Ghika a du mal à se rendre comte du temps qu’il passe. Il l’a noté à plusieurs reprises, il a l’impression qu’ils ne vivent qu’une longue journée qui s’achève le dimanche et qui repart. Le temps est une chose étrange, il le sait bien fondamentalement que le temps ne s’allonge ou ne se raccourcit pas, mais le sentiment qu’il perçoit, et qu’il pense être partagé par tous, est tout particulier. Tantôt extrêmement rapide, tantôt lancinant et douloureusement lent. Quand il fixe le plafond de la chambre orientale il se dit qu’il a passé sept semaines à travailler sur un projet qui lui semble être encore titanesque. L’étape suivante a été enclenchée et il peut maintenant recommencer à prendre des notes. Il peut se relancer à la chasse aux variations comportementales. C’est une bonne chose, mais en un sens il commence à fatiguer. Il ne veut pas passer à côté de ce que Fake Lover a à offrir humainement parlant. Sur un lit pas loin, il sait que Mallaury se repose, ou du moins qu’il ne dort pas, sans parler pour autant toutefois. « Tu te rends compte que ça fait environ cinquante nuits qu’on dort sous ce toit ? » demande Ghika brisant le silence qui s’était installé. Personnellement il n’arrive pas à y croire. Cinquante jours, c’est presque autant de temps qu’il n’en a passé de temps dans la jungle amazonienne, et pourtant il a l’impression que c’est bien moins long. Peut-être parce que c’est beaucoup plus luxueux, qu’il peut parler avec tout le monde, il n’en sait rien. Tout ça reste bizarre.

Mallaury le corrige, Ghika sourit. Il n'est pas habitué à se tromper, ça semble bien présomptueux, probablement même arrogant, mais c'est la vérité. Six jours. Il s'est trompé de six jours. Un ou deux jours ce serait normal. Mais six... il a donc définitivement perdu la notion du temps cette semaine. C'est ridicule, vraiment ridicule. Le calcul était pourtant simple et il s'est trompé. Admettant son erreur Ghika tente de faire le décompte de ce qu'il leur reste à faire. « Cinquante-six... il reste quoi ? Trente jours ? On a déjà fait les deux-tiers du trajet... » Réaliser son demi-succès actuel n'est pas désagréable, il lui est néanmoins difficile de croire que ce si long parcours lui laisse un tiers du trajet à affronter. Par moment le courage lui manque et Ghika n'aime pas se sentir lâche. Mais c'est le cas. Il lui arrive d'être lâche. « Pour être franc j'ai toujours dit que je venais pour atteindre la demi-finale mais je pensais pas survivre à ma première nomination... chaque semaine c'est une victoire de plus maintenant, à ce stade j'espère juste tenir jusqu'au bout. » concède-t-il finalement. Le terme tenir est adéquat. Dans la vie de tous les jours Ghika connaît des hauts et des bas, plus de hauts que de bas certes, mais il connaît les deux. Dans le nid ce n'est pas différent. La seule différence, et elle est majeure, demeure le fait que les hauts passent en un instant quand les bas lui donnent l'impression de durer des semaines. Les anciens candidats n'avaient pas menti, Fake Lover est un combat de longue haleine d'autant plus que c'est un combat de chaque instant. Quand Mallaury lui demande si des gens l'attendent dehors. Ghika hésite une seconde, pas parce qu'il ne veut pas dire la vérité, parce qu'il ne sait pas quoi répondre. « Ma mère doit attendre avec impatience ma sortie... ou peut-être que c'est l'inverse je sais pas. Elle est sûrement en train de donner des interviews à toutes les chaînes de télévisions et journaux qui veulent bien l'écouter. Ma mère... c'est un phénomène. Elle ne s'est jamais occupé de moi et dès qu'elle a vu son intérêt dans le fait d'être ma mère, elle s'est imposée. Maintenant que je suis une sorte de tête publique du petit écran, elle doit inventer des tas d'histoires et de souvenirs d'enfance... » Il retient les injures à l'encontre de sa mère. Il ne la respecte pas mais il ne l'humiliera pas en la traitant d'attention-whore. Il estime le message transmis sans effusion de sang. Mais il va parler de quelque chose de plus agréable. Sa véritable famille, son clan. « J'ai pas énormément d'amis, je les sélectionne avec beaucoup d'attention alors j'espère qu'ils sont fiers de ce qu'ils voient mais je ne me fais pas de soucis, c'est eux ma famille et ils me soutiennent quoi que je fasse. » Ghika hésite à retourner la question, il sait bien que Mallaury n'est pas une personne très sociable, mais à la fois parce qu'il apprécie profondément ce garçon et parce qu'il ne voit pas de raison suffisante pour être complaisant. Mallaury ne lui en voudra pas et il est assez intelligent pour ne pas poser une question à laquelle il ne veut pas répondre. « Et toi qui t'attend à la sortie ? » demande-t-il en se redressant pour le regarder dans les yeux.

