J'en ai fini de jouer à la femme inquiète pour son mari, j'ai dit qu'il ne doit pas boire, il ne va pas boire. Et s'il le fait, grand bien lui fasse. J'ai tourné les talons, j'ai envie de danser, la musique est nulle mais ce n'est pas bien grave. Je me déhanche, j'observe, je scrute, la pièce est vide. Et le seul qui semble se faire chier c'est Lulu. Je lui propose. Il n'a pas l'air enchanté. Pourtant il se lève rapidement, il m'attrape et je le laisse faire. Il avance, guide, je suis attentive, et je le laisse me manipuler comme un pantin. Pourtant, il s'arrête, et retourne à sa place, il me laisse en plan. Je grogne. « Ouais t'as raison, c'était à chier... » Je lance, sourire hypocrite à l'appui, légèrement orgueilleuse qu'il m'ait laissé là, comme une merde. Mensonge, mais il ne devrait pas trop s'en formaliser, n'est-ce pas. Il y a des shots alignés, j'en prends un et le vide d'un trait puis fourre un quartier de citron dans la bouche. Je m'avance en direction de mon cher époux puis recrache le truc dans un coin. Y'a un jeu qui est lancé, je n'aime pas ce jeu, il ne sert à rien, et finalement on fini par toujours se faire chier. Pourtant, je bois à nouveau lorsque Callan affirme qu'il n'y a jamais joué. A moins que ce n'était pas lui. Faut croire que non. Il a de la bière dans les mains, je m'approche et plonge mon index dedans. Je goûte, un peu comme on goûte la coke pour s'assurer qu'il s'agit de le bonne coke. Je l'observe un instant et soupire. « Mais chéri, c'était à mon tour de boire ce soir, qui va ramener la voiture maintenant ? » Je fais la moue, il fait chier, il le sait, pour autant, je ne laisse rien transparaître puisque je joue la carte de l'humour. Je joue avec sa cravate, tandis que j'attends la suite du jeu, quelque peu lasse.

Je suis entrain de servir d’autres verres, en tenant toujours quelques uns pleins à la disposition des saoulards. Je ne sais pas où est passée mon assistante, mais ça doit être l’effet Janka, lorsqu’elle apparaît, toute forme féminine s’écarte de moi. Ne reste que le mari de Gina, Callan je crois, qui siège encore au comptoir, satisfait de cette bière que je lui ai servi un peu plus tôt. Ma mission accomplie, et alors qu’un jeu se lance autour de nous, je tire mon paquet de cigarette de ma poche, et m’apprête à en extraire une, lorsque mon ombre revient se coller à moi, tout en déblatérant sur mon apparence à laquelle je serais très sensible, trop sensible, devenant, si je comprends bien, lisse et sans saveur à ses yeux. Et bien, dans ce cas, plutôt que d’attendre quelque chose de moi, n’a-t-elle pas quelqu’un de plus épicé auquel elle pourrait s’accrocher comme une tique ? Elle ébouriffe mes cheveux déjà passablement en vrac, et moi, je me contente de fixer la salle en m’allumant ma clope, la laissant parler, se délester de sa salive autant qu’elle le souhaite, ombre dont je n’ai que faire des bavardages. Elle parle de spontanéité, de bien parlé, elle veut que je lui dise quelque chose, et moi, je m’obstine à me taire. Je pousse même le vice jusqu’à sourire à la proposition de Callan pour le jeu. Je m’apprêtais à boire, mais me retiens, puisque c’est le deal. « Il est fier de toi ton père ? » cette question-ci me parvient, et si rien ne m’a fait réagir jusque là, de ses mains sur mes vêtements, à ses minauderies incessantes, là, je me crispe immédiatement, avant de lui offrir ce regard hostile que je maîtrise pourtant bien d’ordinaire. « Il est mort. » voix atone, timbre glacial, je n’ajoute rien de plus que ces trois mots qui m’éventrent au passage. Ne parle pas de mon père, ne l’évoque même pas. Je ne t’y ai pas autorisé. Cette fois je bois. Je ne sais pas quelle est la proposition, je ne sais même pas s’il y en a eu une nouvelle. Qu’importe, j’ai juste besoin de voir le fond de mon verre.

