L'eau glisse sur sa peau comme sur les plumes d'un canard, Lloyd a toujours adoré nager. C'est plus particulièrement l'expérience de l'isolement du monde lorsqu'il a le crâne immergé, à la manière d'une autruche, qui lui a toujours plu. Pouvoir en une seconde se déconnecter des problèmes des gens normaux, comme lorsqu'à la fac il avait eu des problèmes d'argent et que nager lui permettait sinon d'oublier au moins de se sortir de la tête la précarité de sa situation financière. Dans le nid, dans la piscine intérieure, nager pour se couper du monde revient vraiment à tourner le dos à tout ce qui fait l'aventure : la communauté, l'enfermement et le fourmillement incessant des gens. Lloyd a conscience que tenter de fuir n'est pas une preuve de courage, ou même une preuve d'intelligence, mais il en a besoin, juste cinq minutes d'un silence abattu par les battements et autres éclaboussures causés par ses pieds quand ils percutent la surface de l'eau. Arrivant au bout du bassin il décide de s'arrêter. Parce qu'il est essoufflé, d'abord, et parce qu'il a fait ses vingt longueurs de répit. Il est temps pour Lloyd de retourner affronter le monde. L'air n'est pas froid. Il lui mord la peau mais ce n'est dû qu'à l'évaporation de la fine pellicule d'eau au contact de l'air ambiant. Par réflexe il s'enroule dans son peignoir et s'affale sur un des transats, à côté de Scarlett qui semble être venue pour lézarder sous un soleil imaginaire, un livre à la main. « Tu lis quoi ? » il demande alors en se roulant en boule dans la chaleur que lui procure son peignoir. Une seconde il se demande pourquoi elle ne se baigne pas, elle a l'air en tenue pour... à moins que ce maillot soit un peu comme les robes qui sont faites pour être admirées plus que portées et qu'il n'est pas fait pour être mouillé. « Dis... si Jade avait été éliminée de l'aventure, t'aurais continué ? » Lloyd n'est pas connu pour enrober les choses ou les couvrir d'un joli nœud brillant. C'est juste qu'il a l'impression que le départ de Jade détruirait Scarlett au point de la faire partir ou qu'au contraire il lui permettrait de prendre son envol et de se libérer de ce qu'il ne saurait appeler autrement que d'un poids.

Elle lui répond en lui montrant la couverture, puis en précisant d'une voix presque surnaturelle. C'est forcément voulu, pense Lloyd, personne ne parle comme ça sans faire un petit effort. « Oh, Mary Shelley. Cette femme était un génie. » Pour avoir lu son plus gros succès littéraire, un roman gothique d'une intelligence rare, Lloyd pouvait dire ça sans sourciller. Le mot « génie » n'est pas un de ceux qu'il utilise à la légère. Quoique certains pourraient dire qu'il n'emploie jamais de mots à la légère -ce à quoi Lloyd s'opposerait farouchement-. C'est surtout à sa deuxième question qu'il attend une réponse et Scarlett, pas bête, le fait languir un peu avant de la lui fournir. Il hausse un sourcil, ni satisfait, ni véritablement surpris. Ce n'est pas vraiment un secret dans le nid, Jade et lui ne sont pas proches. En y réfléchissant un peu, il n'est pas très proche de Scarlett non plus, mais il lui attribue des qualités dont il lutte à trouver l'existence chez sa benjamine. « Tu penses qu'elle aurait fait pareil pour toi ? » demande-t-il sans l'ombre d'un jugement, plus pour mettre le doigt sur la façon dont la rousse perçoit sa relation avec sa sœur. Sans qu'ils n'aient jamais été très amis, Lloyd peut reconnaître en Scarlett certains des symptômes qu'il s'est diagnostiqués lorsqu'il s'interrogeait sur ses rapports avec Althea, d'abord, puis Elliot et enfin Uli. Être l'aîné lui a toujours paru être à la fois une bénédiction et un fardeau. « J'ai une théorie sur les frères et sœurs, que j'ai développée en étudiant de près ma relation avec mes frangins et frangines. Nous, les aînés, on souffre d'une position vachement désavantageuse. Parce qu'au moment où le second enfant -dans mon cas le troisième et le quatrième aussi- naît on a l'impression de perdre un peu de ce qui nous rend spécial aux yeux de nos parents, alors on compense en retrouvant ce caractère exceptionnel dans les yeux de notre cadet. » explique-t-il en s'allongeant sur le transat, son peignoir peinant à recouvrir ses genoux. Ce n'est pas une façon de justifier les choix de Scarlett, elle est bien assez grande pour ça. Non c'est plutôt une réflexion d'ordre général, qu'il applique à toutes les relations fraternelles parce que de ce qu'il a observé, elles ont toutes des similarités. « Je suis sûr que tu es exceptionnelle même sans Jade. » ajoute-t-il sans la regarder, ses yeux perdus dans le remous des vagues que la piscine vient de créer. C'est peut-être une façon de se rassurer, de se convaincre qu'en dépit de ce que la science peut dire de son ADN, il a quelque chose d'exceptionnel même si on retire le regard -parfois- admiratif de ses frères et sœurs. Lloyd sait qu'il a tendance à se penser plus à travers le prisme de leurs jugements qu'indépendamment de tout avis. Une erreur que Scarlett ne devrait pas faire. « Comment ça t'est venu l'envie d'être couturière ? » demande-t-il alors parce que les gens qui ont des talents manuels l'ont toujours intrigué. Lui, en dehors de ses années de pianos, n'a jamais été vraiment doué de ses dix doigts.

