Il semblait évident que Raphaël aimait se faire du mal. Se torturer, blesser délibérément son corps, son cœur, son esprit ... Oui, il semblait aimer tout cela. Ou en tout cas, il ne semblait pas tellement capable de s'en empêcher. Comme s'il s'infligeait toutes ces choses par punition. Comme si c'était tout ce qu'il méritait pour être comme il était. Parce que c'était mal, évidemment. D'être aussi faible, aussi vulnérable. Oui, c'était mal. Il était ridicule, pathétique, et tout à fait blâmable à adopter une pareille attitude. Nul doute que sa mère, de là où elle était, devait avoir grandement honte de lui. Il vivait d'ailleurs avec cette pensée dérangeante au quotidien, tandis qu'il essayait de se donner la volonté nécessaire pour changer, pour tâcher d'évoluer. N'était-ce pas pour cette raison, après tout, qu'il avait tenté sa chance à Fake Lover ? Bien sûr que si. Il était ici pour tâcher d'aller mieux, de guérir, d'oublier ce qu'il était pour devenir quelqu'un d'autre, quelqu'un de plus heureux, de plus épanoui, de moins seul surtout. Et à cet instant précis, et tandis qu'il se tenait devant ce carrousel qu'il n'avait de cesse d'admirer chaque fois qu'il faisait un détour par la fête foraine fantôme, Raphaël se mit à penser qu'il lui faudrait commencer par changer d'attitude. Quand on lui proposait de danser, il refusait. Quand on lui proposait de chanter, il refusait. Quand on lui proposait de boire, il refusait. En soit, il s'empêchait de s'amuser, et ça n'était pas un bon plan pour tâcher de voir les choses différemment. Mais que pourrait-il bien faire, ici, tout seul ? Probablement pas grand chose. C'est en tout cas ce qu'il en vint à penser, jusqu'à ce que son regard se pose sur Joshua, qui se trouvait étrangement non loin de là. Sans réfléchir, Raphaël s'approcha de ce dernier, lui adressant tout d'abord un sourire, puis combattant sa timidité pour se lancer dans une étrange proposition. « Joshua, s'il te plait, aide-moi. » Bon, dit comme ça, on pourrait croire qu'il venait d'être poignardé par Mark Chapman, donc il allait tâcher de préciser sa pensée, hein. « J'aimerais m'amuser, me détendre un peu, mais je ne sais pas comment m'y prendre. Je suis un peu coincé dans mon genre, je sais bien que c'est ce que tout le monde doit penser de moi. Alors j'aimerais me libérer un peu, me décontracter. » Et rien que d'être capable de le dire, de l'admettre, il s'en sentait étrangement bien. « C'est tombé sur toi, je m'en excuse. » Soyons tous désolés pour ce pauvre Joshua. Le hasard était un vrai trou-du-cul, par moments.

Bon, après réflexion, ça n'avait peut être pas été l'idée du siècle de demander un peu d'aide à Joshua. Ce dernier avait assurément bien mieux à faire que de s'occuper de Raphaël et de ses incroyables résolutions qui, assurément, ne dureraient pas bien longtemps. Car si à cet instant précis il semblait particulièrement désireux de faire des efforts pour aller mieux, de faire en sorte de s'amuser, de passer un bon moment, il va de soi que ça ne durerait pas, et qu'il en reviendrait au stade où il se morfondait terriblement d'ici quelques heures. Mais soit, dans l'immédiat, Raphaël avait véritablement envie d'aller bien. Et puisqu'il se trouvait au beau milieu d'une jolie fête foraine, pourquoi ne pas essayer d'en profiter pour s'amuser véritablement ? C'est donc en cela que Joshua était censé l'aider. Du moins, le suisse osa demander à son camarade de l'aider à oser s'amuser, à se décontracter. Sauf qu'il en conclut bien vite qu'il aurait mieux fait de demander cela à quelqu'un comme Malik, vu que son camarade n'avait pas l'air franchement disposé à s'amuser lui même, de quoi faire d'ailleurs partiellement culpabiliser Raphaël. Probablement que Joshua se retenait présentement de l'envoyer chier, de lui faire comprendre que ça n'était pas le moment et qu'il ferait mieux d'aller embêter quelqu'un d'autre. Il s'excusa d'ailleurs de lui demander une pareille chose, et obtint tout de même un sourire rassurant en guise de réponse. Bon, il se sentait un peu moins mal, là. Joshua l'invita alors à prendre place à ses cotés, ce qu'il fit bien sagement, avant de lui proposer à fumer. Ah non, ça il ne pouvait pas. Il ne fumait plus aujourd'hui, et c'était bien une chose qu'il ne pouvait pas reprendre, sans consulter ... sa défunte mère. Oui, c'était pathétique. Mais il avait suffisamment l'impression de trahir sa volonté en osant sourire, rire ou embrasser quelqu'un, alors il ne pouvait clairement pas lui faire ça. Alors, d'un petit signe de la tête, il déclina gentiment sa proposition. Joshua prit alors la parole, et Raphaël baissa doucement la tête. « Mais tu sais, je ... j'ai envie d'aller bien. A cet instant précis, j'ai vraiment envie d'aller bien. » Oui, dans l'immédiat, effectivement. Peut être pas par la suite, vu qu'il était relativement lunatique dans