Il m'ignore royalement et ça ne fait qu'accentuer le faite que je veuille l'emmerder. Pas pour exister à ses yeux non juste pour voir où sont ses limites, juste pour voir ce qu'il peut supporter comme dose de questions bien nulles. Jusqu'ici il se débrouille à merveille, il me snob clope au bec et sourit même à propos de je ne sais quoi. Ce qui est sûr c'est que ça ne me concerne pas. Je lui demande alors si son père est fière de lui, parce que c'est ce que recherche tout jeune homme dans son genre, l'approbation de papa. Je ne me doute pas une seule seconde qu'il va accueillir cette question avec un regard froid. Je crois que j'ai touché quelque chose mais je suis pas certaine d'aimer ce que j'ai touché, parce que c'est le sentiment de la perte que je perçois dans son regard, que je perçois dans la contraction de sa mâchoire.  « Il est mort. » Voix glacial, regard hostile. Je vois quelque chose de différent chez lui d'un seul coup. Ça me fascine un instant avant que la porté de sa réponse ne me parvienne à l'esprit. Il est mort. Je pourrais être touché, je ne le suis pas. Tout simplement parce que j'en suis incapable. Mais en même temps ça provoque quelque chose chez moi, comme une colère je ne sais pas. « Excuse moi. » je lui dis plus que sincère, je m'excuse d'avoir aborder le sujet au final. Je ne suis pas désolée pour lui, ni pour son père mais ce serait un affront que de lui dire d'une manière glacial. J'aurais pu, ça ne m'aurait pas dérangé plus que ça. Sauf que mon but n'est pas de m'en faire tout de suite un ennemi alors non je ne dirais pas une telle chose. Un bruit de verre qui se brise au sol attire mon attention. Ma muse, qu'est-ce qu'il lui arrive ? - De ... désolée. Putain que je suis maladroite ce soir. Arrêtes de mentir tu ne trompe personne. Je le regarde s'accroupir pour récupérer les morceaux de verre. Elle se coupe, je ne parviens pas à sourire. Je quitte ma place d'ombre, parce que cette fille... putain cette fille. Elle tremble je m’accroupis en face d'elle et remet en place ses cheveux derrière son oreille un sourire qui se veut apaisant sur le visage. J’attrape une serviette à carreau qui traîne près du bar et d'un mouvement léger caresse sans main de la mienne. J'entoure son doigt de la serviette et presse légèrement. « Donnes. » je prends les bouts de verres qui se trouve dans son autre main et continue de ramasser les suivant. Ce n'est qu'un shooter et non le vase en cristal de mamie alors c'est vite fais. Je m'occupe pas des gens. Je jette les morceau dans ce qui ressemble à une poubelle et je passe mon chemin. Je ne sais pas m'occuper des gens. Mais surtout ça m'ennuie profondément. J'ai fais ma BA, je l'ai sauvé d'une autre éventuelle coupure c'est suffisant. Je préfère piquer une bouteille de vodka et m’asseoir à même le sol adossé à un mur. Je crois que je fais une pause dans mon job d'ombre, jusqu'à ce que je sente qu'il puisse m'ignorer royalement de nouveau.

