On ne pouvait pas dire qu'il faisait beau. Le temps était gris, nuageux, boudeur. Je regardais le ciel depuis l'intérieur, les cimes des arbres qui pliaient sous le joug du vent autoritaire, et la blancheur menaçante des nuages dissimulant entièrement le dôme céleste. Malgré cette météorologie très clairement désavantageuse, j'avais envie de mettre le pied dehors. Je n'étais pas frileuse, et la manière que la nature avait de rappeler sa présence, se glissant entre chacun de ses enfants pour venir nous murmurer des contes à l'oreille, m'émoustillait plus qu'elle ne me poussait à me réfugier sous la couette. J'allais près du lac, pour être sûre de voir les eaux se lier dans le cas où les cieux crèveraient et se déverseraient sur notre pauvre Terre.

Je ne m'attendais à rencontrer personne sur le chemin, mais en vérité, je pus bientôt reconnaître une silhouette qui m'était familière. Je m'approchais, puisque de toute manière ma destination me forçait à prendre ce passage. « Un autre hardi gaillard... Je suis agréablement surprise, à mon tour. » Cette dernière remarque m'avait soudainement renvoyée à notre dernier échange, et à la question éludée par Malo. Si je lui avais dit que je ne lui en tiendrais pas rigueur s'il ne souhaitait pas me répondre, et que je le pensais bel et bien, il n'en demeurait pas moins que son départ précipité me laissait dorénavant quelque peu gênée en sa présence, alors que tout n'y était que cotonneux de coutume. « Venez. » J'attrape sa main libre et l'entraîne avec moi. J'ai envie de courir, mais je ne suis pas sûre qu'une telle chose lui soit possible, alors je marche d'un pas moyen quoique vif.

Enfin, j'arrive à ce que je cherchais : les barques en forme de cygnes que j'avais pu repérer plus tôt. Je marque une petite révérence avec le sourire afin de préparer le terrain. « Me feriez-vous le plaisir de m'accompagner durant cette balade ? » Je n'aurais pas proposé ça à tout le monde. Loin de la terre ferme, à divaguer avec une personne sur laquelle j'émettais quelques réserves, très peu pour moi. Mais Malo ne faisait pas partie de ceux-là.

Il porta son tasse de thé à ses lèvres, il en huma l'arôme. Délicat et parfumé. Juste ce qu'il lui fallait pour détendre les différentes parties de son corps. Les réchauffait surtout. Le liquide chaud traversa sa gorge, il en savoura le goût un peu amère. Le lait en adoucissait l'amertume pour rendre le thé buvable. Il dégustait au calme au thé, le regard contemplant l'extérieur. Des nuages obscurcissaient le ciel. Sa teinte légèrement grisée était le signe avant-coureur du mauvais temps. Il fronça les sourcils. Lui qui voulait prendre l'air pour se dégourdir les jambes (Avant d'entrer le jeu, son kinésithérapeute lui avait supplié de faire des exercices réguliers. Marcher lui saurait être bénéfique. Pour sa jambe et pour lui). Il avait décidé d'appliquer les conseils de son guérisseur à la lettre. Il n'avait pas le choix si il voulait voir sa jambe guérir un minimum. Il enfila une tenue de promenade. De blanc vêtu, il prit la décision d'aller d'abord se promener autour du lac. Comme cela, il pouvait contempler l'étendue d'eau en toute sérénité. Il était tout de même inquiet du temps. Il était londonien tout de même, se ressaisit-il. Ce n'était que de ridicules nuages. De toute manière, les conditions météorologiques n'allaient pas l'empêcher de faire sa promenade et n'altéraient pas sa bonne humeur. En marchant, il vit arriver en face de lui un visage familier. Il était surpris. Sive. La semaine dernière, le comportement du jeune homme était inapproprié.

