Dixième semaine, plus que deux à tenir, il souffle. C'est un soulagement et une crainte, le retour à la réalité va être tellement violent qu'il ne sait pas comment on peut retrouver pieds rapidement, il faut fuir. Ghika va fuir, c'est sûr, la Russie, il l'a décidé, parce qu'aucun journaliste ne viendra le chercher à Moscou, parce que que Mishka lui manque, parce qu'il veut revoir Patroskiya avant qu'elle ne meure. Tout ça c'est beau, mais ce ne sont que des mots. La vérité est bien plus égoïste, c'est principalement pour lui qu'il veut retrouver la Russie. Il lit Gogol, se penche sur les âmes mortes des personnages, de Tchitchikof ou Mademoiselle Iahlova. La cigarette se meurt entre ses doigts et il en rallume une, qui se consume comme l'autre sans qu'il ne la fume vraiment. Ghika a besoin d'un peu de solitude après l'épreuve d'hier. Un désir de solitude qui est troublé, légèrement, par l'arrivée de quelqu'un. Andreja... Il n'est pas vraiment déçu, ça aurait pu être pire. Ils ont pas eu une relation vraiment apaisée ses derniers temps, c'est probablement pas près de s'arranger. « Salut. » il lâche sans force. Il n'a pas envie de ricaner sur le départ de Lou et l'abandon de Sacha. Il pensait qu'il se sentirait mieux, plus satisfait, mais la suite des événements l'a un peu assommé. Alors il ne se bat pas, il préfère déposer les armes sans avoir combattu, ça n'a pas d'intérêt. « Tu veux une clope ? » qu'il demande en rallumant une énième cigarette après que le dernier cadavre ne soit venu lui caresser le bout des doigts.

C'était fatiguant, cette semaine le fatiguait et de manière totalement aléatoire il avait envie un coup qu'elle arrive à son terme le plus vite possible, et un autre qu'elle s'étire en longueur et n'atteigne jamais son dernier jour. Il était las, un vieux relent de mal du pays s'abattant sur ses épaules à mesure que la révélation de secrets approchait, et qu'il se prenait à douter. Il n'y avait pas matière pourtant, il n'avait pas perdu de vue ses motivations à participer à cette émission, et avec ce secret-là, mais le temps passant il ne pouvait s'empêcher de se demander si tout cela n'était pas vain, et si cela n'empirerait pas les choses au lieu de les améliorer. Si tentées qu'elles puissent l'être. Bon dieu fallait qu'il arrête de réfléchir, c'était pire que mieux ... Et s'il n'avait pas passé ce marché stupide avec Lou de ne plus boire, aussi, il n'en serait pas là. On ne cessait jamais mieux de réfléchir qu'avec un ou deux verres de trop dans le nez, mais même cela il n'y avait pas le droit. Et la clope ? Il finirait avec un cancer du poumon lui disait le marin, et qui sait peut-être que ce serait le cas, mais il ne fallait pas trop lui en demander non plus ... On ne pouvait pas le priver à la fois de tabac et d'alcool, il estimait avoir le droit de conserver au moins un vice à la fois. Et puis le ratio de chances de mourir d'un cancer du poumon restait chez lui assez faible, comparé à d'autres risques de mort. Alors attrapant son paquet de cigarettes sur sa table de nuit il l'avait gardé dans une main tandis que l'autre sortait un briquet de la poche de son jean, et il s'était dirigé vers le balcon, seul endroit de l'étage où fumer n'était pas prohibé. C'était sans doute ce qui avait poussé Ghika à rejoindre le balcon avec ses propres clopes également, et si Andreja n'avait aucune intention de se priver de son propre moment clope il n'était pas assez bien luné pour faire des efforts. Tout juste avait-il marmonné une réponse en adressant un signe de tête au « Salut. » que le rouquin lui avait adressé. Un « Salut. » téléphoné qui n'avait pas beaucoup plus de valeur que s'il n'avait rien dit au fond, mais par principe, par politesse. Ghika le prenait déjà pour moins intelligent qu'il ne l'était, inutile qu'il le prenne pour un animal dépourvu de politesse. Il était trop las pour engager une conversation, de toute façon, et de toute évidence lui aussi. Ou peut-être pas, puisqu'alors que le serbe s'accoudait à la balustrade il s'était en fin de compte entendu proposer « Tu veux une clope ? » Secouant légèrement la tête il avait agité son paquet de clopes pour lui signifier qu'il avait déjà les siennes, et s'en sortant d'ailleurs une il l'avait coincée entre ses lèvres avant de faire jaillir une flamme de son briquet pour l'allumer. Il n'était pas très bavard ce soir, Andreja. Et ce n'était pas uniquement la présence de Ghika qui en était la cause en fin de compte, même si cela n'arrangeait rien. Il ne comprenait pas Ghika, il n'arrivait pas à comprendre comment le mec simple et bourré d'humour des premières semaines avait pu se transformer en machine à morale et à jugement, aux idées tranchées et à la parole acide. « Tu blesser les gens, Ghika. » C'était sorti tout seul finalement, il ne savait pas pourquoi. Peut-être parce qu'il voulait encore lui laisser le bénéfice du doute, peut-être qu'il était trop con pour voir la réalité en face, il ne savait pas trop. Ça lui semblait tellement flagrant à lui, mais Ghika avait tellement rabâché le fait qu'il ne raisonnait pas comme les autres, alors pourquoi pas. « Tu donner ton avis comme si ça être la parole de Dieu, comme si tu avoir raison tout le temps. Tu pas réfléchir aux autres, tu voir le monde avec tes yeux et c'est tout ... Les gens pas voir les choses tous comme toi, et quand tu refuser voir les choses autrement tu blesser les gens. » Et il n'en avait peut-être rien à foutre au fond, il n'était pas là pour se faire des amis cela semblait assez clair maintenant. Et un laborantin devenait rarement ami avec ses sujets d'expérience de toute façon.

