J'avais pris "Great Expectations", aujourd'hui ; j'avais plus ou moins feuilleté toutes les pages du bouquin sur les 14 000 raisons d'être heureux, et j'avais plus envie de véritable lecture que de ces broutilles enfantines. Autant dire que la salle de réunion était l'un des endroits idéaux, pour moi, pour lire, avec la bibliothèque, évidemment. Néanmoins, ces canapés me rappelaient ceux qu'il y avait chez moi, à Luimneach, donc autant dire que le confort était de mise dans cette salle. Et puis, c'était ici que j'avais rencontré Sully, la semaine passée, et j'aurais bien eu de la chance de retomber sur lui aujourd'hui. Il était certain que sa présence m'était davantage agréable que celle du gamin, là, Valeri, qui semblait se croire intouchable aux farces des autres mais ne se gênait pas pour autant de leur en imposer ... Un petit empereur assis sur son trône doré, celui-ci, je vous le jure. Et puis, j'étais persuadé qu'il ne savait pas nager, malgré ce qu'il racontait. Cela se sentait, dans son regard ... Enfin, c'est l'impression que j'en ai tirée, en tous les cas. Sully, quant à lui, était sympathique ... Moins orgueilleux, peut être ? Il semblait plus terre à terre et humble, même. Oui, revoir Sully ne me dérangerait pas. On aurait pu discuter, à nouveau, de littérature et de cinéma ; on aurait pu en échanger un peu plus sur nos goûts et pensées, assurément. Je me suis donc dirigé vers la salle de réunion, avant de constater, avec une légère déception, que mon "ami" (ou, plutôt, potentiel ami dans le futur proche) n'était pas présent, aujourd'hui. Bon. Ce n'était pas si grave non plus. On se verrait plus tard, et puis voilà. Au moins, je pourrais profiter de mon Dickens en silence, en paix, en toute sérénité ... Sauf si Ismène pointait par ici, le bout de son petit nez. Je l'aimais bien, elle savait me faire sourire, malgré moi, mais lorsqu'elle y allait ... Elle y allait, et ses mots tournaient tel le vent dans un moulin, du matin au soir et sans panne apparente. J'exagérais très certainement, mais j'avais toujours eu du mal à me remettre de cette nuit fatale où elle avait voulu me faire un Quizz sur ma vie plutôt que de me laisser somnoler en paix.

Je lis quelques lignes, n'entendant pas le froissement de vêtements indiquant que je n'étais plus seul. ce n'est que lorsque j'entendis un maigre "Salut" que mes yeux se levèrent de la page, en quête de la détentrice de cette voix calme et presque inaudible. Ce n'est que lorsque mes yeux se posèrent sur Lena, en face de moi, qui, visiblement, avait été celle qui avait parlé (à défaut de voir d'autres personnes dans la salle) que je remarquai son sourire, et la rapidité à laquelle il disparut. Ma gorge se noua alors, quelque peu. J'espérais qu'elle ne me tenait pas en rancoeur pour jeudi dernier, non plus ... Sinon, on allait pas vraiment s'amuser, ce quart d'heure-ci. Je lui adresse un léger sourire, avant de reporter mon regard sur la page, incapable d'affronter son regard. Je lui adresse quand même un "Salut." lâché entre deux soupirs, espérant qu'elle m'avait entendu, parce que je ne pense pas avoir parlé très fort, non plus. Ce n'est que lorsqu'elle me parle à nouveau que mes pupilles se relèvent, et que je me permets de la regarder, calmement.

- Je ... Mais en réalité, je ne savais pas quoi lui dire. "Non, c'est juste que tu es la seule personne que je ne connais pas" ? Assez pathétique, comme justification, quand même, non ?

- Non. lui avouais-je alors, honteusement. Mon regard redescend alors vers la page, car je n'ai pas envie de lui parler. J'ai honte, un peu, et je n'aime pas me justifier, jamais. Mais malheureusement, je remarque que le chapitre que je lisais était terminé, et je n'avais pas le courage d'en commencer un autre. Surtout pas dans un livre où les chapitres duraient une bonne vingtaine de pages. "Désolé." lui dis-je alors, refermant le volume sans pour autant rapporter mes yeux vers Lena.

