Depuis le début de son aventure, Deirdre évitait farouchement la cascade. La belle ne craignait pas l'eau, non. Ni la puissance d'un tel ouvrage tenu de Nature. Justement, et bien au contraire. Elle trouvait ce spectacle si sublime, si émouvant, qu'elle ne parvenait tout à fait à contrôler la ténue passion infiltrée dans ses chairs pour l'animer de nouvelles amours propres à son seul être. Et le regard fasciné qu'elle posait sur toute cette eau n'était pas celui d'une enfant, mais bel et bien celui d'une femme, d'une artiste, et même d'une esthète. La violence. La passion. La vigueur. C'était là des émotions qu'elle ne voyait que si peu, dans cette endroit, qu'elle aurait voulu prendre mille clichés de cet appareil de danger et de beauté, inlassable, du soir au matin et du matin au soir. Elle ne se serait jamais lassée. Elle ne se lassait pas. Car cela devait bien faire deux bonnes heures qu'elle était là, assise à même le sol, à contempler. N'importe qui se serait tu devant tant d'ardeur, de massacre des sens, mais Deirdre, elle, se prosternait tout simplement. « Prends-moi, soufflait-elle. Prends-moi vite. Prends-moi fort. » Elle rêvait de ces eaux battantes sur sa peau frêle, et sur ses os si fragiles, son corps si maigre et son visage si débile. Elle y songeait comme une faveur, prête à s'offrir en sacrifice, elle et tout son être sans saveur. Toute acquise qu'elle était à un culte bien sordide, elle ne prêtait guère d'attention au monde, au réel, à tout ce qui pouvait aller et venir tout autour d'elle. Il n'existait bien que ce tête-à-tête, ce duel sombre et magnifique, pour lequel elle se serait sciemment lacérée les chairs de son petit esprit détraqué et lucide.

Rafael. Dès que les yeux de la fragile poupée se furent posés sur lui, elle se renfrogna légèrement, comme face à une rare déconvenue. Et, effectivement, il venait gâcher ce tableau idyllique avec ses traits vulgaires et ses attitudes insipides. Deirdre, bien entendu, ne lui accordait guère autant d'importance mais, sur le moment, elle le trouva plus laid encore que d'accoutumée. Que des hommes ne lui plaisent pas, c'était des plus habituels, mais pour qu'elle affichât cette moue consternée, il avait bien fallu qu'il se plante dans un décor avec lequel il jurait bien volontiers. Il n'avait aucune beauté, aucun charme. Aussi ne comprenait-elle guère le plaisir qu'il avait à troubler ce qui, de toute évidence, était trop céleste pour ses triviaux yeux de mortel commun. En outre, sa question n'inspira rien à Deirdre qu'une passive attention. Il était là. Elle aussi. Soit. Mais cela était tout. En soi, elle ne concevait pas même la raison pour laquelle il s'adressait à elle. Il devait s'ennuyer. Oui, ce fût la conviction du pantin qui se releva, définitivement déconnecté de ses idéaux. « Pourquoi pas moi ? » Son regard abîmé dans celui du jeune homme, Deirdre ne donna guère plus d'explications, comme à son habitude. Rafael pourrait se saisir de toutes les explications de sa fantaisie, c'était bien l'unique avantage d'échanger avec Deirdre : son monde ne connaissait ni loi ni frontière.

Pourquoi pas elle ? Sérieusement, voulait-elle une liste ? Rafael n’aimait pas qu’on réponde par une question. Ca ne rimait à rien, n’aboutissait nulle part. C’est d’ailleurs pour cela qu’il aurait du s’attendre à ce qu’elle réponde ça. En même temps, elle lui avait répondu, il ne pouvait pas en demander trop non plus. « Tu sembles être au dessus de tout ça. » Répondit-il finalement à Deirdre en haussant les épaules. La demoiselle semblait être dérangée par sa présence, en même temps, elle ne pouvait pas être seule éternellement, surtout dans ce genre d’endroit. Elle avait un secret. Peut-être était-ce la clef de son envoutant. Il en doutait. Elle semblait plus complexe, un simple intitulé n’arriverait sans doute pas à la rendre plus humaine. La curiosité de Rafael commençait sérieusement à l’agacer, surtout qu’il n’aurait sans doute pas de réponse de la part de la candidate. « Mais en fait, non. » Elle avait beau le fixer, rien ne transparaissait. Elle semblait différente mais finalement, elle était comme eux. Comme les autres, elle avait passé le casting, comme les autres, elle avait un secret à protéger et comme les autres, elle allait respecter les règles du jeu. Alors finalement, même si elle semblait au dessus, ce n’était qu’un leurre. Elle n’était qu’une gamine qui avait simplement d’autres priorités que la majorité des gens. Elle feintait la différence pour finalement se retrouver dans un jeu télévisé. Inutile de s’attarder sur elle plus longtemps. A la place, Rafael tourna sa tête vers la Cascade où l’eau continuait inlassablement à s’écouler.

