L'accent anglais de Syssoï était tellement plus parfait que le sien, voilà, elle était jalouse, quand Gabrielle ouvrait la bouche, on entendait bien que ce n'était pas une langue qu'elle maitrisait à la perfection, son accent français était très prononcé. Bref, ils étaient pas mal de français dans cette baraque pour cette saison, simple constat. « Plus un pays de l'est. » répondit-elle mi-pensive, mi-rêveuse. Ouai, tout, mais pas en France quoi, Gabrielle restait encore sous le choc, mais ça finirait pas passer. Surement. Il fallait bien qu'elle s'habitue à l'idée, elle n'avait pas vraiment le choix hein. Le 'trop simple' de son partenaire fit sourire la jeune femme. Elle attendit patiemment qu'il s'excute, et tendit le cou une nouvelle fois poir voir sa réponse. Il avait 25 ans. Voilà, maintenant elle connaissait déjà un peu plus de chose sur lui. Syssoï, 25 ans, français et peu barvard. C'était un bon début.
Puis il s'essaya à deviner l'âge de la rouquine, elle était curieuse de savoir combien il lui donnait. Soudain, il souleva la couette, et observa son corps. La jeune femme pinça les lèvres, fronçant légèrement les sourcils -elle était un peu égarée là, il faisait quoi ?- avant de finalement se détendre. Elle n'eut même pas le temps de protester qu'il l'avait recouverte. Il lui montra le carnet. « Dans le mille. » murmura t-elle à voix basse. « Mon corps fait plus vieux que ma tête ? » lui demanda t-elle curieuse, et non soucieuse. Gabrielle enchaina, elle en perdait pas de temps. « Quel est le défaut que tu détestes le plus chez une personne? » lui demanda t-elle, avec un visage serein, elle voulait juste voir comment il allait faire pour lui dessiner la réponse.

«Mon père était d’origine russe, en effet, et ma mère espagnole, mais je suis né à Biarritz.» Je souffle, sans même prendre conscience que j’ai pris la parole plutôt que dessiner ma réponse. Mais je suis déjà occupé à lui écrire mon âge, puis je passe à mon activité suivante : déduire l’âge de ma partenaire. Son visage semble juvénile, je lui donne la vingtaine, mais je ne suis pas très doué avec les visages, ce sont les corps qui me parlent le plus. En un regard je peux extraire un tas d’information sur le propriétaire. Chez Gabrielle je note une ossature fine renforcée par une masse musculaire sèche mais robuste, il s’agit d’un corps élancé mais travaillé, par le genre d’élancement obtenus par privation, mais par des heures et des heures d’entrainement physique, seul le sport peut avoir cet effet sur un corps. Il m’apprend aussi qu’elle a achevé sa formation, et qu’elle est donc un peu plus âgée que son visage ne voudrait le faire croire. J’ai noté 22 sur mon bloc avant de le lui tendre, et j’ai vu juste, puisqu’elle m’a immédiatement gratifié d’un «dans le mille» on ne peut plus explicite. Elle me demande si son corps fait plus vieux que sa tête, et je secoue la mienne comme si cette question n’avait pas lieu d’être. Elle enchaine avec la question suivante, le défaut que je déteste le plus chez une personne. Je suis entrain de réfléchir à la réponse à dessiner, quand je comprends et me tourne brusquement vers elle, le regard un peu moins amical que plus tôt. «Tu te moques de moi, c’est ça ?» C’est une évidence, mais j’ai la subtilité d’une huitre. Je fronce les sourcils, j’aime pas qu’on se moque de moi. Puis je m’enfonce un peu plus dans les draps, la mine renfrognée. «L’irrespect.» Je fini par répondre en gribouillant sur mon carnet. «Je déteste l’irrespect.» Et si elle m’avait demandé le défaut que je détestais le plus chez moi, j’aurais certainement répondu : le manque d’humour.

