Paloma descend les escaliers, précautionneuse, un livre à la main. Mais un livre ouvert, entamé, comme si elle pouvait pas attendre avant de débuter son histoire, pas même une minute. Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon, dit l'incipit d'Anna Karénine, l'un de ses livres préférés. Paloma pourrait découvrir de nouveaux auteurs, des trésors enfouis dans les rayonnages, mais elle profite de son enfermement volontaire pour réaliser un plaisir qu'elle s'accorde rarement ; relire des oeuvres dévorées, aimées, décortiquées, tant et si bien que les terminer a été plus qu'une déchirure. Paloma estime qu'il y a trop de livres merveilleux qui méritent d'être découverts pour laisser le temps s'égrener au rythme de ses multiples relectures. Pourtant, y'a des bouquins qui méritent plus qu'une lecture, qui se savourent mieux la deuxième, la dixième ou la centième fois. Parce que la musicalité des mots nous est plus familière, parce qu'on a l'impression de retrouver des vieux amis, parce qu'on comprend davantage la psychologie complexe des personnages, parce que ce bouquin, c'est une friandise, une madeleine de proust, une symphonie du bonheur. Les raisons sont multiples et le nid est l'environnement idéal pour se replonger dans les classiques qu'elle adule, Anna Karénine en tête. Aussi, elle ressemble à Belle, l'héroïne Disney, en descendant les marches à tâtons, plongée dans son ouvrage, indifférente à tout ce qui l'entoure. Le nid entier pourrait essayer de lui faire la conversation qu'elle n'entendrait rien. La seule chose qui la transcende, c'est les tourments d'Anna Karénine, si belle, si rayonnante, si forte. Si cruelle, si égoïste, aussi. Tellement vouée à chuter sans discontinuer, jusqu'à sa propre fin, le dernier des sacrifices. Paloma s'attache beaucoup à la psychologie des personnages, à la tragédie des sentiments humains, aux passions dangereuses qu'elles soient ou non assouvies et ce livre en est la catharsis. Tout y est. Tout. Le portrait au vitriol de la noblesse russe de l'époque ainsi que la grandeur et la décadence de l'humanité. C'est beau, c'est fort, et c'est si intense que la belle manque de tomber à son tour, son pied pourtant sûr ripant sur la dernière marche. C'est ce qui l'ancre de nouveau sur Terre, en Australie et non plus à Saint Petersbourg. Paloma croit avoir entendu un bruit mais elle n'est pas certaine que ce n'est pas seulement le fruit de son imagination. Ou bien, son manque d'attention chronique dès lors qu'elle est noyée au coeur d'une histoire plus forte que les autreq. Mais y'a une voix qui s'élève de la cabine d'ascenseur et elle darde ses yeux en direction du son. Adnan. Elle le reconnaît au timbre modulé de sa voix, à sa façon balbutiante de s'exprimer, si touchante, comme s'il craignait de déranger. Alors Paloma abandonne son livre, ses rêveries, tout. Elle le laisse tomber nonchalamment sur la dernière marche et fait s'empresser sa démarche leste, souple, jusqu'à rejoindre la cabine d'ascenseur. « Adnan c'est toi ? » s'interroge sa voix cendrée juste pour confirmation. Elle pose ses paumes contre la cabine et reprend immédiatement : « Ça va ? Je vais te faire sortir de là, c'est qu'une mauvaise blague de la production » Bon, elle n'en est pas certaine mais le pense. Normalement, l'angelot s'amuse à stopper l'ascenseur quand il est rempli, espérant sans doute récolter quelque chose de la promiscuité forcée. Du sexe, des disputes, n'importe quoi. Ou même l'angoisse, dans le cas d'Adnan. Paloma laisse la pulpe de son index rencontrer le bouton et y appuyer. Une fois, deux fois, trois fois. Rien ne se produit. Elle soupire, fataliste, et se laisse glisser le long des portes en métal, contre l'ascenseur. « Je suis là, de l'autre côté, assise. Je bougerai pas jusqu'à ce qu'ils t'ouvrent, ils finiront bien par se lasser. » Et dans cette attente, il faut lui occuper l'esprit, l'empêcher d'angoisser. « Parle-moi. Parle-moi de ce qui te plaît, de ce qui te rassure et te redonne le sourire » lance-t-elle, inspirée. Adnan doit s'évader de sa cage d'ascenseur et si ce n'est pas possible au sens littéral, il doit laisser son esprit s'échapper et ne pas se concentrer sur son emprisonnement forcé. « Parle-moi d'Aaron » précise Paloma, le timbre chaud et doux comme du miel. Elle est certaine que ce sujet-là pourra chasser son angoisse.