Ghika le voit venir gros comme une maison. Ça va encore être son quart d'heure culpabilisation. Andreja a le beau rôle en fait et lui c'est le méchant qui blesse tout le monde. Il dirait bien qu'il s'en moque, que ce n'est pas parce qu'Andreja va lui faire la morale ou des reproches qu'il changera quoi que ce soit dans sa façon d'être. Ils ont pas le choix, depuis dix semaines ils vivent et composent les uns avec les autres. Ghika a toujours été ainsi, bizarrement il a l'impression que ce n'est que lorsqu'on leur dévoile quelque chose sur lui qu'ils s'emballent et rejettent sa personnalité, mais qu'importe.« Qui j'ai blessé ? » demande-t-il en tirant sur sa clope après avoir refermé son livre. Ça l'intéresse au fond de voir qui a pu être blessé par... il ne sait même pas par quoi en fait. Par la révélation de son secret ? La façon de répondre à la question de Paloma ? Parce que c'est ça qui a fait prendre la mouche à Andreja, la mise en parallèle du système coercitif de la dictature et celui de l'émission. Le serbe reprend la parole et enchaîne critique sa façon de s'exprimer, de voir le monde, de prendre en considération les opinions des gens. Ghika a envie de rire tellement la situation est navrante mais il se retient. Il va tenter d'expliquer les choses aussi simplement que possible puisqu'apparemment les gens pensent qu'il se prend pour Dieu et qu'il parle sur un ton méprisant ou quelque chose du genre. Un ton qui n'a pas changé depuis son arrivée au casting mais soit. « Alors... laisse-moi commencer par répondre que je pense que tous autant que nous sommes quand on émet un avis on pense avoir raison. Si tu penses avoir tort sur un sujet ou ne pas avoir assez d'informations en général tu la boucles. Et crois-moi il est arrivé que je ne manifeste pas d'opinions parce que je n'avais tout simplement pas d'avis sur un sujet. Je blesse les autres en refusant de voir les choses autrement ? Je crois qu'il est impératif que vous vous endurcissiez, si le simple fait que quelqu'un ne partage pas vos opinions vous blesse. » Il a l'impression de donner un conseil à des enfants qui pleurent parce que leur copain n'est pas d'accord avec eux. Ce qui est hypocrite de leur part à ses yeux c'est qu'il n'y a aucun dialogue entre eux. A aucun moment personne n'a cherché à comprendre ce qui justifiait ses mots, non ils ont juste pris la mouche parce que ce qu'ils entendaient ne leur plaisait pas. Il pensait que la révélation de son secret serait suffisante à leur faire comprendre qu'il avait des opinions basées sur des faits précis, des années d'études. Mais non, ils n'ont juste pas eu la curiosité de chercher à savoir et se sont enfadés. « Et puis je ne refuse pas de voir les choses autrement. Quand j'ai un avis il est fondé sur mon expérience, mes connaissances et mes valeurs. Si vous acceptiez de discuter et de mettre votre avis face au mien et que votre avis s'avérait être plus valable que le mien à mes yeux je changerais de façon de voir les choses. Mais voilà dès que la discussion ne tourne pas exactement comme vous le voulez, on considère que je suis agressif, entêté, blessant ou je ne sais quoi. Grandissez un peu, le monde ne tourne pas autour de vous et de votre susceptibilité. » Parce que c'est exactement ça la vie d'un universitaire. Ils se confrontent entre collègues pour souligner les faiblesses de toutes les conceptions que soutiennent les autres afin de mettre au point les théories les plus tenaces. Ghika n'est jamais entêté au point de refuser en bloc un avis sans raison. Il écoute les arguments, les met en comparaison avec ceux qu'il défend et si ses arguments ne tiennent pas, il change d'opinion. C'est aussi simple que ça. « Oh et tant qu'on y est. Je blesse les gens, peut-être. Mais quand vos réactions me blessent je ne vous tombe pas dessus et je vous sers pas un morceau de bien-pensance afin de vous faire culpabiliser. » Parce que bon, la pitty party des autres candidats c'était bien mignon mais fallait pas déconner trop longtemps. Ils étaient sympa avec leur égocentrisme et leur moi blessé par les révélations de Ghika, mais ils en avaient strictement rien à foutre que leurs réactions le blesse lui, donc les leçons de morales, Ghika il les attendait de pied ferme.