Je suis un mélange, oui on peut dire ça, et pas seulement au niveau de mes racines, c’est tout mon caractère qui est un mélange. Mélange de feu et de glace, mélange de douceur et de violence, mélange de discipline et de refus de l’autorité, mélange de bonne éducation et manières rustres, mélange d’altruisme et de férocité. Je suis véritablement un mélange. Et en cet instant, alors qu’elle m’a vexé en pointant mon manque d’humour passager, je boude presque comme un enfant. J’ai plus envie de jouer. Elle me pose une nouvelle question, mais je n’ai pas envie d’y répondre. Ou plutôt, j’ai plus envie de dessiner, encore moins s’il s’agit d’une ballerine en tutu juste pour lui faire comprendre mon métier. Je laisse passer quelques secondes de silence, juste pour faire taire l’animosité qui m’anime, et retrouver un semblant d’amabilité, puis je me tourne vers Gabrielle, tout en me laissant couler un peu plus sous les draps. «Je suis danseur.» je réponds finalement en me tournant complètement vers elle, la tête sur l’oreiller, une main dessous. Je vois dans ses yeux le cheminement de son esprit, elle fait comme tout le monde, elle m’imagine en baggy, casquette vissée sur la tête, entrain de tourner sur un bras, jambe en l’air. «Danseur classique.» je précise pour éviter tout malentendu. «Opéra National de Paris.» Je ne précise pas que je suis danseur étoile, ça ne sert à rien, et je me tourne sur le dos, les deux bras repliés, les mains sous ma nuque. «Et toi ? Tu as un métier physique, je suppose, qui exige un entrainement sportif quotidien.» J’aurais bien dit prof de fitness ou coach sportif, mais ça me semble trop cliché... Elle est supposée me surprendre.

Pendant que la jeune femme rêvassait, perdue, très loin, sur un petit nuage. Un silence s'installa. D'ordinaire, elle préférait combler le silence, en lançant à voix haute ce qu'elle pensait, le silence la gânait, la troublait, mais elle était tellement haut perchée qu'elle ne s'en était même pas rendue compte. La voix de Syssoï la remena brusquement à la réalité. Il était danseur, waouu. La classe en gros, Gabrielle était admirative. « J'aime bien la danse. » commenta t-elle en souriant doucement. La rouquine avait vu tout les films du genre 'danse ta vie' ou 'step up' ou 'dirty dancing havana', bref, une grande fan. « Mais j'préfère le street dance. » ajouta t-elle. Chacun ses goûts hein. En tout cas Gabrielle, étant plus jeune, avait prit des cours de street dance, et elle dansait souvent, avec ses amies pseudo danseuses. Gabrielle se laissa brusquement tomber en arrière, elle commçait à fatiguer, à rester assis, sous les draps. Elle prit le carnet, le posant d'une main sur le sol. La belle se mit sur le côté, du côté de Syssoï évidemment, son bras sur l'oreiller, sa tête sur le bras, elle l'observait. « Oui.. » commença t-elle, oui, elle pratiquait un entrainement physique régulier. « Je suis pompier. » annonça t-elle. « Et c'est pas une blague.. » précisa t-elle presque lasse. Elle ne comptait plus le nombre de personne qui s'était foutue de sa gueule ou qui ne la croyait pas. Oui, Gabrielle était pompier, difficile à croire, mais vrai.

Street Dance. Voilà, je suis déçu. Toute une génération élevée au culte de la danse facile et hasardeuse, et paradoxalement privée d’un art que l’on cultive depuis la nuit des temps, où le corps est soumis à ses limites pour mieux les dépasser, les exploser, au service d’un langage désormais quasiment perdu. Calme, discipline, fureur, soumission, violence, sexe, candeur, virtuosité, faille, force, poésie... Tout s’exprime à travers ce corps en mouvement, ce corps dédié à sa danse. Alors que le mec qui tourne sur la tête au rythme des basses inaudibles du dernier tube commercial, il exprime quoi ? Sa rage de sortir du guetto ? Croyez-moi, comparée à l’enfance de beaucoup de mes condisciples, la vie d’un danseur de hip hop équivaut à celle de Kim Kardashian. Il faut être fou pour devenir danseur classique, fou ou sérieusement motivé par une vie un peu moins pourrie. Le fait que Gabrielle ne saisisse pas la subtilité de mon art au point de lui préférer les chorégraphie approximative de quelques wesh wesh-bad boys, me déçois plus que je n’aurais pu le soupçonner, et dans ma tête, une idée, une envie, tente de creuser son trou pour s’installer et me marteler le crâne. J’ai envie de lui montrer, de la faire changer d’avis, de l’obliger à se débarrasser de ses idées reçues sur des danseurs en collants et coquille. Mais je m’efforce de réfréner cette envie, de la forcer à se taire. Alors je change de sujet, l’interrogeant sur son métier. Je sais qu’elle est sportive, mais pour le reste j’ignore tout d’elle. Pompier. Ça ne m’étonne qu’à moitié. Elle aurait réussi à me surprendre si nous ne nous trouvions pas dans une émission réputée pour son casting pointu. Elle précise qu’elle ne plaisante pas, mais je n’en ai jamais douté. Je tourne mon regard vers elle, mes yeux glissant sur ces mèches rouille qui se répandent sur elle et autour d’elle. «J’aime le feu...» Je glisse, malgré moi, avant de détourner le regard et de reporter mon attention sur le plafond. Quand vont-ils éteindre ces maudites lumières ? J’aurais au moins une bonne excuse pour me couler définitivement dans les draps, et prétendre dormir. Je soupire. L’idée danse dans ma tête, elle virevolte, moins intrusive mais toujours là. «T’as sommeil maintenant ?» C’est presque une supplique, comme ça je pourrais hurler à Cupidon qu’il vaudrait mieux éteindre la lumière pour le bien être de ma partenaire. Mauvaise foi assumée à 100%

