergent et c'est encore une fois compréhensible. Les bruits de couloir, les suspicions ont fini par la faire fuir. Lino est dans la ligne de mire également. Il essaie de montrer que cela ne l'atteint pas alors qu'il est au fond meurtri par certains propos. Il a beau vouloir se justifier, il donne l'impression d'être un vile séducteur, imbu de lui-même. C'est tout le contraire. Il s'est attaché à Jade et à Scarlett, de manière plus platonique qu'équivoque. Ils persistent, ils l'accolent de l'étiquette de cavaleur. Il n'en est rien. Ils ne le connaissent pas, il le juge. Il est fautif sur certains points. Il n'a jamais voulu se rapprocher d'elles à des fins autres que sincères et affectueux. L'affection qu'il leur porte est réelle. En dehors de ces murs épaisses, il aurait été imperméable et tout serait passé à travers sans le chambouler. Entre ses murs, tout est concentré et décuplé. Il finit par perdre ses repères et son pilier du début, Jade. Il la cherche dans toutes les pièces et tombe finalement sur elle dans la salle de remise en forme, en pleine chorégraphie. Saisi par autant de beauté, sur l'instant, il n'a pas su comment réagir face à Jade la ballerine, cette partie d'elle-même révélée au grand jour. En la voyant danser, ses yeux se sont embrumées. Des gestes maîtrises, un port de tête impeccable, les bras bien fluides et aériens. Il la regarde se mouvoir dans l'espace avec grâce. Ce n'était pas censé être un spectacle. Elle l'a toisé de son regard glacial. Il n'est pas le bienvenu. Cela a rompu le charme. La primadonna s'écroule en douceur sur le sol, le visage entier masqué par cette chevelure de flamme. « Jade. », qu'il souffle, en s'accroupissant à ses côtés. La gorge serrée, il peine à articuler :  « Je tiens juste à dire que ton secret ne change rien pour moi.  » Il commence à tendre une main attentionnée vers elle, mais s'abstient car elle risque de le prendre mal. Il ne sait pas si ces mots la rassureraient. En tout cas, son secret ne mettra pas en péril leur relation qui est déjà en chute libre. Du moins ce qu'il en reste de cette affection qu'ils se porte mutuellement. La révélation l'a ému, sans doute par empathie. Il a ressenti sa douleur, sa souffrance et celui lui est intolérable. Il comprend mieux pourquoi Scarlett s'est montrée aussi protectrice envers elle. Un rien pourrait la briser. « Je m'excuse de la façon dont je me suis comporté avec toi, la dernière fois. J'ai manqué de tact. » Comme un animal apeuré, blessé, elle se replie sur elle-même, se protégeant de lui.