Qui disait un nouveau livre disait de nouvelles connaissances parfaitement inutiles en perspective... et Deirdre n'avait pas son pareil pour assimiler, et s'obséder, de détails tout à fait futiles, et parfois incongrus. En vérité, plus l'information était improbable et sans intérêt et mieux elle s'ancrait dans son esprit dérangé, ou simplement marginal. Et sous ses doigts agiles, les mots filaient doucement pour s'imprimer dans son esprit avec la force des meilleures certitudes. Fort heureusement, il n'était question, dans ces pages, que d'un amour brûlant, défait d'orgueil et de dignité, pareil à ces idylles qu'elle avait en horreur n'était-ce que pour leur caractère irréel. « L'amour, ça n'est pas ça, souffla-t-elle contre la couverture du livre qu'elle venait sèchement de refermer. » Elle eut été honnête qu'elle aurait admis ne pas savoir ce qu'était l'amour. Pour autant, elle n'en demeurait pas moins convaincue que ce n'était pas cela. Saisissant un nouvel ouvrage, elle se laissa encore tomber dans le canapé, et parcourut de même les premières pages. L'histoire y était dramatiquement fade, et édulcorée, tant et si bien que Deirdre sentit doucement les larmes lui monter aux yeux. Ce n'était rien, ces eaux allaient se ravaler d'elles-mêmes, mais son esprit était cependant chamboulé par l'insatisfaction. Car il fallait bien que son environnement fût à ce point insatisfaisant... Rien ne lui plaisait. Ni les murs, ni les gens. Elle ne se plaignait pas, elle s'en contentait même, mais rien ne lui allait comme elle l'avait, pendant quelques secondes parfois, espérer. Puis une lueur s'embrasa quand son regard s'attarda sur le visage d'une jeune femme qui passait là... La scrutant sans décence, Deirdre l'observa traverser le salon sans la voir. Du moins, le crut-elle sans jamais mesurer le poids de ses deux iris posés sur cette parfaite inconnue.

Jamais Deirdre ne s'était cachée de sa passion pour la Femme, quelle que fût l'image, le déguisement, qu'Elle passait pour s'offrir à son regard. Peut-être qu'il était inconvenant de dévisager une inconnue de la sorte, mais notre jeune irlandaise n'était que peu au fait des convenances et, même lorsqu'elle l'était, elle ne les respectait que guère. En vérité, elle prenait même coutume, et parfois plaisir, à les violer, sèchement. Brusquement, même. Aussi son sombre regard ne quitta-t-il guère l'importune, moins encore quand elle le croisa du sien. Elle lui adressa même la parole, initiative que Deirdre sembla vivre avec beaucoup de méfiance. Ce n'était pas tout à fait l'émotion qui prédominait chez elle mais, avec le recul, elle ne comprit pas tout à fait par quelle charme une telle femme s'était approchée d'elle pour partager ce sentiment, au simple sujet d'un ouvrage que, visiblement, elles avaient vainement lu toutes deux. De plus, la question affermit chez la vulgaire poupée une sensation d'aisance presque... offensante. Les sensations vrillaient ses tempes, mais elle ne se désarma pas. Son silence s'affaiblit, pour finalement mourir. « Ce n'est pas pour moi. » Voilà une certitude qu'elle avait savamment acquise avec la force des années. Avec la force de ses vingt-quatre années, d'ailleurs. Deirdre n'avait rien connu d'autre que cette indifférence à l'amour, amour qui, disait-on, peuplait pourtant le monde, tangible ou intangible. Mais elle n'en voyait rien, elle. « Qui es-tu ? » Le timbre de la voix était fort sobre, sombre, et la question des plus sérieuses. A vrai dire, Deirdre ne plaisantait jamais. Un peu parce qu'elle n'avait jamais su, un peu parce qu'elle n'avait jamais vraiment voulu non plus.

Deirdre ne s'était pas exactement attendue à une telle défensive de la part de la belle inconnue. A dire vrai, elle fût elle-même abasourdie d'avoir pu susciter une telle réaction chez quiconque. En règle générale, c'était plutôt elle qui passait pour la savante petite victime des répliques sèches et acerbes, et voilà que les rôles s'inversaient drôlement sans qu'elle n'en ait rien souhaité. Alisk. Son moment d'absence aisée envolé, Deirdre sembla prendre un peu mieux conscience de son rôle présent de monstre. Elle qui n'avait rien souhaité de tout cela... elle se trouva un moment dépourvue de toute logique, et de toute réaction. Alors, et sans même y avoir pensé, elle se pencha et ses doigts de poupée se refermèrent sur le poignet d'Alisk qu'elle attira avec délicatesse sur le canapé où elle se trouvait elle-même installée. « Tu es bien trop belle pour faire naturellement partie de ce monde. » Cette fois, le timbre était tout aussi sombre mais bien plus doux. Et comme Deirdre la dévisageait de son naturel expectatif, son attitude n'avait absolument rien à voir. Il n'était plus question d'amour, il était question de qui pouvait bien être cette fille. Car elle avait capté l'attention de notre jeune irlandaise comme nulle autre jusque-là, et, évidemment, elle souhaitait en découvrir bien davantage qu'un simple prénom. Vues les défenses orchestrées par celle-ci, il y avait fort à parier que les confessions de Deirdre la pousseraient à la fuite, mais celle-ci n'y songeait pas. Bien sûr que non, elle était trop occupée à la scruter avec l'âme évidente d'une artiste, d'une esthète.