Mallaury affirme qu'il est bien parti pour arriver en demi-finale, il dit ça comme si ce n'était pas le cas pour lui et ça fait sourire Ghika. Il sait que ce n'est pas de la fausse modestie, que ce n'est pas une façon cachée de lui faire un compliment ou de chercher à ce qu'il lui dise que lui aussi il finira en finale. Mallaury il ne fonctionne pas comme ça, ce n'est pas un manipulateur bas de gamme. Mais Ghika ne peut pas le laisser dire des choses comme ça sans le corriger. Parce qu'il a besoin d'être repris, tout simplement parce qu'il semble ne pas voir la situation pour ce qu'elle est. « Je crois qu'à ce stade on est tous bien parti pour arriver en demi-finale. On a tous prouvé notre valeur à ce point. Pour être honnête je pense que le vainqueur est déjà décidé. Le public a déjà tranché et il n'y a plus rien qu'on puisse faire pour changer ça. » Appelez le un fataliste ou pessimiste mais Ghika est réaliste. Il a étudié les saisons passés, il voit les phénomènes qui sont en marche. Les gens s'attachent rapidement aux candidats, une fois que la moitié de l'émission est passée il ne reste plus que des candidats sérieux à la victoire, une fois la moitié de la saison passée les gens ont investi trop d'affection dans les candidats pour changer d'avis. S'ils aiment un personnage du nid ils ne changeront pas d'avis même si celui-ci se montre indigne de leur adoration. Alors oui, Ghika est un peu fataliste mais il pense que le carré final est déjà décidé dans le cœur du public et que personne ne peut influencer ça. Quand Mallaury s'excuse, Ghika se sent mal pour lui. Il n'a aucune raison d'être désolé, il n'a fait que demander et ce n'est pas un sujet blessant, Ghika vit avec depuis vingt-six ans il ne souffre plus du comportement de sa mère. « T'as pas à être désolé. Ma mère est... c'est... ce n'est pas une mère. Elle n'était pas faite pour ça. » C'est la triste vérité, elle pensait que ce serait quelque chose d'excitant, de vibrant, mais changer les couches lui a fait comprendre qu'elle s'était trompée. Quand elle a remarqué qu'aucun journaliste ne l'attendait à la sortie de la maternité elle a réalisé que c'était une erreur d'avoir eu un enfant. Ce n'était pas le chérubin qui lui ferait retrouver le chemin des tabloïds et des planches, il était devenu un poids. Mallaury parle de sa mère et du fait qu'elle est la seule à le suivre, il le laisse parler de sa situation familiale, il ne l'interrompt pas. Sa mère a l'air d'être une femme bien, même si elle l'a poussé à venir dans Fake Lover, Ghika aurait tendance à croire que ça fait d'elle le même genre de personne que sa mère à lui, mais à l'évidence elle est bien mieux. Quand il prend la parole il s'arme aussi de gants et de pincettes. Il va parler d'un sujet qu'il connaît pour l'avoir étudier dans sa globalité, dans son fonctionnement et ses fondements psycho-sociaux, mais dont discuter lorsqu'il s'agit d'un cas précis est difficile. « Je vais te dire ce que je pense, parce que c'est ce que je fais, c'est qui je suis, si ce que je te dis ne te plais pas, essaye d'oublier que j'ai exprimé mon opinion. D'accord ? » Il attend une seconde, deux secondes, comme pour chercher l'approbation de Mallaury, une fois qu'il a laissé un temps qu'il estime suffisant à son camarade pour prendre sur lui il se laisse aller, il ouvre la bouche et laisse s'échapper le flot de paroles. « Je pense que les familles sont toutes différentes mais je pense que les gens qui naissent dans une famille avec un noyau solide se ressemblent sur une chose. Il y a de l'amour, et même si tu penses