HAMAD


A vue de ventre, il fait l’heure de manger. J’sais pas trop, mais on doit être aux alentours du début d’après-midi et il commence à se faire faim. Ça tombe bien, je suis dans la cuisine. Et j’y suis depuis un bon moment. Finalement, en prenant un peu de recul, il est assez étrange que j’y sois encore seul, mais je n’ai pas encore eu le temps de me pencher sur la question. Je suis penché sur autre chose -en l'occurrence, mon olympus dont je bidouille le contraste- qui m’occupe suffisamment pour que je n’ai pas encore prit la peine de me demander ce que foutent ceux qui sont censés préparer à manger pour nous. Je ne pense pas à des domestiques ou quelque chose dans le style, mais y a pas des candidats sous-exploités pour faire ce genre de trucs ? Les soumis, les victimes, ils sont où ? Probablement pas encore révélés par l’émission, je décide, et sans m’en formaliser, je retourne au bidouillage de mon appareil photo. J’entends bien les pas, mais ce n’est pas pour autant que je lève la tête. Bon, à peine une fraction de seconde pour reconnaître Hamad qui se dirige d’un pas volontaire vers le frigo. Comme un gosse, hyper concentré sur son jouet, je ne prends même pas la peine de le saluer, j’ai oublié. Je ne reporte mon attention sur lui que quelques instants plus tard, lorsque j’entends l’eau couler, et que je le découvres, aux éviers, entrain de laver ce qui semblent-être des tomates. Les fenêtres hautes, en surplomb, vomissent sur lui cette lumière dorée qui déverse ses rayons sur un profil ciselé et une chevelure nuancée. Un jeu d’ombre et de lumière qui découpe sa silhouette dans ce décor à la Vermeer. L’index sur le déclencheur, je lève l’objectif jusqu’à mon oeil. Je dose le zoom, j’arrange la netteté, j’arme mon arme, et je tire au moment où son visage affiche sévérité et dévotion face à ces tomates. Le déclic n’a rien de discret, comme sur tous les vieux appareils, pourtant, lorsqu’il se retourne, je suis de nouveau concentré sur mon jouet, réarmant la pellicule à grand renfort de déclics sonores. « Hamad, mon BFF... » j’annonce, sans relever la tête. « ... Est-ce qu’il y aurait une chance, infime, que ce repas que tu prépares soit pour deux. » Cette fois, je relève la tête, après avoir reposé mon joujou sur la table et joint sagement, mes mains ensemble. « Tu sais qu’aucune amitié sincère ne se décide sur un ventre vide ? » Je tente ma chance. S’il refuse, on ira ensemble soudoyer une fille, il parait que ça rapproche aussi.

J'avise Loxias d'un petit haussement de sourcil tandis que j'effectue mon entrée dans la cuisine où il trône, juché sur le plan de travail, son jouet trop sophistiqué pour un gamin de neuf ans entre les mains. Il ne semble pas m'avoir remarqué, très concentré, alors j'me contente de me glisser à ses côtés pour ouvrir le réfrigérateur, sortant tomates et mozzarella du bac à légumes heureusement plein. Je tâte les aliments entre mes doigts, en respire l'odeur et constate qu'ils sont suffisamment frais pour que je puisse les utiliser sans risquer l'empoisonnement ou pire, le dégoût. Un nouveau regard dans la direction du candidat me rappelle mon plaisir de cuisiner pour les autres, aussitôt j'ouvre de nouveau l'imposant appareil pour sortir de nouvelles tomates que je balance avec ses copines sous l'eau fraiche. Je m'affaire à ce qu'elles soient parfaitement clean, les exigences du métier oblige une hygiène irréprochable et un grand soin dans le choix des ingrédients. C'est alors que j'entends dans mon dos le déclic significatif d'un flash, m'arrachant à mes contemplations culinaires pour venir cingler mon voisin d'un regard désapprobateur. Il ne me regarde même pas le bougre, mais doit sûrement deviner mes prunelles sur son crâne puisqu'il m'interpelle. « Hamad, mon BFF... Est-ce qu’il y aurait une chance, infime, que ce repas que tu prépares soit pour deux. » Je me mords les lèvres pour ne pas soupirer et laisse plutôt sur ces dernières s'étirer un large sourire plein d'ironie. « Loxias, ma petite couille au miel, bien entendu que ce savoureux repas que je prépare est destiné à deux personnes. » Je me re-concentre sur mes tomates, et un petit rire annonce mon sadisme. « Je te rassure, Sochanna va bien manger ce midi si c'est ce qui te préoccupe.. » Je ne le regarde pas et égoutte soigneusement mes légumes avant de les étaler sur la planche à découper, extirpant de son sachet la mozzarella que j'aurais espéré de meilleure qualité. Ça m'embête, mais je tâche de faire avec et étudie un bref instant les couteaux qui s'offrent à moi. Celui-ci pourrait éventrée une autruche en pleine course. Je me saisis aussitôt du manche avec fermeté. « Tu aimes la mozzarella j'espère? » J'demande l'air de rien à Loxias, pris d'une intense bonté.