Je ne sais pas quel est son but, et qu’importe. Je peux me montrer patient envers bien des choses, il y a tout de même quelques sujets qu’il vaut mieux aborder avec respect. Et le ton doucereux, hypocrite, dégoulinant de provocation qu’elle emploi pour parler de mon père, ce n’est pas quelque chose de tolérable à bien des égards. Elle ne sait rien de qui je suis, de ce que je suis, mais elle semble se le représenter suffisamment bien pour se permettre ce genre d’intervention totalement déplacée. Est-ce que mon père serait fier de moi ? Non, probablement pas. Est-ce que je cherche son approbation quelque part ? Fut un temps, oui, mais j’y ai depuis longtemps renoncé. Alors, où va-t-elle chercher des impressions pareilles. Elle s’excuse, mais c’est autre chose qui attire mon attention, le son d’un verre qui éclate au sol. Je suis moi-même entrain de vider le mien d’une traite, que je repose pour observer et comprendre ce qui vient de se passer. Elliot, au sol, tâche de ramasser son shooter en morceaux, s’excusant, sans raison, de sa maladresse. Je m’apprête à l’y rejoindre, au sol, lorsque je suis devancé par Janka. Ok, pause, stop ! Il se passe quoi, là ? Janka, ma Janka, mon ombre, cette montagne de hargne et de désintérêt, qui se penche pour venir en aide à une autre forme humaine ?! Et donc, c’est maintenant que les cavaliers de l’Apocalypse surgissent pour tous nous décapiter ? Elle va même jusqu’à soigner la légère blessure avec douceur. Janka serait-elle capable de compassion ? Je suppose qu’elle-même doit se rendre compte du caractère inédit de la scène, car elle se renfrogne bientôt, ramassant les derniers morceaux pour les jeter plus loin, et quitter le comptoir sans un mot. « Est-ce que ça va ? » J’interroge Elliot tout en suivant Janka du regard. « Est-elle toujours aussi attentionnée envers toi ? » Parce que, cette fois, c’est à mon tour de l’être, défaisant le chiffon que Janka lui a enroulé autour du doigt afin de pouvoir observer la coupure. J’entraine son index sous l’eau pour le débarrasser du sang, et sans prévenir, je fais couler un peu de vodka sur la blessure. Evidemment elle grince, forcément, mais je plaque bien vite un bout d’essuie-tout dessus, pour en résorber la douleur. « Désolé, je n’avais pas de désinfectant sur moi. » Pas plus que de pansement, puisque je suis entrain de lui enrouler le doigt dans du scotch, dont j’arrache un bout à coup de dent. « D’accord, c’est assez rudimentaire, mais ça te donne un côté Lara Croft… » j’annonce en avisant le pansement de fortune. « … et tu vas survivre. » Enfin, je crois.

J’ai connu et vu bien pire qu’une coupure sur le doigt, mais je sais d’expérience que toutes les extrémités saignent assez abondamment, alors autant stopper rapidement les saignements, et lui permettre de chasser toute trace de sa maladresse. Je m’en occupe avec les moyens du bord. De la vodka en guise de désinfectant, et un peu de sopalin et du scotch pour le pansement. Ça ne ressemble pas à grand chose, mais c’est déjà moins encombrant que le torchon laissé par Janka. Une Janka qui, j’y songe encore, s’est montrée étonnement attentionnée et compatissante envers Elliot. Un trait de caractère qu’elle n’avait encore jamais montré jusque là. Ou du moins, pas en ma présence. J’ai tenté d’interroger Elliot à ce sujet, mais elle s’est contentée d’un haussement d’épaules. Soit c’est un “non”, soit c’est un “ce ne sont pas tes affaires”, alors, dans un cas comme dans l’autre, je n’ai pas insisté. J’avais mieux à faire : sauver son doigt, par exemple. « Ismay avait raison. Tu es vraiment quelqu'un d'attentionné. » me glisse-t-elle dans un sourire, avant de déposer ses lèvres contre ma joue. Un geste qui me surprend plus qu’il ne me dérange réellement, tout autant que de savoir que ma partenaire a parlé de moi à une autre. « Ismay a toujours raison. » je rétorque, parlant pour parler, à défaut de savoir quelle réaction on se doit d’adopter dans ses circonstances. Elle n’a pas l’air de m’en tenir rigueur et enchaine sur son prénom. « Elliot, ça fait référence au petit garçon dans E.T. L'orthographie n'est pas exactement le même, mais bon. » J’hoche la tête, me rappelant très bien ce film que je n’ai vu que récemment. Ce n’est pas du Verdi, certes, mais elle a l’avantage d’avoir été nommé ainsi par amour, et la référence est jolie. Tandis que moi... Qui sait ? Peut être que c’était l’année des “O”. « Otello ne fait référence à rien. » Je lui réponds tout en lui servant un shot de tequila que je lui mets sous le nez. « Avale ça, ça te fera du bien. » C’est ce que je pense, tout du moins, puisqu’elle semble bien pâle malgré ses pommettes rosissantes. « Alors, comme ça tu connais ma charmante partenaire ? » et elle t’a parlé de moi... C’est intéressant à quel point, ça ?