Si les réparties de Rafael la visèrent, elles ne la touchèrent pas. Deirdre, impassible, demeura formidablement indifférente à ce qu'il semblait penser d'elle, que ce fût en bien ou en mal. Qu'il la trouva différente ou qu'elle lui sembla commune, l'idée ne fit jamais son chemin dans l'esprit certainement trop étriqué - ou, au contraire - trop vaste de la demoiselle. En revanche, elle consentit étrangement à préciser sa pensée. « Pourquoi Maxime, et pas moi ? » Rafael n'était pas un homme qui dissimulait son mépris, voilà pourquoi la question avait finalement beaucoup de sens. Il avait eu l'opportunité de la renvoyer chez elle, elle avait appris à le considérer, alors pourquoi n'avait-il pas saisi l'opportunité de le faire ? Deirdre ne pensait pas avoir assez de valeur pour obtenir une telle considération et, d'ailleurs, elle ne s'en portait pas plus mal, que ce fût dans un cas comme de l'autre... Ce n'était qu'une énième tentative pour comprendre, pour concevoir, ce qui la dépassait bien. Elle ne parvenait pas à se résumer à l'idée que, oui ou non, elle fût au-dessus de tout cela. Elle était là, et c'était tout. Il n'y avait pas toujours de bonne raison à tout. Parfois, il fallait savoir accepter, encaisser et même sourire insolemment, si l'orgueil l'exigeait. Mais rien de plus. Voilà pourquoi Deirdre ne cherchait pas à s'entendre énumérer les raisons pour lesquelles elle n'aurait pas dû être ici. Cela étant, elle s'objectait silencieusement que lui non plus ne semblait pas s'estimer à hauteur de ce jeu... Son narcissisme transpirait sans que la jeune fille s'en trouva touchée, mais elle le voyait cependant. Puisqu'il se savait trop bien pour le monde, il n'avait pas plus de raison de se trouver ici. Et pourtant il l'était. Alors pourquoi pas elle, finalement ? Oui, pourquoi pas.

Alors que le garçon observait les chutes d’eau dans le bruit ambiant de cette cascade, la voix de Deirdre résonna une nouvelle fois dans l’air. Il se tourna de nouveau vers elle, n’appréciant pas qu’elle soit dans son dos afin de lui parler. Elle évoquait le prime et le choix qu’il avait du faire avec Héléna afin d’éliminer quelqu’un. Un léger sourire se posa sur le visage de Rafael avant qu’il ne décide de s’asseoir aux côtés de la demoiselle hors norme, histoire de pouvoir profiter de la vue tout en lui répondant. « Je n’ai rien contre toi. » Dit-il en la regardant un instant. Il était sérieux, elle était le cadet de ses soucis et encore. Même si Rafael n’appréciait pas ce qu’elle représentait, elle était loin d’être la plus dérangeante, surtout qu’elle ne représentait pas un danger, pas à court terme en tout cas et il était bien trop tôt pour prévoir le long terme. Après tout vu comment s’était passé la première semaine, il serait dehors dans peu de temps. « Je n’ai même pas pensé à parler de toi, pendant qu’on discutait avec Héléna. D’ailleurs, je voulais faire partir Saoirse tandis qu’elle s’acharnait sur Maxime. Ça a prit du temps de convaincre Héléna, mais j’ai réussi. Mais une fois qu’elle était d’accord avec moi, je n’en voyais plus l’intérêt et j’ai accepté à mon tour. » Rafael expliquait à une personne qui n’en avait surement rien à faire ce qu’il s’était passé durant l’entretien qu’il avait eu avec l’autre fausse éliminée. « Tu t’attendais à ce que je demande ton élimination ? » .

Deirdre avait raison sur un point : elle n'avait pas assez de valeur aux yeux de Rafael pour qu'il ait cru bon de l'éliminer hier soir. Elle aurait dû se sentir soulagée ou, au contraire, s'offusquer d'une telle négligence, mais elle fût là, à l'écoute, bien passive et passablement attentive. Rafael avait voulu la tête de Saoirse, certainement qu'il n'avait pas apprécié l'intervention de celle-ci. Quant à Helena, elle avait voulu la tête de Maxime et, bien sûr, elle l'eut. A ce propos, le raisonnement de Rafael n'avait aucun sens, et Deirdre mit un moment à comprendre qu'il agissait avec orgueil, et non avec discernement. De toutes les façons, non, elle ne s'était pas attendue à ce que l'on exigeât son élimination, que ce fût lui ou quiconque autre. En effet, elle était bien négligeable. Pour le moment. « Je ne me demande pas pourquoi je suis encore là. Je le suis, c'est tout. » Car oui, une telle question était assez hors de propos finalement. Deirdre ne s'interrogeait pas souvent sur le pourquoi de ses faits et gestes, pour la bonne et simple raison qu'elle se fiait à l'instinct. En l'occurrence, elle avait cru bon de lancer Rafael plus avant dans ce que son esprit semblait renfermer : comme elle l'avait prévu, il n'y avait rien de plus à considérer que ce qu'il montrait déjà. Aucune mélodie. Fade bonhomme. Il ne lui inspirait rien qu'une profonde indifférence. Comme elle pourrait continuer à graviter autour de lui sans jamais rien lui faire, il pourrait continuer d'exister sans que la douce princesse s'y attarda. C'était là un sage équilibre qu'ils faisaient bien de goûter conjointement. « Tu aurais dû partir, objecta doucement Deirdre. » Pas qu'elle l'ait souhaité. Elle s'en moquait. Il aurait dû, simplement. « Et moi aussi. » Mais guère pour les mêmes raisons, elle ne l'ignorait pas.

