W/ CALLAN

Une brise légère venait de se lever, secouant avec délicatesse le feuillage des arbres qui environnaient le cimetière, et leur bruissement venait se mêler au ululement des divers rapaces nocturnes qui coin, contribuant à une ambiance nocturne des plus appropriés. Ça sentait la nuit. Je veux dire, l’odeur même qui imprégnait l’air avait cette saveur particulière, rafraîchissante et boisée, indescriptible – surtout par moi qui n’ai jamais su mettre de mots sur les odeurs. J’étais installée sur une tombe, assise sur les fesses, un peu de traviole, les jambes collées l’une à l’autre et les genoux pliés, et j’étais occupée à nettoyer le marbre de la sépulture sur laquelle j’avais pris place, la frottant vigoureusement avec une éponge imbibée d’eau et de produit nettoyant. L’idée m’était venue en journée. J’avais déjà passé une partie de l’après-midi ici, parmi les morts. En ce moment, je me sentais mieux avec eux que parmi les vivants. J’avais dîné tard et, après avoir lavé ma vaisselle, j’avais voulu revenir ici. M’occuper d’eux, les délaissés, les oubliés. Un sourire équivoque se dessine sur mes lèvres tandis que, paisible, je force la pression sur une tache de mousse qui refuse de s’en aller. Demain je leur apporterai des fleurs. C’est futile, et, au fond, ça ne sert à rien. Mais ça me fait du bien. « Vous vous retourneriez dans votre tombe, si vous saviez ce qui se passe dans votre village… » je souffle, sans trop savoir à qui je m’adresse. Et soudain, je distingue parmi la mélodie de la nuit une fausse note, un bruissement presque anodin qui m’alarme peut-être plus que de raison, et je relève la tête, alerte, le reste de mon corps se figeant dans le même mouvement. Il ne s’agit peut-être que d’un animal, mais il s’agit aussi peut-être d’un type d’animal bien particulier : un être humain. Sur le qui-vive, je plisse les yeux, cherchant à discerner une silhouette dans la pénombre.

Je n'aime pas rester statique lorsque je fume. Alors je marche, souvent plus longuement que le temps qu'il m'est nécessaire pour finir ma cigarette. Alors j'en rallume une. La cigarette d'après repas est importante, et comme je peux pas fumer à l'intérieur, je fume plus dehors. Deux cigarettes d'affilés, ou presque. Je prends ma dose de nicotine d'un coup au lieu d'espacer les prises. J'aime bien fumer avant de dormir d'habitude, bref. Je marche et j'arrive dans le cimetière, il fait totalement nuit ou presque, mais ce n'est pas ce qui me fait peur. Je n'ai pas peur des esprits, je n'y crois pas tellement de toute façon. Et l'ambiance est apaisante. C'est calme, toujours et un bon moyen de se ressourcer. Alors j'avance à l'aveuglette vers les tombes lorsque j'entends une voix. Je n'arrive pas à identifier la source, je n'arrive pas non plus à distinguer ce qui se dit, je ne suis pas sûr de savoir si cette personne est seule ou non. Mais piqué par ma curiosité, je décide de vérifier de qui il s'agit. Il fait nuit et la seule chose que l'on pourrait percevoir c'est le bout rouge de ma cigarette allumée. J'avance un peu, les feuilles craquent sous mes pieds et je pense que ça pourrait être effrayant, ce n'est pas le but. Je distingue une silhouette. Une rousse, Dagga je crois. Je m'approche. « Je viens en paix... » Je préfère dire avant qu'elle ne me confonde avec un tueur en série, une bête furieuse ou quoi que ce soit d'autre. Le premier tueur en série qui passerait là dirait sans doute la même chose, pour que sa victime ne prenne pas peur après tout. Je suis tout près, elle doit bien voir que je ne suis pas un monstre non ? « Salut ! » Je lui adresse un signe de la main.

Je distingue vaguement une lueur indistincte dans l’obscurité, mais reste incapable de formuler une quelconque hypothèse quant à son origine ou ce qu’elle peut représenter. Des bruits de pas se font entendre, des crissements, une feuille qui craque, et je guette, à l’affut, me demandant quel genre d’animal risque de surgir dans mon champ de vision à tout moment. Et finalement, c’est – juste – un humain. Mon rythme cardiaque, qui s’est accéléré considérablement durant le temps de suspens, en revient à sa normal, et un vague sourire fugitif s’empare de mes lèvres à la vue du nouveau venu, pour les libérer dans l’instant qui suit. Il m’annonce qu’il vient en paix, et j’étouffe un petit rire. « Dans ce cas-là, tu es le bienvenu. » je lui affirme, lâchant mon éponge et m’essuyant sommairement les mains en frottant l’une contre l’autre. Je réponds à son signe de main, m’efforçant de me montrer amical quand bien même je doutais systématiquement des intentions de mes camarades. Depuis peu, chaque fois qu’un candidat se montrait sympathique avec moi, j’en venais à la conclusion qu’il cherchait à s’assurer que je ne le nominerais pas ou que je lui apporterai mon soutien d’une manière ou d’une autre. C’était assez difficile de croire en la spontanéité et la sincérité des gens dans de telles circonstances. J’observe minutieusement l’homme qui me fait face, ses traits étant assez difficiles à distinguer dans l’obscurité – mais je le reconnais, c’est Callan. « Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu ressembles à l’acteur qui joue Bateman ? Dans American Psycho, je veux dire. » Parce que la ressemblance est frappante, et je crois que c’est pour cette raison qu’il m’intimide un peu depuis le début. « C’est un peu flippant, d’ailleurs, de croiser le sosie d’un psychopathe dans un cimetière… Heureusement que tu viens en paix. » j’admets, avec un petit sourire amusé et un bref haussement d’épaule.