Jeudi soir avait été ... Un soir hors du commun. On devait choisir l'un des autres candidats à mettre en danger, voyez-vous, et moi, je ne savais pas qui voter. Cela aurait été bête et cruel, de prendre l'un des nominés, après tout ... Et j'avais déjà ciblé Enoch la semaine d'avant. Et puis, j'aimais bien les autres candidats ... Non, la seule que je ne connaissais pas encore, à l'époque, c'était Lena, et quelque chose me disait que du lot que j'avais pour faire mon choix, c'était elle, celle que je connaissais le moins. Pourquoi n'aurais-je pas eu le droit de la soupçonner, elle ? Je ne la connaissais pas, n'était-il donc pas "normal" qu'elle ne m'inspire pas confiance ? Je croyais que si. Mais à en voir la réaction retardée qu'elle semblait avoir face à ce choix, je commençais à me demander si je n'avais pas eu cruellement tort. Une forte sensation de malaise s'imposa également entre nous lorsque son regard qui cherchait à comprendre, mais ne comprenait pas, frôlait le mien, froid et pourtant repentant. Je pensais vraiment que je n'aurais pas fait grand chose de mal, ce soir là ... Mais à en juger par sa réaction, on aurait pu croire que je l'avais dénoncée aux Nazis, ou presque. L'atmosphère s'était fait lourde et pesante, et je suis persuadé qu'une lame aurait pu trancher l'air avec autant de fluidité et de facilité que s'il s'agissait d'un fruit fort hydraté. C'est alors que je me rendis compte que mes mots antécédents avaient présenté un fort double sens. Il fallait avouer que sa question n'en était pas une à laquelle répondre oui non était une option conseillée. Aurais-je répondu oui, elle m'aurait regardé avec de gros yeux de merlan-frit pour tenter de comprendre ce que ce oui signifiait. Mon non à moi voulait dire que ce qu'elle avançait était faut ; que je ne me méfiais pas plus d'elle qu'un autre, en fait. Mais cela pouvait également être pris comme si je n'avais pas de confiance en elle, personnellement, et c'est malheureusement exactement comme cela qu'elle prit la chose. Elle bouge, et je prie, intérieurement, qu'elle cesse de me regarder. Mais non. Son corps voyage, mais ses pupilles restent fixées sur mon visage, ancrées à moi, incapables de sortir de leurs orbites ... Un regard intensément profond et expressif ... On dirait celui de la gamine, tiens. Je me demande si elle a beaucoup grandi, depuis le temps, d'ailleurs ... Toujours est-il que Lena me demande si son comportement a été louche, récemment.

- Non. Décidément. Ne sais-je donc dire que cela ? C'est fort inquiétant. Je devrais reprendre des cours d'élocution, c'est intolérable, de ne plus savoir parler. Et là, Lena me pose la question la plus absurde, et je me dois de l'observer avec de gros yeux étonnés.

- Ah, ça non, assurément ; je n'ai rien contre ton apparence physique, si c'est ça qui t'inquiète. Et je ne veux pas m'acharner sur toi, il ne faut pas croire, hein ... Je tentais de ne jamais reprendre la même cible deux fois, par soucis d'équité.