Les doigts de Deirdre peinèrent à relâcher le poignet fragile d'Alisk. Dans ce vaste univers que la poupée ne comprenait pas, la jeune avait toute l'allure d'un repère, d'un ancrage et même d'une lueur que, sans cesse, l'on poursuit, même haletant, le cœur au bord des lèvres. En tous les cas, dans le monde fou de Deirdre, cette image avait du sens. Pour le restant du monde, qu'importe. Il pouvait bien cesser de tourner rond, le monde, elle n'en aurait guère été plus affectée que si une brise s'était élevée pour battre doucement ses tempes. Et la voix, primitive et farouche, d'Alisk n'altérait rien de cette ambiance. Idée poussée au vice, elle semblait même tâter une pente escarpée, hostile. Deirdre ne comprenait pas une telle émotion, mais elle la respectait, notamment en reprenant sa main. Pour autant, il lui fût proprement impossible de détacher son regard de celui de la jeune femme et comme celle-ci s'en alla à l'interroger du bout des lèvres, elle mit encore de longues secondes à décrocher ses yeux d'une telle emprise. Ce fût pénible, bien plus que son visage de porcelaine ne le laissa deviner. « Qu'est-ce qui me plait, ici... » Un soupir. Un léger soupir insatisfait. La réponse à cette question serait bien plus concise que celle d'Alisk. Néanmoins, Deirdre porta ses doigts à ses lèvres et les effleura doucement, absente et indolente. « Toi. » Le regard de la jeune irlandaise se posa alors sur elle, des plus naturellement. Car elle ne se lassait jamais de la dévisager, de la contempler autant que de la jauger. Il n'y avait rien de plus à dire ou à entendre que ce qu'elle voyait présentement. Bien sûr que c'était étrange, dérangeant, et presque malsain, mais c'était une perception que Deirdre ne pouvait contrôler. Ou même mesurer, d'ailleurs. C'était ainsi, sans qu'elle ne se soit connue les forces pour lutter. Elle acceptait, et elle assumait, car elle ne connaissait nulle honte à avouer, voyez-vous. « Peut-être, se corrigea-t-elle à mi-voix. » Il ne fallait pas croire qu'elle ait eu besoin d'en savoir davantage, mais il lui semblait soudainement que l'idée fût plus correcte ainsi prononcée. Aussi ainsi soit-il. « Qui es-tu ? » Qu'elle cesse avec cela ! Mais elle ne le pouvait pas. Car la question, plus encore que la réponse, l'obsédait désormais.

Prosaïque. Le mot sonna étrangement, comme si elle ne le connaissait pas. Pourtant, Deirdre n’en ignorait guère la signification mais… l’idée ne parut pas coller avec la perception qu’elle se faisait d’Alisk. Incapable de dissocier correctement la réalité de la fiction, il y avait ce qu’elle voyait et ce qu’elle aurait dû voir, et comme les deux calques se chevauchaient sans jamais coïncider, elle fronça les sourcils, contrariée comme on l’est d’un petit point noir sur sa rétine qui, toujours et à jamais, altère la vision du monde. « Tu es belle, lui confia la débile poupée. Et tu sembles si torturée… Cette souffrance te rend belle. J’aime cette souffrance. » Doucement, progressivement, un léger sourire vint fendre les lèvres de la jeune irlandaise. A cet instant, elle contemplait. Sans honte. Et sans discernement. Elle ne concevait pas, elle, les raisons qu’avait le commun des mortels de ne jamais dévoiler de telles pensées. Elle, non seulement elle pouvait y songer, mais elle pouvait le dire. Rien ne l’aurait fait cillé, pas même une gifle. Elle était prête. Elle était sereine. Et tellement certaine dans son monde implacable, griffé de noir et de blanc. « Prosaïque, répéta-t-elle enfin, comme absente. C’est laid. Le mot… c’est laid. » Lentement, sans la moindre précaution mais avec beaucoup de respect, Deirdre entama d’approcher ses doigts du diaphane visage d’Alisk. Ce n’était pas qu’elle fût prête à se voir interrompre, mais plutôt qu’elle craignait les foudres d’une quelque entité si, par malheur, elle attentait à quelque chose de trop bien, de trop beau, pour sa main frêle. « Et tu n‘es pas laide, Alisk. »