qu'ils t'ont tourné le dos, je suis sûr qu'ils te suivent, ne serait-ce que parce qu'ils ont la curiosité de voir si tu t'en sors. » C'est plus l'universitaire ayant passé des mois à étudier ''la famille'' qui parle que le candidat, il ne porte pas un jugement sur la famille de Mallaury, il ne la connaît pas, il a seulement du mal à croire que l'ensemble des membres qui la composent ait pu rejeter son camarade. « Si tu veux parler à quelqu'un après l'émission, mon téléphone sera toujours ouvert, mon appartement sera toujours ouvert. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serai là. Si tu as besoin d'un ami, je serai là. » C'est sa façon à lui de le dire, parce que Ghika est éloquent mais que lorsqu'il s'agit de faire des déclarations personnelles c'est pas toujours ça. Il considère Mallaury comme un ami. En y réfléchissant il pense qu'il s'est trouvé des amis dans cette émission alors qu'il n'était pas du tout venu pour ça. Il ne devait pas s'impliquer, il devait rester en retrait, observer et prendre des notes, pas se lier d'amitié, ça compromettait l'intégrité de sa démarche, mais le mal était fait. Quant à sa mère... « Je ne peux pas la rayer de ma vie. J'ai essayé de le faire, parce qu'après tout, elle l'a bien fait pendant près de quinze ans. Mais j'y arrive pas, c'est plus fort que moi, je sais que ce n'est pas une mère mais c'est ma mère... c'est tout ce que j'ai connu et c'est pas faute de ne pas le vouloir mais j'ai pas encore trouvé la solution pour vivre sans parent. » Il s'en veut d'être faible face à elle, ça le ramène à l'enfant qu'il était et qui a cherché l'approbation d'une mère occupée à ne pas s'occuper de lui. Il est pragmatique cependant, il sait bien que ce n'est pas fait pour durer, leur relation est trop instable, un jour il faudra qu'ils choisissent quel chemin emprunter et s'y tenir. « Alors je vais la contrôler, tenter de minimiser les dégâts qu'elle peut faire, mais elle aime l'attention, probablement plus qu'elle ne m'aime moi. Tu sais... je savais ce que je risquais en participant à l'émission, alors on peut dire que je ne peux en vouloir qu'à ma petite personne. » Dans toute relation abusive il y a un dominant et un dominé. Ghika ne veut pas catégoriser sa relation avec sa mère comme telle mais c'est un scientifique, il voit les choses avec clarté, il se rend compte que ce n'est pas sain et qu'il n'est pas capable de la quitter définitivement, qu'il revient vers elle malgré toute la haine qu'il peut éprouver à son égard. Il la déteste souvent, il se déteste parfois, il se déteste à cause d'elle. « Le plus ironique dans tout ça c'est que je l'entends déjà murmurer à mon oreille. « On n'est pas si différents au fond, Ika. Tu n'avais pas besoin de cette émission pour tes petits projets, tu la voulais. » Et elle aura raison. Ma motivation pour l'émission... je n'avais pas absolument besoin de participer à l'émission mais c'était un caprice poussé par l'envie d'exhaustivité et l'orgueil. » C'est stupide, il sait bien qu'il n'est pas comme elle, pas totalement. Il ne cherche pas la célébrité pour la célébrité, il veut faire une différence dans le monde, marquer les esprits pour autre chose que pour ses frasques. Sa mère c'est une starlette en manque d'admirateurs, lui... lui il n'a jamais cherché qu'une chose, qu'elle le regarde avec les yeux d'une mère, pas ceux d'un attaché de presse ou d'un requin à la recherche de sang. Mais on ne peut pas toujours avoir ce qu'on veut dans la vie et Ghika ferait bien de s'y faire parce que ce n'est pas à cinquante ans qu'elle changera.