Nous ne vivons pas sur le même continent, en effet, mais ce n'est même pas un bon argument puisque rien ne m'empêche de partir si j'en ai envie. J'ai d'ailleurs très envie de quitter ma ville, natale certes, mais dans laquelle je vis depuis trop longtemps maintenant, je crois. J'ai besoin de changer d'air et de décor à présent, je quitterais même les Etats-Unis, qui est pourtant le seul pays que je connaisse et que j'aime, mais où rien ne me retiens encore non plus. Je hoche la tête à la négative pour toute réponse. Autrement dit, je pourrais tout à fait venir vivre en Angleterre, que je n'ai jamais vu autrement qu'à travers ma télévision mais qui a l'air d'être un pays plutôt sympa, puis j'aurais une bonne raison d'y mettre les pieds au moins, plus qu'une simple envie de voyage et d'évasion. Après quoi, je me lance encore dans un petit monologue pitoyable pour en arriver à la conclusion que je ne veux pas finir seule. Personne n'en a envie, qu'il dit Eryk, et c'est vrai j'imagine. Lui non plus il doit pas avoir envie de rester tout seul jusqu'à la fin de ses jours, mais au moins il a une famille. On peut pas dire que ce soit mon cas. Je crois que j'en ai même jamais vraiment eu, pourtant j'aurais bien aimé, mais dans mon état il vaut peut-être mieux faire une croix sur ce genre de choses et faire avec, enfin plutôt sans. Je sais pas. Je me mets à pleurer toutes les larmes de mon corps, comme si un barrage venait de céder après que l'eau y ait été stoppée en masse. Eryk essaye de me remonter le moral mais ce qu'il dit a surtout l'effet inverse. Je commence même à devenir cynique, ça me donne l'air horrible. Et il a raison, je devrais lui laisser l'humour parce que je suis vraiment pas douée. C'est aussi pour ça que j'aurais bien besoin d'un gars comme lui dans ma vie. Je crois que j'aimerais vraiment qu'il fasse partie de ses belles choses qui m'attendent dehors selon lui. Mais à la fois, j'ai pas envie que ça puisse se finir un jour, parce que comme tout, ça aurait un début et une fin, et si c'est comme ça, il vaut peut-être mieux ne rien entamer, je sais pas. Sauf que si on pense comme ça, on fait rien, et moi j'ai pas envie de rien faire. J'ai juste peur. Mais je crois qu'il a raison, la maladie c'est pas ce qui me définit, ou du moins, ça devrait pas l'être. Et je sais que j'ai encore plein de choses à vivre, j'ai envie de vivre encore plein de choses, mais j'ai l'impression que ça vaut peut-être pas le coup de rayer tout ce qu'il y a sur ma liste de trucs à faire avant de mourir et de passer à côté de certaines autres choses que j'ai décidé d'éviter pour pas faire trop de mal, alors que ce sont aussi celles qui pourraient me rendre la plus heureuse. « A choisir, je préfère que ce soit avec toi... » Je miaule doucement, ne détachant mes yeux des siens que lorsqu'il me demande si j'ai le temps. Je hausse les épaules. Je n'aime pas cette question. J'en connais la réponse, à quelques années près, et je n'aime pas ça non plus. « Environ dix ans avant que ça devienne vraiment important. » Les symptômes, mais j'aime pas trop ce mot, alors je dis "ça". En plus, j'en ai déjà, mais tellement discrets et minimes que je suis la seule, avec on médecin, à m'en rendre compte, puis les médicaments aident à les diminuer, voire les retarder. J'ose pas lui dire, mais j'aurais sans doute pas attendu dix ans pour faire quelque chose afin d'éviter la suite. C'est aussi pour ça que j'aurais préféré ne pas trop m'attacher et ne plus rien vivre de trop sérieux jusque là, au moins j'aurais pu m'en aller quand je l'aurais voulu, sans rien dire ou faire de peine à qui que ce soit. Mais mine de rien, cette aventure m'a fait remettre pas mal de mes décisions en question, et je ne sais plus vraiment où j'en suis maintenant. Je pince les lèvres avant d'ajouter « Et probablement dix de plus après. » Vingt ans donc, j'ai le temps, en espérant qu'il ne m'arrive rien de grave ou de pire d'ici-là. Je pourrais même espérer vivre plus longtemps si seulement la recherche pouvait relativement bien progresser durant les années à venir, mais je n'ai pas non plus trop envie d'y croire et de me faire de faux espoirs. J'essuie mes yeux pleins de larmes et les traces qu'elles ont laissées sur mes joues. Je dois être encore plus jolie que d'habitude comme ça, c'est fou. Et finalement, je lui souris timidement comme pour lui assurer que ça va aller, même sans en être moi-même convaincue. Enfin, peut-être qu'à force de me le répéter, ça va vraiment aller, qui sait.