« Loxias, ma petite couille au miel, bien entendu que ce savoureux repas que je prépare est destiné à deux personnes.» Ma petite couille au miel ? J’hausse un sourcil, un seul. En fait, y a que l’extrémité extérieure de mon sourcil qui bouge, mais je ne désespère pas, qu’un jour, je parvienne à maîtriser totalement ce geste. Mon regard attrape cette caméra qui vient de, brusquement, se braquer sur nous. Pas de doute, ils doivent tous s’attendre à du croustillant, là. Dommage pour eux, j’n’ai pas l’intention d'embrayer. Je me contente de le prendre une seconde fois en photo, ça à l’air de le faire chier. Je l’entends rire avant qu’il ne m’annonce que Sochanna mangera bien ce midi. Sochanna ?! Ha oui, la blonde du prime, sa partenaire, celle qui semblait aussi improbable dans ce décor qu’un pygmée en plein Central Park. « J’crois qu’elle est pas bien au courant, elle a mangé y a plus d’une heure ta chérie. » Je lâche, l’air de rien, en reprenant mes manipulations inutiles sur mon jouet. Ça me détend. Ça me renvoi à la normalité, à ma normalité. Je lâche tout de même un sourire à sa tentative de vanne. Elle aurait pu fonctionner si, effectivement, la blonde n’avait pas vidé le frigo un peu plus tôt dans la journée. « D’ailleurs, t’es au courant qu’elle bouffe comme quatre ? Je serais toi, je lui ferais signer une clause de fidélité à son poids d’origine, parce qu’au train où vont les choses, elle va prendre dix kilos en trois jours, et c’est quand même plus difficile de remporter Fake Lover si tu te trimballes un cageot. » J’hausse les épaules avec un air angélique qui contraste assez radicalement avec la teneur de mes propos. « Enfin j’dis ça... » J’dis rien. Tout le monde connais la suite. Un court silence s’installe, le temps qu’il finisse de décaper ses tomates, avant qu’il ne le brise en reprenant la parole. « Tu aimes la mozzarella j'espère ? » Je relève le nez. C’est quoi cette machette entre ses mains ? « Si j’réponds “non”, il se passe quoi ? J’me retrouve avec ce truc fiché entre les deux yeux ? » On sait jamais, il est peut être du genre fondateur du club des adorateurs de la mozza. « T’as de la chance, mon loukoum au safran, je n’ai aucune intolérance au lactose, fais péter. » Un merci ? Non, je le remercierais lorsque mon ventre cessera de hurler façon wookiees. « T’es quoi ? Un genre de cuisinier, c’est ça ? Le Jean-Pierre Coffe du Nil ? » A sa façon de grimacer face à la mozza, je m’attends à tout instant à me la prendre en pleine tronche pendant qu’il hurlera “c’est d’la merde ! qui m’a foutu de la merde pareille ?”. Flippant.