Il avait éludé sa question (cette question se référait à sa jambe invalide) d'une façon maladroite, en prétextant vouloir dormir. Il sentit qu'une certaine gêne s'était installée entre eux depuis. Il ne savait plus où se mettre, il avait honte. Sa voix s'éleva : - Un autre hardi gaillard... Je suis agréablement surprise, à mon tour. Il esquissa un sourire penaud. Elle lui prit la main pour la suivre sur ses pas sur une cadence modérée, mais énergique. Il vit se dresser au loin des barques en forme d'un animal à plumes. Son sourcil s'arqua. Il les détailla d'un air amusé, puis ses yeux croisèrent ceux de la belle. - Me feriez-vous le plaisir de m'accompagner durant cette balade ? Un sourire illuminait le visage de la jeune femme. Avec un sourire pareil, il ne pouvait refuser. Il attrapa sa main et y déposa ses lèvres. Il répondit d'une voix suave : - Ce serait avec plaisir, gente dame. Comment pourrais-je refuser cette invitation ? Il lui rendit son sourire. - Tout d'abord. Je vous dois des excuses. J'ai peur que mon départ soudain de notre dernière rencontre ne vous est offensé. Pardonnez-moi. Le repenti inclina la tête, puis rajouta : - Je promets de répondre cette fois-ci. J'avoue avoir été un peu pris au dépourvu, mais votre question était légitime. La barque c'est pour que je ne m'enfuie pas, n'est-ce pas ? , finit-il sur le ton de la plaisanterie.

J'avais tenté d'omettre l'existence de ce moment gênant afin de pouvoir profiter pleinement de la compagnie de Malo, que je savais enivrante et que je ne saurai m'imaginer comme un poids. En revanche, lui qui avait fui semblait refuser cette solution de facilité que je lui offrais, sur laquelle bien d'autres à sa place se seraient jeté. Pour moi, je découvrais un nouveau trait de caractère chez ce jeune homme bien sous tous rapports auquel je pourrai m'attacher. Il faisait passer les sentiments des autres avant sa fierté, et c'était une chose que peu de personnes étaient capables de faire, et même bien souvent, moi y compris. Un sourire serein était donc venu remplacer le précédent, et je me laissais bercer par son aura apaisante. « Ne vous en faites pas pour cela. Je manque souvent de tact et ne sais toujours évaluer où sont les limites, je le reconnais. Je vous l'avais précisé ce jour, et vous le rappelle aujourd'hui, rien ne vous impose d'y répondre. Ou plutôt, faites ainsi : répondez-moi quand l'envie plus que le devoir vous incitera à le faire. » Je baissais un instant les yeux avant de me remémorer ses dernières paroles, et la sérénité se transforma alors en amusement. « Ce n'est pas pour cette raison que je vous ai amené ici, mais parce que je sais que vous êtes le plus apte à apprécier ce moment d'une manière similaire à la mienne. » J'observais une fois de plus l'endroit et me fixait d'un air décidé sur la barque. « Chaque fois que j'en aperçois de ce type, je m'imagine immédiatement les grandes robes et les ombrelles. » J'approche mon pied et évalue la stabilité de la chose. « Et l'instant d'après, je l'imagine se retourner alors que je monte, et me laisser pour morte en-dessous. »