Je n'aime pas parler de ma maladie, je crois que tout le monde l'aura compris, et j'aime encore moins parler de ma courte espérance de vie, déjà parce que je me sens prise au piège puis surtout parce que j'ai l'impression que c'est une perte de temps, inutile mais insignifiante, alors que j'en ai déjà moins que les autres. Vingt ans à tout casser, et encore c'est vraiment le plus de temps que me donnent les médecins si tout va bien mais il y a tout de même davantage de chances que ça se réduise plutôt que le contraire. Enfin chaque cas est très différent d'un patient à l'autre alors on ne peut jamais vraiment être sûr. Tout ce qu'on sait, c'est qu'on va crever après quelques années atroces, autant pour le malade que sa famille, s'il en a une, ce qui n'est pas vraiment mon cas. Et ça me rend triste parce que je veux pas finir toute seule, mais je me dis que c'est mieux comme ça, puis la seconde d'après je me dis que quand même, j'aimerais bien me laisser tenter une nouvelle fois par la vie de couple, ou par la vie de famille que j'ai même pas vraiment connue quand j'étais enfant. Encore une fois, je suis pas tout à fait sûre de savoir ce que je veux. Juste vivre, sans doute. J'ai plein de choses à vivre dehors, il arrête pas de me le dire et il a raison. Mais j'aimerais mieux être avec quelqu'un pour vivre ces belles choses, peut-être même que vivre avec quelqu'un, lui en particulier parce que c'est lui pour l'instant et personne d'autre, ce serait une belle chose. Je sais pas. Lui non plus, il sait pas. Il sait pas si ça peut marcher entre nous, si on a un quelconque avenir tous les deux. Je me pose à près le même genre de questions moi aussi, mais on pourra jamais savoir tant qu'on essaye pas. Et justement c'est ce qu'il propose. Qu'on essaye, qu'on se donne rendez-vous une fois, dehors, n'importe où, lui et moi. Je suis assez surprise, enfin c'est une bonne surprise mais je m'y attendais pas. Je sais pas vraiment quoi dire quand il me demande ce que j'en pense, alors que pourtant, la réponse est évidente. « Heu... » On va pas aller loin avec ça, mais déjà je souris comme une idiote, c'est bon signe. « Je... Je suis d'accord ! Evidemment, bien sûr, ça me va ! » Je suis trop contente, limite hystérique, je lui saute même au cou. Super idée pour qu'il me prenne encore plus pour une folle, n'est-ce pas. Puis quand même, je me calme un peu. « Mais je sais pas du tout où je voudrais qu'on aille, j'ai envie d'aller dans tellement de villes en fait. Va falloir que je réfléchisse. » Heureusement qu'on est que lundi, ça veut dire que j'ai encore quelques jours pour me décider, ça devrait aller. « Tu me laisses jusqu'à la fin de la semaine pour te dire ? » Bon c'est pas vraiment une question, puisque je sais d'avance que même si je trouve où j'aimerais qu'on se retrouve avant dimanche, je lui dirais pas, histoire de garder un peu la surprise. Je suis tellement contente, tellement excitée en fait, à l'idée qu'on se donne une chance, à l'idée de le revoir après tout ça. Je peux pas m'empêcher de l'embrasser, furtivement, c'est presque plus fort que moi, puis je plaque mes mains sur ma bouche, comme une gamine qui vient juste de faire une bêtise, ou surtout parce que je dois toujours avoir ce sourire stupide sur le visage mais qui exprime si bien ce que je ressens là tout de suite. Je si heureuse, si heureuse, s'il savait !