J’étais une épave qui errait dans ce château aux multiples passages, voguant d’un lieu à l’autre sans réelle destination. Je dormais mal, et cela s’en ressentait sur mon allure générale, et sur mon humeur, bien malheureusement. Je me faisais sauvage, plus qu’à l’ordinaire, et si l’occasion se présentait d’éviter tout contact humain que ce soit, je me faisais grand plaisir de la prendre. En ce début d’après-midi, la piscine s’avérait être aussi désertique que le Sahara. Rien, n’y personne, ne semblait vouloir y mettre les pieds : c’est bien ce qu’il m’avait fallu constater, poser sur l’un des transats depuis près d’une heure. L’immobilité commençait doucement à m’affecter, et bien que j’aie pu en profiter pour sombrer, je redoutais les songes qui m’attendaient si seulement mes yeux se fermaient. Je préférais encore rester éveillée que d’être à nouveau confronté à mes démons. Je me battais déjà avec eux toutes les nuits, et ça me suffisait. Retirant d’un geste rapide les vêtements qui me recouvraient, dévoilant le maillot que j’avais préalablement enfilé et le corps effilée qu'il cachait, je déposais le tout sur la table à mes côtés. L’eau m’invitant à la rejoindre, je ne me fis pas prier pour y plonger avec ma grâce habituelle. Et à défaut de pouvoir réellement occuper mon esprit, j’optais pour mettre mon corps à contribution, commençant une série de longueurs. Je ne me fixais aucun objectif, ni aucune raison pour m’arrêter. Mécaniquement, je m’exécutais jusqu’à ce que mon corps réclame que j’entende raison. Jusqu’à ce qu'il capitule et me demande pardon. Qu’il me force à me stopper dans mon élan. La dizaine passa en un éclair, la quinzaine la suivit presque dans un souffle, puis j’atteignis la vingtaine dans la logique des choses, en conservant un rythme soutenu, régulier. La tête commençait doucement à me tourner à force de culbuter à chaque extrémité, mais ça ne me semblait pas suffisant. Je m’entêtais à continuer, obstinée plus que jamais. Il me fallut toutefois m’arrêter lorsque dans un mouvement précipité, lors d’un changement de direction, mon pied alla durement frapper le mur bétonné qui servait de rebord. Un geignement traversa mes lèvres. La douleur résonnait jusque dans ma jambe et je fus forcée de m’extirper de la piscine pour me poser sur le bord de celle-ci, afin d’observer le désastre que je venais de causer.

Les lieux que j’occupais le plus depuis le début de l’aventure au sein du nid étaient sans aucun doute les lieux sportifs, ne nous mentons pas : je profitai de mes journées à me prélasser gratuitement dans ce château pour mettre à l’épreuve mon année de sécession sportive. Hors de question de me relâcher, et, chez moi, ou seul à seul avec ma copine, c’est ce qui se serait sûrement passé. En trois mois, on m’a surtout vu : prendre des bains froids dans l’une ou l’autre salle de bain, squatter la salle de muscu, courir et grimper, voire jouer au foot comme un gamin dans les jardins et la forêt, et, enfin, nager comme un dingue dans la piscine. Nager fait travailler beaucoup de muscles et les affine, c’est utile pour un professionnel de jujitsu comme moi, bien qu’on n’y pense pas toujours. En maillot par-dessous mon short de sport, torse-nu, je traverse les couloirs déserts jusqu’au carrelage chloré de la piscine intérieure et jette un œil dans le bassin, que quelqu’un occupe visiblement. Je veux savoir de qui il s’agit avant d’entrer – je n’ai pas envie de nager avec telle ou telle personne, et, je l’avoue un peu honteux, si je pouvais ne pas tomber sur une fille ou un mec trop bavard(e), ça m’arrangerait pas mal. Je suis pas vraiment chaud pour entamer un papotage sur tout et rien, là, j’ai besoin de faire mon sport, de chauffer mes muscles et de les laisser décanter après, douloureusement, avec la satisfaction de les avoir soumis à l’épreuve de la force. J’aperçois la chevelure noire et le corps mince et cuivré de Donia en train de faire des longueurs, et je me surprends à rester là un moment, la regardant nager sans s’arrêter. C’est quand je me décide à avancer jusqu’au bassin qu’elle se cogne violemment le dessus du pied contre le rebord de pierre et pousse un gémissement de douleur. Aïe. Je grimace légèrement en balançant serviette et short sur une chaise longue, et la rejoins dans le bassin sans la quitter des yeux – ma façon de la saluer, sachant que le point positif avec Donia est que je n’ai pas besoin de lui sortir le redondant « salut, comment ça va ? » pour qu’elle comprenne que je la salue sans lui manquer de respect. Légère comme une plume, se mordant la lèvre, elle se hisse sur le bord de la piscine et observe le dessus de son pied. Je me laisse aller dans l’eau et suis le rebord jusqu’à elle, regarde à mon tour. Rouge, et la peau a été mâchée par la rudesse de la pierre. Nos regards se croisent et, sans vraiment prévenir, j’attrape son pied avec douceur entre mes deux mains pour le réchauffer, puis le plonge dans l’eau jusqu’à la naissance de sa cheville. Chaud / froid immédiat qui devrait faire taire sa douleur, mais qui n’atténuera absolument pas la rougeur qui apparaitra sûrement dans quelques minutes et durera jusqu’à la fin de la semaine, selon la façon qu’a sa peau de marquer les coups. Sous l’eau, je lâche son pied et mes mains s’éloignent d’elle. « N’y pense plus », je lui dis simplement avec un mince sourire. Elle ressemble à une poupée blessée, malheureuse de voir son petit corps de porcelaine ébréché, et je peux affirmer que j’ai fait ce que j’ai pu pour l’intérieur de ce corps, du moins. J’entame mon crawl, et après cinq longueurs intensives, reviens contre le rebord, sur lequel Donia est toujours assise. Je passe les mains dans mes cheveux pour les maintenir en arrière, comme ils le sont la plupart du temps, même lorsque je ne suis pas trempé, et m’accoude à la pierre. Sur le côté, sans vraiment la regarder, j’aperçois Donia prendre son inspiration et repartir pour de nouvelles longueurs. Une, deux, elle revient au rebord, je l’entends respirer plus fort. Trois, quatre, rebord touché du bout des doigts que je vois légèrement trembler. Cinq, six, je me tourne et l’attrape par le bras pour l’immobiliser. Penché sur elle, je murmure, préventif. « N’en fais pas trop, si ce n’est pas le bouche-à-bouche que tu cherches. » Je suis un sportif de haut niveau, qu’on se le dise, je sais reconnaitre un corps proche de lâcher, tout simplement par manque de ressources énergétiques et d’habitude sportive. Donia a déjà dû avoir plus d’un vertige à l’heure qu’il est et, si elle ne tient pas à s’évanouir et à m’obliger à m’occuper d’elle, mieux vaudrait ralentir la cadence.