son genre, mais pour le coup il disait vrai. Joshua poursuivit. Le suisse voyait où il voulait en venir, et hochait la tête par moments. Mais sa question l'embarrassa. Il était sérieusement censé répondre à cela ? Il avait peut être la tête d'un type à qui il arrivait d'être heureux ? Hm. « Je ne sais pas, je ... » Moment d'intense réflexion, s'il vous plait. « Je crois que c'est en lisant, en rêvant ... toutes ces choses qui m'éloignent un peu plus de la réalité, qui m'isolent encore et toujours. Oui, je crois que c'est en évitant de penser à ce que je subis que je peux me sentir heureux. Ça ne dure jamais bien longtemps, et ça ne m'évite pas d'être profondément malheureux la plupart du temps, mais ... mais c'est surement mieux que rien. » Au fond, il parvenait à se sentir bien un quart du temps, ce qui était effectivement mieux que rien, oui. « Est-ce que tu es heureux toi, dans la vie que tu mènes ? Est-ce qu'il t'est facile de te sentir bien ? » finit-il par demander, d'une voix un brin hésitante. Au fond, il voulait comprendre. Il voyait des gens sourire en permanence. Etait-il aussi simple, en fait, d'accéder au bonheur ? Ou bien ces sourires étaient-ils trompeurs ?

Le bonheur. Voilà une chose que Raphaël connaissait bien mal. Terriblement mal. Affreusement mal. Le bonheur, il ne l'avait à vrai dire pas souvent croisé. Parce qu'il n'avait pas le souvenir d'être tombé sur lui le jour où son père avait quitté la maison, laissant la mère de Raphaël s'occuper de leurs quatre enfants. Tout comme il ne se rappelait pas avoir eu à faire au bonheur lorsqu'on avait diagnostiqué à sa mère une dépression des plus graves et qui lui avait valu de perdre la raison au fil des années, et de faire de lui son bouc émissaire, le responsable de tout ça. Enfin, lorsqu'elle était morte, Raphaël n'avait pas non plus en mémoire d'avoir pu croiser le chemin du bonheur. Et depuis des années, il n'y pensait même plus à vrai dire. Le bonheur était simplement devenu quelque chose qu'il n'espérait plus atteindre, qu'il n'espérait plus saisir. Quelque chose de purement inaccessible. Il lui arrivait pourtant de temps à autres de se surprendre à penser, à rêver au bonheur. Cela ne durait généralement jamais bien longtemps, mais cela pouvait arriver. Et lorsque son camarade lui posa son étonnante question, il eut l'occasion de se questionner au sujet de son propre comportement. Lorsqu'il lisait un livre et qu'il s'y évadait, ou lorsqu'il rêvait de choses qui n'avaient étrangement rien à voir avec la mort ou la souffrance, n'essayait-il pas d'accéder à une certaine forme de bonheur ? Mieux encore, ce sentiment des plus stupéfiants qu'il lui arrivait peu couramment de vivre mais qu'il pouvait parfois connaitre, n'était-il pas justement le bonheur lui même ? Lorsqu'une histoire le touchait ou le faisait rire, n'était-il pas heureux ? Lorsqu'il en venait à rêver à la personne qu'il n'avait cessé d'aimer, n'était-il pas heureux ? Parfois mélancolique, mais parfois heureux tout de même. Et en prendre conscience lui laissait un goût étrange. Au fond, peut être avait-il déjà connu le bonheur. Mais peut être l'avait-il simplement raté, ignoré, pensant bêtement qu'il n'était pas fait pour lui. Oui, peut être. Mais voilà que Joshua trouva le moyen de rebondir sur l'une de ses phrases. Alors quoi, cela l'avait intrigué ? Pourquoi, il le savait que Raphaël vivait des choses difficiles, au quotidien, et qu'il agissait perpétuellement comme la victime du destin. « Je passe mon temps à me plaindre, ça n'est pas bien nouveau » souffla-t-il alors simplement. Il ne désirait pas revenir sur tout cela. Comme toujours, cela risquait de lui faire du mal. Et à cet instant précis, alors qu'il était question du bonheur, il ne voulait pas replonger dans un état de profonde souffrance. Par contre, il était désireux de savoir comment son camarade vivait l'accès au bonheur. Et bien sûr que cela importait. La réponse de Joshua le frappa alors en plein cœur. Il cherchait à lui parler du paradis, c'est bien ça ? « C'est aussi ce que je crois » articula-t-il alors. Parce que justement, il avait souvent voulu mourir pour cela, en espérant vivre plus heureux là haut. Tout comme il espérait que sa mère avait trouvé le repos là où elle se trouvait. Il partageait cette conception de la vie, cette conception de la mort, cette conception du bonheur. Et Raphaël ne manqua pas d'afficher une certaine surprise lorsque son camarade lui tendit la main, lui indiquant qu'ils allaient chercher son bonheur. D'abord très hésitant, il saisit sa main et tous deux se levèrent. « Il n'y a rien ni personne pour me rendre heureux ici. » C'était faux, tellement faux. Il aurait mille occasions d'être heureux s'il prenait la peine de l'envisager à nouveau. Quant à ceux qui étaient susceptibles de le rendre heureux, ils étaient peu, mais ils étaient bien là.

