@Lucy

Joaquim, il s’est posé en toute décontraction dans le salon, avachi dans un sofa. Depuis le début de l’après-midi, il se fait une mise-à-jour mentale sur ses colocataires afin de se renseigner à distance sur leurs noms et caractéristiques principaux. Le meilleur moyen qu’il a trouvé, c’est de mater les comptes instagram des uns et des autres. Il y a bien la salle de l’espion à quelques pas qui auraient également pu faire l’affaire, mais il n’aime pas rester enfermé trop longtemps. C’est chiant et ça l’angoisse. En revanche, reluquer les selfies à la sortie du lit de ses camarades, c’est nettement plus distrayant. Il fait défiler les profils des uns et des autres pour se faire une idée de ce qu’ils sont devenus depuis la dernière fois qu’il les a stalkés de manière à déterminer son partenaire idéal. A ce qu’il parait, dans les us et coutumes des réseaux sociaux, le follow back est de rigueur, mais il a encore un peu trop la flemme pour étendre son pouce jusqu’à l’icone correspondante. De toute façon, Joaquim, il aime bien se laisser désirer comme il a déjà eu l’occasion de l’annoncer face caméra. Ce n’est pas un type dont il faut attendre grand-chose. Surtout dans un tel domaine, qu’il juge complètement inutile et trivial. Lucy débarque et se laisse tomber à son tour dans un canapé. Joa, il la zieute du coin de l’œil sans pour autant l’honorer de salutations en bonnes et due forme. A la place, il préfère appréhender toute forme de conversation en jetant un coup d’œil préalable sur ce que les réseaux sociaux peuvent avoir à lui dire à son sujet. « Je comprends pas le concept. » il lâche soudainement en tournant l’écran de sa tablette vers la jeune femme pour qu’elle saisisse de quoi il veut parler. Instagram. C’est ça que Joaquim ne parvient pas à capter. Il a un peu loupé le coche, à l’époque où l’application s’est démocratisée. Il n’est pas complètement con. Il en connait les grandes lignes et sait comment utiliser l’interface. Son incompréhension, elle va bien au-delà de ce qui touche aux soucis techniques à la con, tels que de savoir comment on fait un hashtag. « Y’a vraiment plus de quatre mille personnes que ça intéresse de te voir poser à côté d’une statuette de dauphin ? » il la questionne en se fiant à l’un de ses posts les plus récents, réalisé pendant la période des castings. A voir la gueule qu’il tire, c’est clair que Joaquim s’en tape pas mal de cette petite tranche de vie que Lucy a jugé bon de partager, qui ne le concerne pas une seconde. Il n’y a pas qu’elle. La quasi-totalité des candidats le dépassent sur ce coup-là. Il ne comprend pas l’utilité d’exposer une vie dont tout le monde se fout. Il y a toujours des excuses de merde pour justifier les publications. Ça raconte que ça veut montrer la magnifique vue qui se dégage du paysage, alors qu’en réalité, c’est juste un nouvel outil pour faire savoir au monde entier qu’on a de quoi se payer des vacances à l’étranger ou qu’on à nos entrées dans les meilleurs spots de la ville. Cette merde, c’est juste un moyen de foutre à terre un type comme Joaquim qui passe les trois-quarts de son temps à végéter, faute de pouvoir se payer le luxe de partir en vadrouille en dehors de son quartier. A quelques exceptions près, il aurait que dalle à poster pour sa part. Sérieusement, c’est quoi le but de ces photos ? Se montrer. Documenter sa propre vie pour l’exposer aux autres. Mais le pire, ça reste encore ceux qui sont convaincus que leur salade mozzarella-tomates de midi est suffisamment passionnante pour mériter une photographie. Lucy, pour le moment, elle échappe à cette catégorie d’individus qui laisse Joaquim super dubitatif à propos du destin de l’humanité. Faut quand même avoir pas mal de temps à perdre dans son existence, pour se prendre la tête à déterminer le filtre idéal qui mettra le plus en valeur de la bouffe.