La rouquine aime le street dans, comme la salsa, ou le tango. Elle aimait bien les danses latines aussi. Quand elle était petite, elle avait vu un ballet, toujours aussi émerveillée par la grâce des danseurs, elle ne s'était pas plus intérressée à la danse classique. « Tu me montreras ? » commença t-elle timidement. « Comment tu danses.. » annonça t-elle avec une certaine prudence. Elle ne savait pas trop sur quel pied danser- ce n'était pas un mauvais jeu de mot- avec Syssoï, elle avait l'impression de marcher sur des oeufs. Elle avait peur qu'il prenne mal ce qu'elle pouvait dire. Car Gabrielle avait tendance à dire tout ce qu'elle pensait, elle ne triait pas ses pensées utiles et inutiles. « Moi aussi, surement trop. » répondit-elle en souriant, pinçant ses lèvres doucement. Gabrielle était un pompier plutôt inconscient, et la jolie rousse avait tendance à souvent se mettre en danger. La brûlure de la jeune femme en était la preuve, elle avait laissé une flamme lécher son dos de près, elle avait payé le pris fort, lors d'une intervention. Gabrielle s'enfonça un peu plus dans les draps, remontant le bout de tissus jusqu'à sa poitrine, la rouquine se remit de dos, laissant ses bras le long de son corps. « Oui, un peu, mais j'ai envie de parler. » répondit-elle vivement. « Mais toi tu veux dormir, ou du moins arrêter de parler j'imagine. » en déduisa t-elle avant de soupirer. La française passa une main distraite dans ses longs cheveux roux, enroulant une mêche autour de son doigt. « Tu veux qu'on dorme ? » lui demanda t-elle innocement.

Elle veut encore parler, mais j’ai l’impression d’avoir largement dépassé mon quota. Je ne veux pas qu’elle se sente proche de moi, et encore moins me sentir proche d’elle, je sais que quelque part c’est inévitable, sachant que le jeu, lui-même, nous oblige à l’être, mais j’ai déjà donné beaucoup, beaucoup trop pour une seule et même soirée. Je m’efforce de ne plus penser à cette idée lancinante qui irradie mes neurones, ce serait donner encore plus de moi, bien trop, de manière inconcevable pour cette première nuit au château. Est-ce que je deviens fou ? Ou bien suis-je entrain de devenir ce que les médecins appellent « sain » ? Je ferme les yeux. Parler ? Encore ? Non, je ne peux pas, je finirais par me laisser entrainer par l’idée, et au-delà du fait que je n’y suis pas prêt, les couloirs grouillent encore de monde. Je ne peux pas prendre le risque. Je m’apprête à lui proposer de parler, elle, si elle le souhaite puisque, si je ne suis pas bavard, je suis une bonne oreille, mais au moment où mes lèvres s’entrouvrent, la pièce est plongée dans les ténèbres. Comme ça, sans préavis. Ça signifie qu’il est deux heures du matin, et que la pause CSA débute. Les caméras ne sont plus censées nous filmer, ce qui me conforte dans ma prise de décision. J’échafaude un plan. Je sais que c’est risqué, rien n’empêche la Production d’utiliser des images qu’elle juge intéressantes et exploitables, même si celles-ci proviennent de la pause CSA. Mais en général, ça ne se produit que lorsque deux candidats se retrouvent à copuler dans un coin, se pensant à l’abri des regards. Puisque ce n’est pas mon intention, j’imagine que c’est jouable, qu’ils n’utiliseront pas ces images, voir même qu’ils se désintéresseront totalement de nous. Et puis, en pleine nuit, on aura moins de chance de se faire surprendre… Si j’accepte de me dévoiler pour elle, ce sera uniquement pour elle, pas pour les autres candidats, pas pour l’Irlande et la France. J’ai beaucoup de mal avec la notion de partage, surtout lorsqu’il s’agit d’un bout de ce que je suis. « Bonne nuit, Gabrielle. » Je sais d’avance que je ne vais pas dormir et que je vais me concentrer sur sa respiration, notant sa fréquence, sa légèreté, ou au contraire sa profondeur, mais je ne veux plus parler, et je préfère qu’elle aussi, ne parle pas, ça rend les choses moins compliquées. Et j’ai besoin de calme pour élaborer mon plan. Pour le reste, on verra demain.