Parler du bonheur, faire ne serait-ce que l'évoquer, n'était clairement pas quelque chose de facile pour Raphaël. Il n'avait quasiment jamais été confronté au bonheur, avait même simplement cessé d'espérer le trouver, et n'était donc pas tellement bien placé pour discuter à ce sujet. Pour autant, il essayait. Parce qu'il était au fond nécessaire qu'il prenne conscience de certaines choses, de certains faits, oui, il faisait des efforts, et il tâchait d'envisager à nouveau la possibilité de croiser la route du bonheur un jour. Du moins, il se donnait du mal pour ne pas tout abandonner définitivement, pour ne pas lâcher l'affaire une bonne fois pour toute. Et la compagnie de Joshua l'y aidait, justement. C'était lui, après tout, qui avait évoqué le bonheur en premier. C'était lui qui avait alors cherché à savoir où le suisse pouvait bien puiser le sien. La réponse de ce dernier avait probablement été peu satisfaisante, mais elle lui avait au moins permis de réfléchir au potentiel bonheur qu'il avait pu connaitre malgré tout, à une certaine époque de sa vie, ou même à certaines occasions, lors de son quotidien. Peut être bien que le bonheur ne lui était en fin de compte pas aussi inconnu qu'il l'avait longtemps pensé. Peut être qu'il l'avait déjà croisé, ne serait-ce que d'assez loin. Peut être bien qu'il passait simplement trop de temps à se plaindre, et pas assez à réagir. Et justement, se plaindre, il admit que c'était une chose des plus habituelles chez lui. Parce que c'était bien vrai, hm. Il se plaignait perpétuellement, comme s'il était l'être le plus seul, le plus torturé, le plus malheureux au monde. Et il lui arrivait bien souvent de se détester pour ça. Parce qu'au fond, il en rajoutait peut être un tantinet. Peut être qu'il pourrait aller bien mieux s'il arrêtait d'être aussi faible, d'apparaitre comme quelqu'un d'aussi vulnérable. « Je ne suis même pas certain que ça change quelque chose. Je me plains parce que j'en ressens le besoin. Mais je ne ressens pas pour autant un sentiment de bien être chaque fois que je le fais. La plupart du temps, je suis simplement triste. Triste de ne pas savoir faire autre chose que me plaindre. Et triste de me plaindre bien en vain, au fond. » Parce qu'il n'avait pas le souvenir de s'être déjà trouvé dans un état des plus plaisants après s'être plaint. Généralement, ça lui faisait même relativement du mal. Parce que se plaindre était peut être quelque chose dont il avait besoin, mais cela revenait hélas à extérioriser encore davantage sa peine, sa douleur. Et plus celles-ci s’extériorisaient, plus elles avaient tendance à s'intensifier. Un putain de cercle vieux, en fait. Ouais, voilà. Mais voilà qu'après avoir vaguement évoqué le Paradis, lieu où l'on devait probablement accéder au véritable bonheur, voilà que Joshua et Raphaël se levèrent, suite à l’initiative du tatoué, ne tardant pas à s'approcher du stand de friandises. Chercher son bonheur ? Raphaël ne le pouvait pas. Il avança d'ailleurs un argument choc : rien ni personne par ici ne saurait le rendre heureux. Oui, c'était un beau mensonge. Mais il n'avait pas le choix. Parfois, il se voilait la face par nécessité. Son camarade, en tout cas, ne sembla pas offrir beaucoup de crédits à ses paroles. Des foutaises ? Bien, s'il le disait. « Tu ne comprends pas » souffla-t-il alors, avant de baisser la tête. « Je ne suis pas quelqu'un que l'on veut rendre heureux. Je ne suis pas quelqu'un que la vie veut rendre heureux. Le bonheur, je ne le trouverai pas au détour d'un couloir. On ne m'aimera pas davantage ici qu'ailleurs. Et malgré tous les efforts que je fais pour avancer, je sais pertinemment que beaucoup de mes espérances sont bien vaines. » Pourtant, il continuait d'espérer être aimé, être chéri, accéder au bonheur et à tout ce qu'il attendait. Mais trop espérer finirait peut être par le faire tomber de tellement haut, qu'il ne s'en relèverait pas.