Il était évident qu’on ne pouvait pas plaire à tout le monde. Néanmoins, Rafael se demandait bien comment Deirdre arrivait à ce point à ne pas lui plaire. D’ailleurs, ce sentiment se renforça une nouvelle fois lorsqu’elle lui répondit. « C’est tout ? » Répéta-t-il, un instant incrédule. Le raisonnement de la candidate n’avait rien de logique, c’était juste désolant. Si elle était venue ici, c’était forcément pour gagner ou pour faire partager son secret. Bref, même s’il n’arrivait pas à savoir ce qu’elle faisait ici, elle, elle devait bien le savoir. Mais sa phrase montrait juste à quel point elle s’en foutait de tout cela. Comptait-elle juste rester ici parce qu’il y faisait bon et que le paysage y était agréable ? Franchement, il n’y croyait pas. Elle devait se demander pourquoi elle était encore parmi eux, pourquoi elle tentait encore de gagner ce jeu, c’était… Logique. Bien sur, Deirdre ne semblait pas être une personne logique et Rafael n’était pas connu pour sa tolérance. La demoiselle reprit ensuite la parole, sur le fait qu’ils auraient du partir lors du prime. « Bien sur que non. » Un homme borné n’aurait pas dit mieux. Vraiment, ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. « J’vois pas pourquoi j’aurais du partir. Je suis surement le seul mec intéressant de ce jeu. » Il la regarda un instant, haussant un sourcil. « Toi, par contre. » Rafael ne voyait pas bien l’intérêt de faire venir dans un jeu télévisé une personne comme Deirdre. « Je suppose qu'ils voulaient surement une personne loufoque parmi nous. » C’était la seule explication possible.

Rafael ne comprenait pas. Et de la compréhension naissait souvent la frustration, frustration qui ne devait être rien de mieux que le tout premier mal du monde. Deirdre le concevait parce qu'elle en avait l'habitude. Des individus comme lui, elle en avait côtoyés des centaines. Et cela ne lui faisait rien. Dès lors, et qu'on se le dise, l'ardeur du homme se confronterait toujours à la froide placidité de la jeune irlandaise. D'autant qu'il se suffisait aisément à lui-même. Il était là. Il était bien. Légitime. Terne. Deirdre ne trouvait rien à rétorquer. C'était tout juste si elle l'écoutait, d'ailleurs. Comme à son habitude, la jeune femme était fermée au monde abrupte et autarcique qui l'enveloppait quelques fois pour tenter de la briser. Mais vainement. Quand il objecta qu'elle ne devait être là que pour endosser le rôle du candidat loufoque, Deirdre sembla curieusement méditer l'idée. Parce qu'elle ne pensait déjà plus à elle, mais bien à lui. « Tu n'es pas très amusant pourtant, objecta-t-elle doucement. » Elle ne s'ennuyait pas non plus, mais elle aurait préféré qu'il cessât de gâcher son formidable paysage. « Tu aurais dû partir. Et tu devrais partir. » Malgré la teneur de ses propos, elle lui souriais présentement. Deirdre se moquait bien du jeu, elle parlait de l'instant. Il aurait dû partir, s'éclipser et se soustraire à ce qui le dépassait. Il s'entêtait naïvement, cherchant à comprendre. Et ses pensées formidables imprégnaient l'air d'affres nauséabonds que la jeune irlandaise ne tolérait que passivement, parce qu'il en était ainsi. Elle soupira. « J'ai envie d'une cigarette. »

Le jeune homme suivait d’un œil discret la conversation se déroulant entre Deirdre et Rafael. Installé confortablement sur un matelas face à eux, Leone venait de s’allumer une cigarette. Il n’arrivait qu’à entendre seulement quelques bribes des mots prononcés par la demoiselle, en revanche la voix de Rafael portait davantage et parvenait aisément jusqu’à ses oreilles. Jusqu’à présent le New Yorkais s’était volontairement tenu à l’écart, néanmoins lorsque les arguments de l’antipathique du Nid ressemblèrent fort à de l’acharnement gratuit il se leva. Je suppose qu'ils voulaient surement une personne loufoque parmi nous. C’était la phrase de trop, surtout venant de lui.

Sûr de lui comme à son habitude, presque arrogant, Leone s’imposa face à Rafael, aux côtés de la fille d’Apollon telle qu’il surnommait Deirdre. Son tempérament, aussi large que ses épaules, l’avait contraint à soutenir la jolie demoiselle qu’il appréciait.

« Comme l’a souligné De Gaulle, la guerre c'est comme la chasse sauf qu'à la guerre les lapins tirent. Lâche ton fusil, tu t’apercevras peut-être qu’on ne correspond pas à l’idée que tu t’aies faite de nous. Tu dois drôlement manquer de confiance en toi pour être déjà aussi aigri. »