BABY
YOU'RE A MESS
@naveen

Elle est nominée. Sans l’avoir mérité, pour la seconde fois consécutive. Une nouvelle semaine de stress, de prières silencieuses pour qu’on ne la retire pas à ce lieu qu’elle aime, à ces gens auxquels elle s’attache chaque jour plus. Il est tôt mais elle n’arrive plus à dormir, aussi prend-elle seule son petit déjeuner. Thé chaud, et biscuits iraniens parfumés à la rose, faits la veille. Elle retient son blues, essayant tant bien que mal de garder le sourire au rendez-vous, mais cet instant de solitude lui permet tout de même de le perdre. Isolée, cachée aux yeux des autres, elle se laisse aller à un peu de tristesse. C’est injuste, et elle le sait. Mais c’est aussi le jeu, et elle n’a pas à se plaindre. Elle est bien aimée, ici, et aussi par le public, pourquoi se faire du souci ? Parce que tout change tellement vite… Il faudrait être stupide pour prendre autant la confiance. Elle se souvient du visage serein d’Enola lorsque celle-ci, au prime, a quitté le plateau en assurant les autres candidats qu’elle allait revenir dans quelques secondes… Khadija, admirative, n’arrive pas à s’apaiser autant que la latine. Des pas dans le couloir lui signalent que quelqu’un d’autre s’est levé tôt ce matin. Curieuse, elle observe l’entrée de la cuisine par-dessus sa tasse de thé, et aperçoit Naveen, sa tête matinale, ses cheveux ébouriffés. Un sourire immédiat se dessine sur ses lèvres et éclaire son visage auparavant morne. — Bonjour, dit-elle simplement. Qui mieux que Veen pour lui tenir compagnie en un moment où elle a le cœur si lourd ? Personne. Naveen est bien placé pour savoir ce que signifie, au sein du jeu, la mélancolie suite à ce qui peut survenir, du fait de la production trop joueuse avec leurs émotions. Ils sont tendus, ici, soumis aux caméras, aux regards permanents, ils sont, qu’ils le veuillent ou non, sans arrêt jugés. C’est difficile de ne pas être à vif, d’être aussi serein que dans la vie hors du nid, sans votes, sans classements, sans caméras. Khadija pousse vers Naveen la boite de petits gâteaux. — Un peu d’Iran le matin, ça fait toujours du bien, elle scande, souriante, tandis qu’elle croque elle-même dans un sablé rosé. Naveen n’est pas venu les rejoindre, elle est Lawrence, pendant le prime. Il ne l’a pas non plus regardée quand les images de leur baiser ont été diffusées sur écran géant et catégorisées « scène au plus grand nombre de vues ». Elle n’a rien dit lorsque les questions posées à Naveen ont révélé des réponses surprenantes. Oui, Khadija pourrait lui plaire. Mais figurez-vous qu’elle n’est pas la seule dans ce cas… Il y a aussi Grey, et aussi Lawrence… Oui, Naveen pourrait vivre avec une personne que désapprouve sa mère, ce qui fait chaud au cœur. Mais il semble si hésitant dans ses choix, ses attirances… Avec lui, c’est dur d’être tranchant. Le regard de Khadi sonde le visage de l’Indien, avant de lui demander d’une voix douce : — Est-ce que ça va ?