Depuis le début de l'aventure, je me permettais de ne pas trop me faire entendre. Evidemment, tout le monde commençait à savoir que j'avais mon petit caractère et que je n'étais pas prête à me laisser marcher sur les pieds. Pour autant, je n'avais pas particulièrement eu d'accrochage, ni n'avait cherché à développer mes liens à outrance. Quand on me connaissait, on savait rapidement que j'aimais me défiler à ce niveau là. Pourquoi prendre le temps de réellement s'attacher à des gens qui ne seraient là que pour m'exploiter au final ? Qu'on se le dise, même si j'appréciais la présence de certains de mes camarades -à défaut de leur avouer- j'étais tout de même bien loin d'être en extase jusqu'ici. Pourtant, j'aimais être ici, dans cette aventure, et je me disais qu'avec le temps il y avait de grandes chances pour que j'y prenne encore plus goût. Poussant un petit soupir, j'étais venue me poser à côté de Joaquim, ou plutôt, m'affaler non loin de lui alors qu'il me dévoilait une tablette, lâchant qu'il n'y pigeait rien. Au début, c'était plutôt moi qui ne comprenait pas où il voulait en venir. Et puis au fur et à mesure que mes prunelles s'ajustaient à la luminosité de l'écran, je voyais l'une de mes photos, postées sur instagram. Magnifique d'ailleurs, hein. Quand on savait mes compétences en photographie, et le peu de choses sérieuses que je pouvais poster en ligne, il y avait de quoi rire. « Que veux-tu, je suis une personne influente. » que je crachais avec parfaite ironie avant de chasser une mèche derrière mon oreille. Il est vrai que je n'avais pas franchement vu Joaquim se servir de la plateforme jusqu'ici, et si j'avais pu apprécier son profil lors du portrait chinois, je n'avais pas eu grand chose d'autre sur quoi me faire un avis. « Disons qu'il ne faut pas prendre ça au sérieux. Je pense que tout le monde sait que la vie des gens en ligne, c'est clairement ce qu'ils choisissent de portrayer et non ce qu'ils sont réellement. Enfin j'espère, sinon j'aurais probablement déjà étranglé Achana. » je veux dire, elle était mignonne, mais le genre influenceuse à deux balles, ça m'allait cinq secondes. Laissant ma tête se poser contre le bord du canapé, j'ajoutais finalement « Après, j'suis pas forcément la meilleure placée pour t'en parler je crois. La plupart de mes photos sont des conneries monumentales dans le simple but de troller la toile et les autres... comme moi-même d'ailleurs. » il n'y avait qu'à voir la photo où je faisais la grimace que j'avais posté la semaine passée. « Vois plutôt ça comme un moyen de connecter avec ton audience. T'as pas besoin d'en faire des caisses si t'en as pas envie. Genre, faut plutôt que tu te vois comme un produit marketing en fait, et que tu détermines ce qui fait tes valeurs. » pourquoi je le conseillais d'ailleurs ? Je m'en fichais un petit peu qu'il réussisse ou non une carrière dans le monde du web. « Tu t'es inscrit dans une émission de télé-réalité, c'est déjà trop tard si tu penses que t'en es pas un. » nous étions tous des produits marketing à partir du moment où nous avions mis les pieds ici, il fallait s'y faire.

Joaquim, il ne pige pas grand-chose au concept d’instagram. A vrai dire, au-delà de la compréhension qui nécessiterait une rapide mise à niveau informatique, c’est plutôt son manque d’adhésion au réseau social qui lui fait défaut. Dans toutes les publications réside une part d'égo, une envie de se montrer, et de mettre sa petite vie en valeur, avec plus ou moins d'artifices. Ça ne lui parle pas tellement, alors il a du mal à se forcer à entrer dans le jeu sous prétexte qu’il doit faire sa promotion auprès de téléspectateurs à même de lui sauver les fesses aux prochaines nominations. Elle lui parle d’Achana et du portrait que chacun décide de faire sur sa page. C’est vrai que cette nana, c’est carrément son job de jouer les influenceuses aimant les voyages et la bouffe vegan pour coller aux hashtags les plus vendeurs statistiquement. De toute façon, personne n’irait poster des éléments peu flatteurs à son sujet, à moins d’être complètement teubé et maso. « Je crois juste qu’il faut être sacrément blindé psychologiquement pour ne pas comparer sa vie aux images parfaites qu’on capte sur le net, et au final ne pas la trouver nul à chier » il annonce, avant de se taire. Lui, c’est un peu l’effet que ça lui fait, notamment quand on leur a demandé de balancer des photos de leur meilleur voyage. Il se sentait gêné et si la nana qui lui plait le plus au milieu de tous les candidats est Aly, c’est loin d’être anodin. Il reste un peu silencieux, jusqu’à ce qu’elle mentionne sa propre utilisation d’instagram qui lui tire un léger ricannement. « C’est vrai que je saisi tout à fait le degré de troll de tes publications, là. » il commente ironiquement en louchant sur l’une de ses dernières photographies où elle a l’air d’une bonnasse absolue. Alors ouais, c’est vrai qu’elle a posté quelques trucs funs depuis le début de l’aventure, mais il n’irait pas non plus la positionner dans cette catégorie sous prétexte qu’elle fait une grimace à son désavantage sur toute sa page. Qu’elle le veuille ou non, elle est sexy et elle est enviée par ses abonnés, ce qui la met d’office au-dessus du troupeau avec son condensé d’informations à base de télé-réalité et de voyages. Il ne sait pas trop s’il a envie de se connecter avec son audience, Joaquim. Evidemment, il sait où se trouve son intérêt à ce niveau-là pour avancer dans le jeu. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a décidé de se créer un compte, poussé par Penny qui s’y connaissait beaucoup plus que lui sur ce sujet. Maintenant, il est un peu mal à l’aise à l’idée de diffuser des images de son existence, comme s’il pensait réellement que ça allait intéresser quelqu’un de le voir barboter dans la piscine ou manger ses céréales. C’est vrai qu’il se trouve dans une télé-réalité, mais c’est pas non plus une raison pour pousser le cran de l’exhibitionnisme jusqu’au bout alors que ça ne fait pas du tout parti de son caractère. « Ca ne me parle pas trop tout ça. » il conclut. Il essaye, mais ça ne prend pas. Il a pas mal de préjugés dans la tête, alors ça ne l’aide pas vraiment à s’y mettre. « Quand ça s’est développé, je n’étais pas vraiment connecté… » Il est complètement passé à côté du phénomène. Il se fait un peu le même effet qu’un daron qui tente de se mettre aux réseaux sociaux. « Je ne me suis pas inscrit pour me montrer. » Du coup, l’argument marketing, c’est pas l’idéal pour le faire entrer dans la combine. « Si je suis ici, c’est pour faire gagner Penny et la voir repartir avec toute la thune qu’elle n’aurait jamais pu espérer obtenir en restant à Kissimmee. » Rien d’autre. Dans le jeu, elle passera toujours avant lui, alors sa présence ou son absence sur instagram, ce n’est pas non plus essentiel.