W/ CÉLESTE
mardi 24 janvier, 14h15.

Pour la millième fois, au moins, d'un geste machinal, Milan replaça son écouteur gauche dans son oreille. Ça faisait une petite demi-heure qu'il était là, et cette foutu oreillette refusait de rester en place plus de cinq minutes. Sans doute sa position n'était peut-être pas des plus propices à contrecarrer l'attraction terrestre. Allongé en travers d'un des canapés de la bibliothèque, le jeune homme avait les jambes sur le dossier, la tête quelque part entre le vide et l'accoudoir, et un livre sur le ventre. Il se serait mieux tenu s'il n'avait pas été seul mais en l'occurrence, la pièce était déserte de toute présence en dehors de la sienne. Tant mieux. Lire en société n'était pas quelque chose qu'il aimait, allez savoir pourquoi, il n'arrivait pas à se plonger totalement dans les lignes d'un bouquin lorsqu'il était entouré. Surtout lorsque le livre en question était prenant, ce qui était le cas. Même si à vrai dire, c'était plus un reportage sur papier qu'un véritable roman. Il s'agissait d'un mec qui relatait sa traversée des pays du sud de l'Afrique, partant de la République démocratique du Congo, puis longeant la côté est. On pourrait se demander pourquoi la production avait tapé ce genre de bouquins chiants à mort dans la bibliothèque, et encore plus pourquoi Milan prenait la peine de le lire. D'autant plus qu'il ne semblait absolument pas s'ennuyer. Le goût du jeune homme pour des sujets tout à fait autres que ceux qui intéressaient d'ordinaire les gosses de son âge était incompris de la plupart des gens. Ma foi, il fallait de tout pour faire un monde. S'interrompant un instant au moment où l'auteur de l'autobiographie quittait la Tanzanie pour profiter d'un solo de guitare, il ferma les yeux et sombra dans un demi-sommeil étrange, ce genre de sommeil durant lequel on rêve, tout en étant conscient de ce qui se passe autour de soi. Alors, la porte de la bibliothèque se referma, le faisant réintégrer brusquement la réalité. Son bras pendant dans le vide lui indiqua que son livre était tombé par terre durant sa torpeur et, se redressant l'air un peu hagard, il retira ses écouteurs, clignant des yeux plusieurs fois. Son regard tomba alors sur une silhouette féminine qu'il reconnut mais sur laquelle il ne parvint pas à mettre de nom. « Quelle délicatesse, un verre d'eau dans la tronche aurait été aussi efficace » fit-il en baillant, se penchant pour ramasser l'ouvrage qu'il posa simplement sur le canapé.

J'ai faim. Je veux une crêpe avec du chocolat dessus. Ou alors une gaufre de la chantilly. Peu importe ce que l'on me donne, je dois manger. J'ai la dalle. Je suis une âme affamée, une petite souris qui n'a pas eu son bout de fromage. Une main sur l'estomac, je quittais la salle de sport où j'avais un peu couru pour me rendre à la cuisine. Peu habituée à la localisation des pièces, j'entrais dans la bibliothèque alors que je me pensais dans la cuisine. Je n'eu pas le temps de retenir la porte et celle-ci se ferma bruyamment derrière moi. Tant pis. Il ne devait pas y avoir grand monde dans une bibliothèque. Qui peut réellement aimer lire hein ... On vient pas ici pour lire. Non. « Quelle délicatesse, un verre d'eau dans la tronche aurait été aussi efficace » Visiblement il y a avait quelqu'un ... Zut. Je me retournai du côté de la voix et fit un sourire navré au jeune homme que je venais vraisemblablement de tirer des bras de Morphée. Pourquoi il dort ici celui-là ? Le voyant ramasser son bouquin, je compris rapidement que son bouquin à chier l'avait mené dans un sommeil plus que profond. « Désolée. » Au moins , je sais reconnaître lorsque je suis en tord. Je l'admet. Et je compatis à la souffrance de ce mec, si il y a bien une chose que je déteste c'est que l'on me dérange dans mon sommeil. C'est d'ailleurs ce que mes profs ont l'habitude de faire, les chieurs. Je m'avançais un peu dans la pièce, cherchant si son visage me rappelait quelque chose ou quelqu'un mais n'étant pas très physionomiste, c'était peine perdue. « Je trouverai une méthode plus douce pour te réveiller la prochaine fois que j'ai envie de faire connaissance. Moi, c'est Céleste. »