A Londres, Malo était sans cesse entouré des plus belles femmes du monde. Aucune n'avait jamais réussi à attirer son attention hélas. Il fallait dire que le jeune homme avait mis la femme sur un piédestal. Il les respectait, les vénérait presque. Il avait tellement une haute estime de la gente féminine que cela avait crée chez lui une forme d'obsession. Une obsession qui s'était transformée à une quête de la Beauté. Cela devait être ainsi. Sa mère l'avait élevé dans le respect d'autrui et surtout des femmes. Son comportement de gentleman était alors devenu irréprochable et plaisait. Sive incarnait élégance et grâce. Ses manières, sa parlure étaient dignes d'une Lady du l'époque victorienne. Un contraste saisissant par rapport aux autres candidates du Nid. Une sorte complicité s'était installée dans leur relation. - Ne vous en faites pas pour cela. Je manque souvent de tact et ne sais toujours évaluer où sont les limites, je le reconnais. Je vous l'avais précisé ce jour, et vous le rappelle aujourd'hui, rien ne vous impose d'y répondre. Ou plutôt, faites ainsi : répondez-moi quand l'envie plus que le devoir vous incitera à le faire. Le sourire aux lèvres, il acquiesça tandis qu'il la couvait de ses yeux magnanimes. Elle poursuivit, amusée : - Chaque fois que j'en aperçois de ce type, je m'imagine immédiatement les grandes robes et les ombrelles. Il comprenait tout à fait ce qu'elle ressentait. Il éprouvait la même chose en cet instant. Cela lui rappelait l'atmosphère onirique du film, Chambre avec vue où le récit avait lieu dans un Angleterre lointain. Malheureusement, cela appartenait à une autre époque. - Et l'instant d'après, je l'imagine se retourner alors que je monte, et me laisser pour morte en-dessous. Le jeune homme s'empressa de l'aider à monter sur la barque en se mettant derrière elle pour la retenir si elle venait à tomber à l'eau. Il lui murmura : - De grâce, appuyez-vous sur moi. Une fois qu'elle était sur la barque, il la rejoignit en restant sur sa garde. Il réussit à monter à bord. Il l'invita à s'asseoir tandis qu'il s'attelait à enlever sa veste pour être plus confortable. Il prit place devant la belle, il retroussa ses manches puis se saisit des rames. La barque commença alors à glisser sur l'eau dans un son délicat. Le ciel s'éclaircissait peu à peu. Il plongea ses yeux bleus dans les siens et s'exclama : - Vous êtes radieuse aujourd'hui, très chère. Et encore merci pour l'invitation. Puis, il observa les alentours. Le paysage était merveilleux, le lac tellement limpide. - Vous savez ça me rappelle, un peu Venise. Ma femme aimait beaucoup se promener en gondole. Un sourire mélancolique naquit sur ses lèvres. Il reporta son regard sur la vaste étendue d'eau, tout en ramant.

Comme il fallait s'en douter, Malo se précipite à mon secours. Malgré la prévisibilité de cet acte, il n'en demeure pas moins appréciable pour autant. Je m'appuie donc à lui pour monter, légèrement plus stable par conséquent, mais pas avec trop de force, de crainte de le blesser. Je ne sais exactement quelle est la nature de sa blessure et celle-ci me reste en tête à tout instant. Il me rejoint bientôt, se saisit des rames et nous lance sur le cours d'eau. Ses compliments viennent se mêler au clapotis de l'eau. « Je vous en prie. Et vous remercie, par la même occasion. » Cette manière qu'il avait de vous mettre sans cesse en valeur devait très certainement plaire aux femmes. Néanmoins, il y avait en lui quelque chose de nostalgique, de douloureux, au point que je me demandais s'il profitait réellement de ce possible attrait. En parlant de femmes, c'est la sienne qu'il évoqua dans l'instant. Sa femme morte, dont j'ignorais l'existence avant qu'une rubrique ne diffuse des images à ce sujet lors du dernier prime. « Je ne suis jamais allée à Venise. » Je suis gênée, et mon silence de plusieurs secondes peut en témoigner. Ce n'est pas la discussion autour de ce spectre qui me dérange, mais plutôt le fait que normalement, je ne devrais pas être au courant. « J'ai trouvé ça cruel qu'ils partagent un tel souvenir avec chacun d'entre nous. » Ils ne nous laissaient même pas la possibilité de nous dévoiler à notre rythme, nous rendant encore plus prudents, plus méfiants vis-à-vis des autres, de nos actes et de nos paroles. Mais à quoi fallait-il s'attendre d'autre après tout ? Nous n'étions que les jouets de leur perversion. « Comment était-elle ? » Il me semble qu'il m'a tendu une perche, bien que je n'en sois pas sûre. J'ai peur que ma question n'offusque encore, mais je m'interroge réellement sur la personnalité de cette femme ayant partagé sa vie avec un homme exceptionnel.