Lena était ... Différente des autres candidates, en tout cas. Du moins, c'est l'impression que j'en avais, à ce premier entretien. Non, parce que moi, j'avais l'habitude d'Odessa, de Monroe, de Jaileen ... Des nanas qui avaient du mordant, et qui n'hésitaient pas à aller de l'avant, charrier, plaire, séduire ... tandis que Lena, elle ressemblait plus à ... à Ismène, tiens. Mais Ismène, au moins, c'était ma partenaire ; on se connaissait donc un peu mieux que les autres, vu qu'on avait été contraints de partager le même lit. Un genre de lien incassable et invisible nous reliait tous deux à présent, quoi. Et pourtant, Lena semblait moins timide qu'Ismène, étant donné que la voilà, qui soutenait mon regard, qui me tenait tête avec force et courage et qui semblait déterminée à me tirer des vers inexistants du nez. Je n'allais pas avouer coupable un crime que je n'avais cependant pas commis ; néanmoins, je n'avais guère l'envie de m'expliquer avec elle. Tout ce que j'avais voulu, ce jour là, c'était de lire mon fichu bouquin. C'était vraiment trop demander ? Vraiment ? Bref. Je pense que je l'ai rassurée, n'empêche, avec tout ça. Ma bonne action est faite pour la journée, du coup, non ? Cool. Je peux aller me coucher en paix, ce soir, je n'ai pas fait pleurer la fille dont je me méfie sans savoir pourquoi. D'ailleurs, je ne m'en méfie plus trop, maintenant, c'est drôle. Elle ne semble pas si dangereuse que cela, après tout, et son regard m'est beaucoup plus supportable à soutenir. On fait du progrès, je crois, et c'est tant mieux, parce qu'ils commençaient à m'opprimer, ses yeux qui, pour moi, semblaient globuleux. Semblaient, hein. Maintenant, ils semblent miraculeusement avoir rétréci. Peut être qu'elle était une illusionniste aux puissants pouvoirs magiques, hein ! Oula, j'ai peut être trop regardé le Seigneur des Anneaux, là, quand même ... Bref.

Je m'expliquai enfin à elle, et j'espérais qu'elle n'avait plus rien à me reprocher. C'est alors qu'elle s'excuse. Elle était polie, tiens. C'est bien, les filles polies, en même temps, elles disent bonjour, merci et s'il te plaît sans poser de questions. Et "excuse-moi", aussi, évidemment. Mais je me mis cependant à hausser des sourcils : pour quoi s'excusait-elle, exactement ?

- C'est plutôt à moi de te dire désolé. Y-a-t-il quelque chose que je pourrais faire pour me faire pardonner ? Et ne t'inquiète pas, le temps perdu ... On le retrouve rapidement. Je lui envoie alors un clin d'oeil avant d'attendre sa réponse, espérant qu'elle n'aura pas de requête trop farfelue ou irréalisable.

Spoiler:

Je m'étais retenu de voter contre Lena, déstabilisé par la surprise que Sully et elle-même semblaient éprouver face à mes doutes. Muet comme une tombe, le reste du conseil s'était donc déroulé sans la moindre intervention de ma part, et j'avais tenté, tant bien que mal, d'oublier cette nana que je ne connaissais pas, mais alors, pas du tout. Néanmoins, elle semblait un peu prise de tête, cette Lena ; dans le genre à se faire des ulcères gastriques plus tard, si elle ne faisait pas attention, à force d'éprouver de l'anxiété face à n'importe quel obstacle dans sa vie. Je disais cela, mais, d'un autre côté, je n'étais pas mieux, moi non plus. Véritable nerveux, il m'était impossible de rester deux secondes en place lorsque quelque chose me tracassait, et l'accident était sans doute le meilleur exemple d'un événement malheureux de ce genre. Toujours était-il que je me sentais un peu coupable, maintenant, et que je me demandais si ce genre d'aventure n'était pas, en soit, un cadeau empoisonné. "Félicitations, votre rêve vient de se réaliser, maintenant, chaque semaine, vous aurez le droit et le devoir de briser les rêves d'une personne en vous méfiant d'elle dans un conseil conçu pour trouver les traîtres que nous avons nous-même implanté dans le jeu". Ou encore, "Bravo, tu as été retenu, et chaque semaine, tu devras nommer le couple que tu aimes le moins". Ayant vu ma propre confiance en moi brisée nombreuses fois par le passé, je savais pertinemment que ce genre d'émission pouvait blesser l'orgueil de bon nombre de personnes, et ce, bien profondément, et j'espérais que cela n'arrivait pas en ce moment à Lena, et encore moins, par ma faute, sinon je m'en serais sérieusement voulu.

