Je crois que c’était le pire et le meilleur prime de ma vie dans le nid en termes de résultats. J’avais peur que Freddie s’en aille, je ne voulais pas qu’Ivan laisse India, et le départ de Cian aurait laissé un trou béant dans cette aventure. Pourquoi ? Parce que le gars, c’est comme pour Orson : je le sens bien. Pas pervers, pas manipulateur, pas salope qui fait ses coups en douce. Il joue vrai et il n’a pas peur d’aller au corps à corps si besoin. C’est le genre de gars avec lequel vous pouvez vous permettre d’avoir une prise de tête : il va gueuler, vous allez gueuler, et personne ne cachera ses cartes. Pas comme ces mecs qui vous font croire que tout va bien, qui prennent un ton mielleux avec vous et vous plantent quand vous avez le dos tourné. Ça me rassure qu’il soit là, dans cette émission, ça veut dire qu’il reste encore du vrai dans l’univers du Fake. Et puis, Cian est en couple avec Nico, qui est une très bonne pote avec qui je suis content qu’il soit. Il prend soin d’India, aussi, et c’est tout à son honneur compte tenu de son secret. Je ne fais pas partie de ceux qui ont été choqués ou écœurés en entendant le secret de Cian. Quand j’avais onze ans, en Tchéquie, quand on était encore une bande de gosses des rues débiles et déchainés qui faisaient chier tout le monde – bref, quand le combat libre n’avait pas encore composé l’entièreté de mon existence, on jetait des cailloux sur les bagnoles. Un soir, à la tombée de la nuit, un clodo était sorti d’une caisse, abandonnée dans un terrain vague, pour nous engueuler parce qu’on caillassait la tôle et que le bordel l’empêcher de dormir (et de cuver son alcool). Il nous insultait dans toutes les langues, bon Dieu, j’avais jamais entendu autant d’horreurs dans la bouche d’un homme, et nous ça nous faisait marrer et ça nous excitait à la fois, jusqu’à ce qu’il sorte une carabine. Torses-nus comme des sauvageons, on a balancé nos cailloux en sautant sur place comme des déments. On savait bien, au fond de nous, que la carabine du clodo n’était pas chargée, que c’était un leurre à la con qu’il gardait sous une vieille couverture sale, pour essayer de se défendre, parce que c’est tout ce qu’il avait pour impressionner des merdeux sans poil au menton. Mais on n’a pas arrêté pour autant : le vieux nous avait provoqué. On balançait caillou sur caillou, pierre sur pierre, et je crois bien que l’une d’entre elles – peut-être lancée par moi ? – lui a défoncé le crâne. Il y a eu une giclée de sang et le vieux est rentré dans sa bagnole. On l’a plus jamais revu dans le terrain vague, et avec le temps, je me dis qu’il a dû crever pendant la nuit et que les éboueurs ont emporté sa dépouille le lendemain. Alors ouais, moi les mecs qui courent pour sauver leur peau et qui tirent les yeux fermés au milieu du vide béant qui s’étend entre la mort et eux, je les comprends et m’abstiens de les juger. Je sais ce que c’est, une erreur, une sale putain d’erreur qui vous salit les mains de façon indélébile. Je me sers un verre de brandy dans la lumière tamisée qui éclaire le salon. J’aime cette ambiance feutrée, où cuirs des canapés et bois ciré des tables se reflètent comme dans un vieux film américain. Ne manque plus qu’une bonne compagnie, et par bonne compagnie, j’entends, par exemple, Orson. J’ai envie d’être entre mecs ce soir, marre d’être sans arrêt entouré de bombes sexuelles et autres blondes. La porte s’ouvre et je me retourne, m’attendant à apercevoir le visage familier d’Orson, mais c’est sur Cian que je tombe. Je le salue d’un signe de tête et lève mon verre de brandy à son encontre. S’il est chaud pour une partie de poker accompagnée d’un verre, mon rêve se sera réalisé. J’attends qu’il se pose avant de lui poser la question, tant que j’ai les mains dans le bar. « Je te sers quelque chose ? » Je n’ai pas encore eu l’occasion de le remercier pour la somme qu’il m’a fait gagner à l’avant-dernier prime, mais croyez bien que je n’ai pas oublié l’affaire.