Les nuages dansaient dans le ciel majestueux. Leur teinte grisée s'effaçait peu à peu que la barque s'éloignait de la rive. Le silence était triste et dur, amplifié par le mutisme soudain du jeune homme. - Je ne suis jamais allée à Venise. Il ne répondit pas tout de suite. Il semblait ailleurs, perdu dans les méandres de ses pensées les plus obscures. Des images défilaient sous ses yeux. Des souvenirs d'un temps funeste. Les rames à la main, il continuait à pousser d'avant et arrière dans un geste machinal. L'embarras s'installa alors, Malo réfléchissait à un autre sujet de conversation. Rien ne lui venait. Son esprit voguait vers des contrés chimériques. - J'ai trouvé ça cruel qu'ils partagent un tel souvenir avec chacun d'entre nous. Il fronça des sourcils et acquiesça. Le dimanche dernier, les habitants avaient découvert qu'il était veuf dans une des chroniques des présentateurs. Ce soir-là, il avait senti une forme de rage montait en lui. Une colère inhabituelle chez lui. Jusque là, il avait su maîtriser ses sentiments et ses pulsions avec brio. Sous les yeux perfides des téléspectateurs, sa carapace s'était fissurée. Depuis cette fameuse soirée, il était beaucoup plus méfiant vis-à-vis des autres, mais surtout lui-même. Il était son propre ennemi. Il se mettait en danger en restant auprès de Aj. Il ne devait pas s'attacher à elle - ce n'était pas correct. Oui, c'était cruel. Il avait parvenu à surmonter cela en refoulant tout derrière un sourire charmeur. - Comment était-elle ? Il n'était pas surpris de sa question, il s'y attendait. Il replongea son regard dans celui de Sive. Il arrêta de ramer. La barque continuait à avancer. - Viola ..., murmura-t-il d'un ton hésitant. - Elle était danseuse quand je l'ai rencontrée pour la première fois. J'étais à Paris pour mes études et je travaillais pour l'Opéra National en tant que costumier. Il respira un peu d'air frais avant de poursuivre : - Je suis tout de suite tombée amoureuse d'elle quand je l'ai vu dansée. Un instant, il sourit. - Elle était têtue. Sa franchise lui attirait souvent beaucoup d'ennuis. Elle détestait mes manières qu'elle trouvait trop aristocrates. Elle n'aimait pas ma galanterie, elle proclamait haut et fort que c'était une forme de machisme. Elle était forte et indépendante. Extrêmement fière. C'était une passionnée. Il rit, en passant une main dans ses cheveux blonds. - Elle était belle, envoûtante. Avec moi, elle se montrait attentionnée. Elle lisait en moi avec une facilité déconcertante. Elle était devenue ma muse, ensuite ma femme, ma famille. Tout le monde disait que nous formions un couple improbable. Ses yeux s'embrumèrent. - Puis, elle est morte. Sa voix était vacillante. Sa mâchoire se durcit. Fébrile, ses mains tremblaient. Le deuil était difficile. Pendant un an, il avait cessé de dessiner, de créer. Il était devenu une vraie loque. Noyant son chagrin dans la dépression et dans l'alcool, il était méconnaissable. Il ne sortait plus de chez lui, coincé dans sa chaise roulante. Depuis sa mort, il évitait de parler d'elle même devant sa cousine, Mona. De peur de raviver sa peine. Il observa en silence la réaction de son interlocutrice. - Je suis désolée. Je me suis un peu emporté. J'espère que je ne vous ai pas gâché votre journée. C'est pour ça que je m'abstiens d'en parler. C'est trop ... douloureux ... Il lâcha un rire amer avant de recommencer à ramer.