Elle refusait d'ailleurs que je me fasse pardonner, Lena. C'était bien gentil de sa part, vraiment, mais, moi, ça ne m'avançait pas réellement. Si l'eau dans le gaz semblait s'être grandement dissipée, ce sentiment de culpabilité qui commençait à me ronger de l'intérieur ne s'atténuait pas pour autant, ou alors, pas de manière bien conséquente. J'étais donc un peu déçu, parce que j'aurais vraiment aimé en faire un peu plus, pour elle, que de lui faire des excuses qu'elle n'acceptait pas dans la mesure où elle estimait que je n'avais pas à en faire ... Et je me dis alors qu'il y avait un moyen, un bon moyen de me débarrasser de cette culpabilité une bonne fois pour toute, et celui-ci était d'apprendre à la connaître, pour de vrai, cette fois-ci, histoire de pouvoir dire, à l'avenir, qu'elle m'inspirait confiance, au même titre que les autres. C'est alors que Lena me demande ce que c'était, que je lisais, tout à l'heure. Souriant, je tourne le bouquin vers elle, citant le titre en même temps que celui-ci apparaissait, à mes yeux, dans son champ de vision :

- Dickens, Great Expectations. un léger silence s'installa entre nous, ce à quoi je répondis en enchaînant par un simple : ]"Tu aimes lire ?" Après tout, toute personne aimant lire était digne d'une confiance aveugle ... Non ?

Spoiler:

Je me demande si la nomination officielle de Sandro en tant que traître nous exempterait de conseil, cette semaine, d'ailleurs ; je l'espérais, parce que sinon, j'allais voter blanc, je pense ... Je me demande même si j'aurais le courage de m'y présenter dans le savoir qu'il n'y avait aucun candidat contre qui j'avais assez de soupçons pour pouvoir le nominer, réellement. Cela me stressait grandement, tout ça, n'empêche ... Je préférais même ne pas y penser. On devait faire partir les gens, chaque semaine, et au départ, ça semblait facile ... Mais ça, évidemment, c'était jusqu'au jour où d'autres nous feraient partir nous, hein, bien sûr. Toujours est-il que le sujet de la conversation a changé, et que maintenant, enfin, je peux mieux respirer. Je détestais les interrogations, et cela remontait même au primaire, où j'ai dégueulé pendant mon interrogation orale parce que je ne connaissais pas la réponse à "qu'est-ce que Christophe Colomb a découvert ?" Triste et traumatisante journée. C'est peut être ce jour là que je me suis mis à lire, sérieusement. Pour ne pas être l'âne de la classe, en fait, et l'habitude n'est plus jamais repartie, malgré moi et mon amour pour le cinéma. Et là, Lena, elle me dit qu'elle ne lit pas souvent. Ah, non, ça ne va pas le faire, ça.

- Oh, je vois ... Je crois qu'une pointe de déception est visible dans mon intonation, malgré moi ; c'était sans doute parce que ça m'attristait, les gens qui ne lisaient pas beaucoup, étant donné qu'ils perdaient une vision panoramique sur un monde à la fois riche, gigantesque et merveilleux. Et malheureusement, ces personnes courraient les rues aujourd'hui, le loisir de lire étant devenu l'un des moins bien classés sur le classement des loisirs, alors qu'auparavant, il figurait à sa tête. Le cinéma avait en effet été une révolution, à ce que je pouvais voir. Mais là, ce fut la goutte d'eau, quand elle m'avoua ne jamais avoir lu de gros romans ; la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Indigné, je m'exclamai alors, surpris :

- Hein ?! Comment ça se fait, ça ? Il ne m'était pas un seul instant venu à l'esprit que la lecture n'était pas pour tout le monde, et ne plaisait qu'à un public restreint. Enfin, pas à ce point là, quoi, parce que ceux qui allaient au cinéma lisaient quand même les best-sellers, comme Stephen King ... Lena devait bien être la première que j'avais rencontré qui n'avait jamais fini ne serait-ce qu'un seul roman. C'était ... Impressionnant, ça c'est sûr.

- Ça ne t'intéresse pas ou c'est pour une autre raison ? lui demandais-je alors, presque timidement.