Elle rebondit sur son commentaire fait au sujet du livre de Mary Shelley et il adoube sa réponse d'un hochement de tête. Les yeux fermés, comme s'il s'apprêtait à s'endormir , sa tête reposant contre le dossier du transat il ajoute : « Je ne peux qu'approuver. C'est tellement gothique que c'en devient étouffant et tellement intelligent que ça reste fascinant. » Frankenstein est une œuvre tout à fait particulière tant son atmosphère est habilement instaurée, du génie scientifique à l'horreur de la création du monstre, en passant par la victoire. La conversation reprend au sujet du lien qui unit les deux sœurs. Un lien qui lui semble largement favorable à la cadette, ce qu'il conçoit, -ayant lui aussi des instincts protecteurs envers ses frères et sœurs- mais dont il ne parvient pas à saisir toute l'ampleur. Peut-être que ça réside dans la maladie de Jade, que quelque chose a forcé Scarlett à se sentir responsable, il n'en sait rien. « Hum... d'accord. Je ne suis pas sûr de comprendre, mais c'est votre relation alors je suppose que si cet état de faits va à chacune, c'est tant mieux. » fait-il sans trop savoir quoi dire de plus. Tant qu'aucune d'elle ne souffre de ce rapport de force, tout est bien dans le meilleur des mondes. Lloyd ne trouve pas ça nécessairement sain parce que ça risque de coûter à Scarlett des cheveux blancs, mais c'est son choix à elle. « Pour l'instant j'ai rencontré que des familles où cette logique s'applique avec plus ou moins de force. » avoue-t-il. Un jour peut-être qu'il trouvera une famille dans laquelle les enfants nés après le premier ont été délaissés parce que les parents ont réalisé qu'ils n'en voulaient pas d'autres. Un cas particulier qu'il n'écarte pas, prenant en compte la pluralité de possibilités. Elle lui parle de son absence de recherche de l'exception. Il doute un peu de sa sincérité sur le coup, pas parce qu'elle lui mentirait de façon consciente, mais qu'il faut -à ses yeux- être dans une recherche de l'exception permanente, du beau dans son absolu, lorsqu'on travaille dans le monde de l'art. « Peut-être.. je crois pas que je saurais me satisfaire de seulement savoir qui je suis. Mais c'est probablement une autre conséquence de la variable familiale. Mes parents ont toujours poussé leurs enfants à être « plus » qu'eux. À être « meilleurs ». » Lucy et Meinhard sont deux personnes fabuleuses. Fabuleuses mais frustrées de ne pas avoir eu de carrières extraordinaires, le genre qui alimentent les conversations d'anecdotes rocambolesques et grandioses. Ils ont voulu ça pour leurs enfants et si Lloyd a choisi le droit, ses frères et sœurs ont pris d'autres routes, mais tous ont de beaux futurs devant eux, grâce à leurs parents. Elle parle des raisons qui l'ont poussée à choisir la couture et Lloyd arque un sourcil. « Pourtant j'imagine difficilement une activité plus stressante que le besoin de créer en permanence quelque chose de nouveau. Ce n'est pas pour amoindrir ce que fait un danseur ou un pianiste, mais une fois que tu as la technique, tu es un peu comme un morceau de terre que le chorégraphe ou le chef d'orchestre dirige. Toi tu dois tirer l'inspiration de toi-même. Il y a une pression supplémentaire. » Ce n'est que sa façon de voir les choses, il se trompe peut-être complètement. Il n'a jamais rencontré que deux ou trois créateurs, pas des grands noms, lors de soirées organisées par la banque d'investissement dans laquelle travaille Arthur et tous avaient l'air de se ronger les sangs à l'idée que la prochaine collection n'apporte rien de neuf.  Elle l'interroge sur son métier et il se redresse un peu, prêt à démonter le mythe de l'avocat vu dans Ally McBeal ou The Good Wife dont le show se déroule d'ailleurs dans son Comté. « Oui. Je travaille pour le Bureau du Procureur du Comté de Cook. Alors je défends l'État. Je n'ai jamais de clients comme on voit dans les séries. Il n'y a pas de nana qui rentre dans mon cabinet en disant « j'ai besoin d'un avocat, j'ai commis un crime ». Ou alors c'est qu'elle veut être envoyée en taule parce que c'est moi qui suis chargé de faire les réquisitoires. » plaisante-t-il. Dans les faits, il la ferait placer en détention provisoire et lui conseillerait d'appeler un bon avocat. Parce que des aveux spontané à l'avocat de l'accusation c'est difficile à faire oublier. Pour ce qui est de rendre sa famille fière... Lloyd hésite un peu. « Oui et non. Je savais que le droit me plaisait depuis tout petit, j'ai toujours été très rigide concernant les règles et le premier à les respecter et à faire en sorte que les autres les respectent. J'avais le choix entre être flic ou avocat. Mais je suis plus cérébral que dans l'action sur le terrain alors le droit s'est imposé. Et oui, mes parents étaient très fier que je choisisse une voix prestigieuse, dans une des meilleures universités du pays, mais au fond je suis sûr qu'ils auraient été fiers quoi que je fasse. » En tout cas ce n'est pas en répondant au défi lancé par Arthur de participer à Fake Lover, ni en participant avant ça à Gift Ved Første Blik qu'il les a rendus fiers...