J'ai sorti la réplique la plus débile qu'il soit. Je viens en paix, n'importe quelle personne avec des intentions mauvaises pourraient user de ce stratagème. C'est con. Mais bon, ça a au moins le mérite de la faire rire. En quelque sorte. Tant mieux. J'essaye de distinguer ce qu'elle était entrain de faire, je vois un sceau, une éponge. Etrange. Mais je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit qu'elle poursuit. Je manque de m'étouffer avec la cigarette sur laquelle je tirais face à sa remarque. Original, vraiment. American Psycho, je connais. Le livre surtout, Candace ne se trimbale jamais sans. Le film par contre. Je ne crois pas l'avoir vu, ou peut être rapidement, mais à cette époque j'étais surtout plus intéressé par la jeune femme à mes côtés que l'acteur du film. « Et zut, tu viens de découvrir mon secret, moi qui pensait que personne ne le remarquerait. » Je lance contrarié, bien que mon sourire démontre bien que je plaisante. « Non, j'en sais rien. Mais est-ce que je dois me poser des questions à ton avis ? Sachant que ma femme voue un culte à ce bouquin! » Qui sait peut être qu'elle fantasme sur le personnage, et qu'elle voit en moi sa réincarnation. Ouais mais non, c'est trop étrange. Je ris une bonne fois. « C'est vrai que si j'avais voulu te tuer c'est l'endroit idéal, mais non. Et puis tu sais, tous les psychopathes ne sont pas forcément des tueurs sanguinaires. Et les tueurs ne sont pas nécessairement des psychopathes, mais là j'ai l'impression que je m'enfonce plus qu'autre chose n'est-ce pas ? » Je souris une nouvelle fois. Et me gratte l'arrière du crâne. « Je peux savoir ce que tu fais avec ton éponge au beau milieu de la nuit d'ailleurs ? »

American Psycho, le film, je ne l’ai vu qu’une fois, et très récemment. Le livre, en revanche, est mon livre de chevet depuis des années. C’est pour cette raison que j’étais aussi réticente à l’idée d’en voir l’adaptation cinématographique ; je ne voyais vraiment pas comment un cinéaste - aussi talentueux qu’il soit - pouvait rendre son œuvre aussi fabuleuse que le roman en lui-même l’était, car ce qui faisait le génie de ce roman, c’était la plume de Bret Easton Ellis, son style incroyable, sa narration si particulière, pas juste l’histoire, ou le personnage en lui-même. « Tu as de la chance, je suis interdite de buzz cette semaine. » Je souris, amusée par sa plaisanterie. Il a l’air plutôt cool en fait, je crois que je m’étais fait une fausse idée de qui il pouvait être, sans doute à cause de cette ressemblance qui m’influençait plus que de raison. Il parle ensuite de sa femme, et mes yeux brillent un instant ; Candace aussi m’intimidait un peu, mais si elle adore ce bouquin autant que Callan a l’air de le dire, elle devient alors instantanément ma meilleure amie – mais bon, je l’en avertirai plus tard, hein. « À ta place, je m’inquiéterais un peu, oui… je rétorque, un sourire malicieux aux lèvres, en dardant vers mon interlocuteur un regard en coin. Si Candace est attirée par le Pat Bateman en toi, ça n’augure rien de bon. » Bateman ne m’avait jamais particulièrement attirée, mais j’avais toujours eu envie de le prendre dans mes bras. Je ne le voyais pas comme un psychopathe. Plus comme un homme perdu qui ne trouvait pas sa place dans la société, et était en prise avec des sentiments et des émotions confuses qu’il ne maîtrisait pas. J’éprouvais de l’empathie pour un psychopathe – ça en disait long sur mon compte, non ? « C’est clair que tu n’aurais pas eu un long chemin à faire pour te débarrasser de mon cadavre… » j’ajoute en souriant, prenant un malin plaisir à participer à cette conversation un peu absurde. Il se met ensuite à débattre du statut de psychopathe, et je hoche la tête, sincèrement intéressée par ce qu’il a à dire. « Oh mais non, je suis tout à fait d’accord avec toi ! D’ailleurs je me rappelle d’un épisode de Docteur House, avec une nana psychopathe ; elle vivait une vie tout à fait normale, n’avait jamais tué qui que ce soit, c’est juste qu’elle n’éprouvait aucun sentiment. Mais en dépit de ce petit souci, elle s’était parfaitement adaptée à la vie en société. On fait souvent l’amalgame, mais psychopathe et tueur n’ont rien à voir. D’ailleurs, dans American Psycho, je suis d’avis que Bateman ne tue personne ; Bret Easton Ellis préfère rester vague à ce sujet, mais je crois que les meurtres sont de simples fantasmes de Bateman, qui les confond avec la réalité. » Je me force à me taire, parce que si on me lance sur ce livre j’en ai pour trois heures à développer mes thèses, mes impressions et mon ressenti. Je suis d’ordinaire assez bavarde, mais quand on commence à parler littérature, plus rien ne m’arrête – à plus forte raison quand on parle de Bret Easton Ellis. Il me pose ensuite une question, qui me surprend alors que j’aurais dû m’y attendre pourtant – maintenant que j’y songeais, j’étais étonnée qu’il ne l’ait pas posée plus tôt. « Oh, je nettoie juste les tombes, j’annonce comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Ça me désolait de les voir dans un si triste état. Si tu veux j’ai une éponge en rab’. » Un sourire taquin s’empare de mes lèvres, parce que je ne m’attends pas vraiment à ce qu’il réponde par la positive à cette proposition.