La tête de la fille était plutôt marrante. Si elle avait renversé une vache sacrée en Inde, elle n'aurait pas eu l'air moins coupable. Tout de même, Milan n'était pas susceptible au point de lui en vouloir pour un peu de bruit. Bah. Ça va, elle ne le suppliait pas de le pardonner non plus, ce qui aurait été un peu con. « Pourquoi tu t'excuses ? Engueule-moi de te parler comme ça ! c'est plus drôle. » Un sourire qui s'adressait plus à lui-même qu'à la fille adoucit ses traits. Il était vrai que la rareté de ses sourires rendait les fois où il le faisait assez impressionnantes. Il semblait immédiatement beaucoup plus... beaucoup moins... Ouais. La regardant s'approcher, il hocha vaguement la tête à ses paroles. Céleste. Ça correspondait plutôt bien à sa dégaine de peste au visage angélique. Cela dit, il y avait de bonnes chances pour que ce que laissait paraître son visage soit loin de la réalité. Milan avait appris depuis bien longtemps à ne pas s'arrêter au physique, ni à la première impression, même s'il se faisait une idée globale de la personne qu'il avait en face de lui en analysant sa posture, son assurance, ses sapes et ce genre détails. « Milan » répondit-il simplement. Pas besoin de dissert de quatorze chapitres pour se présenter. Tout ce qu'elle devait savoir se trouvait dans ce simple prénom. « Tu m'excuses si je m'en fous de ton âge, tes études, tout ça. » Du bout des doigts, il chipotait le coin de la page à laquelle il était arrivé (allez savoir comment il était arrivé à garder la main coincée à cet endroit précis en dormant), la cornant puis la plissant, la roulant, la pliant à nouveau, en se demandant vaguement si elle comptait rester debout pendant deux heures encore. « Si tu devais changer un truc dans ta vie, un seul, ce serait quoi ? » finit-il par lâcher, relevant les yeux vers elle.

« Pourquoi tu t'excuses ? Engueule-moi de te parler comme ça ! c'est plus drôle. » Je n'étais pas du genre à gueuler pour tout et n'importe quoi. Enfin, à la soirée je n'avais pas aimé que l'on me pousse et c'était la seule raison pour laquelle je ne m'étais pas vraiment laisser faire. Mais dans ce cas-ci, il n'y avait clairement pas de quoi faire un scandale. Il n'avait pas été super désagréable non plus. Juste un peu . « J'aurai pu le faire aussi, mais j'avais pas envie que tu me déteste dès le début et puis ... entre-nous, le sommeil c'est sacré. » Il pourrait me détester par la suite si il le voulait ... Quoi que. J'étais bien plus habituée à avoir des tas d'amis que des ennemis dans ma vie de tous les jours. Milan. C'est ainsi qu'il se nommait. C'est une ville en Italie ça non ? J'en sais rien. J'écoute rien en cours. Je préfère dessiner des bêtises qui ne ressemble à rien sur mes feuilles. Je préfère dormir aussi. Je préfère aussi discuter avec mes voisins de bancs. En conclusion, je fais tout en cours, sauf écouter ce que l'on me dit. J'suis un peu un cas désespérée scolairement parlant mais je perds pas espoir. « Tu m'excuses si je m'en fous de ton âge, tes études, tout ça. » Ce type était étonnant. Je l'aimais bien moi. Enfin, je le connaissais pas beaucoup. Mais je l'aimais bien. Moi j'suis le genre de fille qui aime les gens à leur première rencontre. J'ai jamais été trop réfléchis dans mes relations avec les gens, j'agis aux coups de têtes. Aux impulsions. « Dans ce cas, on va s'en passer. » Cela ne me gênait pas. Tout le monde n'était pas obligé de savoir tout de suite que je n'avais que dix-huit ans et que je n'étais qu'élève en terminale. J'étais la benjamine de l'aventure, celle qui devait sans doute avoir vécu beaucoup moins de trucs que les autres. « Si tu devais changer un truc dans ta vie, un seul, ce serait quoi ? » Question difficile. Elle demandait réflexion. D'ailleurs, je décidais d'aller m'asseoir pour pouvoir y penser calmement. Qu'est-ce que je changerai ? J'avais vécu si peu de chose dans ma vie qu'il m'était difficile de savoir quelle chose je changerai. « Si je devais changer un truc ... Je ... Je demanderai à être quelqu'un de plus stable émotionnelle-ment parlant . Enfin ce que je veux dire c'est que, il faudrait que j'arrête de tomber amoureuse de tout le monde et de ne plus l'être deux minutes après. J'aimerai pouvoir vivre un truc plus stable. » J'étais pas sûre d'avoir répondu à sa question. Peut-être voulait-il un évènement en particulier et non l'un des traits de mon caractère ... Mais moi, si je devais changer quelque chose, ce serait ça. Il suffit de me voir. Je tombe amoureuse d'un mec, on se drague, on s'embrasse et puis tout est fini. Je me rends compte que je ne l'aime plus et que je dois lui annoncer. Bien entendu, ce n'est pas le cas avec mon copain actuel. Je l'aime toujours mon Julian, enfin je crois. Ça devait bien faire deux semaines qu'on étaient ensembles maintenant, c'est déjà bien. « Et toi Milan, tu changerais quoi ? »