Je n’ai pas vraiment l’habitude de me sociabiliser autant. Du moins, pas de cette façon. J’ai certes l’habitude des diners mondains auxquels on me traine comme un accessoire de mode, mais ça n’a rien à voir avec ce que je vis ici, depuis mon entrée dans le nid. Trop de monde. Tout le temps. Je ne sais plus où donner de la tête, je peine a retenir tous les prénoms, là où ma partenaire, en parfaite maîtresse de maison, sait adresser un petit mot gentil à chacun. J’ai l’impression qu’on ne me connaît qu’à travers elle, et loin d’en prendre ombrage, il s’avère que je gagne, ainsi, en potentiel sympathie. Elle atténue ce côté distant que certains m’ont déjà attribué. Je n’ai pas l’impression d’en imposer outre mesure, et pourtant, l’attitude d’Elliot ne fait que confirmer cette théorie. Elle semble sur la réserve, sur la retenue, hésitant, cherchant ses mots, tandis que, de mon côté, je la force à boire. Dis comme ça on pourrait y voir une volonté malsaine, mais je ne cherche qu’à l’aider à se détendre, pensant que son trouble vient de sa maladresse te sa coupure. Oui, je suis naïf. Naïf, aveugle et un peu con, aussi. Je la fais parler, à propos d’Ismay, évidemment, puisqu’il s’agit, pour l’instant, de notre seul point commun. « Oui, je l'adore. Elle est mignonne comme tout. Elle est gentille, affectueuse et adorable. Elle a parlé de toi brièvement. Elle n'a dit que des compliments à propos de toi. » M’avoue-t-elle, alors que je me contente de sourire en me servant un verre. Oui, elle est gentille, affectueuse et adorable, je ne peux pas dire le contraire, loin de là. Le portrait brossé est évidemment exhaustif, mais c’est assez fidèle à l’original. Je suis sur le point de lui répondre lorsqu’elle reprend la parole, créant la surprise. « Désolée, je n'ai pas beaucoup de conversation. Je dois t'ennuyer en plus. » Est-elle sérieuse, là ? Je m’enfile mon verre cul sec, histoire de lui laisser le temps d’ajouter un ‘je plaisante’ qui, malheureusement, ne vient pas. Alors c’est à mon tour de prendre la parole. « On fait à peine connaissance, je ne vais pas te demander de me parler de ton avis sur la mondialisation aux dépends des pays à tradition rurale, ni si tu es plus baroque à la Haendel ou plutôt classicisme à la Mozart, Beethoven ou Gluck… » je lance, avant de me reprendre. « Quoique, celle-ci je pourrais te la poser puisque tu connais l’œuvre de Verdi, ce qui est suffisamment rare, ici, pour être souligné. » Et c’est un fait, mise à part Mads la harpiste, je n’ai pas croisé d’autres musiciens ici. Et quand je parle de musicien, je ne parle évidemment pas du gratteux du dimanche se contentant de ‘jeux interdits’ sur trois accords. « Mais le fait est qu’Ismay t’apprécie et qu’en général, c’est suffisant pour moi, pour nourrir l’envie d’apprendre à te connaître. Elle a toujours raison, si elle estime que tu en vaux vraiment le coup, qui suis-je pour remettre sa parole en doute ? » je plaisante, évidemment, mais seulement à moitié, parce qu’il est vrai que plaire à Ismay est un gage de qualité à mes yeux. « D’ailleurs, si nous sortions d’ici pour discuter plus au calme ? » je lui propose, preuve s’il n’en faut qu’elle ne m’ennuie pas du tout, et que sa compagnie m’est plus profitable que celle de tout ces autres. Sans oublier cette musique qui me ravage les tympans à chaque seconde.