L'indien était peut être éveillé depuis maintenant un peu plus d'une heure, mais il n'arborait pas moins la tête de quelqu'un qui avait passé une nuit trop courte, ou qui l'avait du moins passée à autre chose que dormir. L'esprit accaparé par toutes sortes de doutes, de questionnements, il avait mis un petit moment à se décider à quitter sa chambre, après y avoir passé un moment avec Jade, sans l'aide de qui il serait certainement encore entrain de tenter de faire son lit. Il avait alors rejoint le rez-de-chaussée en empruntant l'ascenseur, chose qu'il faisait rarement – ces engins lui étaient trop peu familiers pour qu'il leur fasse aveuglément confiance, sans doute – mais ce qui un matin comme celui-ci s'était avéré plus que nécessaire. Une fois descendu de la cabine, il prit alors la direction de la cuisine, pensant probablement que dans son état, prendre quelques forces ne serait pas un luxe. Mais tandis que l'odeur d'un thé brûlant lui parvint avant même qu'il n'eut passé la porte, l'indien eut une petite idée de l'identité de la personne qu'il trouverait en la franchissant, car ils n'étaient certainement pas nombreux ici à boire du thé dès le matin. Il connaissait à Khadija des origines iraniennes, et les associait à tort ou à raison à ce genre d'habitudes, qu'ils avaient en tout cas en commun. Il ne fut donc pas surpris, mais toutefois ravi, de croiser son regard au moment d'entrer. « Bonjour. » Ses lèvres s'étendirent alors en un doux sourire, bien que la mine visiblement tracassée de sa camarade – et sa propre fatigue – l'empêchent à cet instant d'être beaucoup plus enthousiaste que ça. Il s'approcha de la brune et celle-ci lui proposa un gâteau, « un peu d'Iran » qu'elle semblait dire. « Merci. C'est toi qui les as fait ? » Il demanda, en inclinant doucement la tête, puis en se servant. Naveen n'avait pas encore tellement eu l'occasion d'être témoin des hypothétiques aptitudes culinaires de sa camarade, mais ça ne l'étonnerait pas du tout qu'une jeune femme comme Khadija ait un certain talent à ce niveau-là. Parce qu'elle ne manquait déjà pas de qualités, ni de raisons d'être à ses yeux une jeune femme respectable et bonne à marier, alors ça n'ajouterait finalement qu'un argument à ceux qu'elle possédait déjà. A sa question, en tout cas, la mine de l'indien se fit un peu plus triste, tandis qu'il la fixa un instant. « C'est plutôt à toi qu'il faudrait poser la question. » A elle, oui, parce qu'il avait appris pour sa nomination et que s'il y avait quelqu'un dans cette pièce qui était en droit de se plaindre, c'était Khadija. L'indien l'avait su parce que ce genre de nouvelles se répandaient toujours assez vite, mais aussi parce que ce qui touchait aux candidats qu'il affectionnait le plus lui revenait toujours un peu plus vite aux oreilles. « Ça t'angoisse, n'est-ce pas, cette nomination ? » Son regard s'attendrit, tandis qu'il se demandait si elle oserait lui confesser qu'elle prenait ça à cœur, ou si elle préférerait garder ça pour elle, comme si elle partait du principe qu'elle n'avait pas le même droit que lui de se morfondre. A ce propos, d'ailleurs, l'indien finit par lui répondre, ne voulant rien lui cacher. « Moi, je n'ai pas beaucoup dormi. Et c'est la deuxième fois cette semaine, alors … » Alors il était épuisé, tout d'abord, mais aussi d'autant plus tourmenté vu qu'il n'avait pas vraiment eu l'occasion de se reposer, ce qui l'aurait sûrement aidé à prendre un peu de recul. « Mais, ça va, je … je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, de toute façon. » Il haussa les épaules et afficha une moue embêtée. Il voulait parler du détecteur et des réponses qu'il avait donné. Certes, on lui avait certainement posé toutes ces questions avec l'envie qu'il y réponde par la positive, mais c'est lui qui avait choisi d'être honnête, en sachant pertinemment que tout ça pourrait avoir des conséquences. Sa mère lui avait toujours dit que c'était être sage que de reconnaître ses torts, et c'est un principe qu'il appliquait aussi souvent qu'il le pouvait.

Elle acquiesce dans un sourire un peu fatigué. On dirait que tout le nid a peu dormi, cette nuit… — Oui, je ne prends jamais de temps pour la cuisine, sauf pour les grandes occasions et les pâtisseries qu’on peut emporter avec soi, dit-elle. Parfois, pour les longues journées de surf intensif, elle emporte dans son sac des petits biscuits préparés la veille pour régaler le groupe. Certains détestent ça, cette odeur de rose, la farine, le sucre glace… d’autres en raffolent, ça dépend des goûts. Comme bien d’autres choses, les orientaux font les pâtisseries à leur manière. Elle avale une nouvelle gorgée de son thé, échangeant un long regard avec Naveen. Sans surprise, il lui retourne la question, et elle ne sait que répondre. Est-ce que ça va ? Pas tellement. Pourquoi ? Il y a la nomination, oui… mais pas seulement. Il y a la joie d’avoir appris qu’elle plaisait à l’Indien, et aussi celle de l’avoir entendu dire « oui », je pourrais me détacher de ma mère par amour pour quelqu’un d’autre… Il y a autre chose. C’est… Ce sont ces autres noms… Grey, Lawrence… Quel rapport ont-ils avec Khadija ? Aucun. Comment peut-elle lui plaire, elle, en même temps que ces deux barbus ? Pourquoi, comment ? C’est si étrange. Ils ne peuvent quand même pas lui plaire tous trois de la même façon, si ?... Elle a bien, elle, quelque chose de plus qu’eux, non ?... Ou peut-être pas. Ne pose pas la question, va. Naveen sait comment la toucher, sait la voir comme peu y arrivent, et elle hoche la tête, les lèvres pincées. — J’ose pas être confiante, murmure-t-elle, penaude, son regard perdu cherchant de quoi se raccrocher dans celui de Naveen. — Tout le monde dit « elle ne sortira pas », comme si je n’avais aucune raison de m’en faire pour dimanche… Mais moi je sais que je vais passer une semaine pourrie, elle confesse en baissant les yeux. Un Noël de merde, la peur au ventre, à attendre la sentence. Le nombre de votes. Et si elle est sauvée in extremis, de toute justesse ? Parce qu’on a pitié d’elle ? Elle est en face de Lloyd, comment pourrait-elle être assez ignoble pour souhaiter rester à sa place ? Elle veut tout. Que tout le monde reste, que cette semaine s’annule. Elle prend une grande inspiration qui transforme son expiration en long soupir. — Il fallait bien que le coup de mou se pointe, elle déplore, en songeant qu’un peu de sport la libèrera, cet après-midi, fera retomber la pression. Mais merde, enfin, elle n’avait rien demandé, elle ! Encore moins à prendre un risque, à remettre en jeu sa présence au sein du nid ! Pourquoi fallait-il que ça tombe encore sur elle ?! Elle se sent si injustement traitée par le hasard… Mais il y a bien pire. Tout est bien pire que son petit cas de princesse agacée d’être remise en cause dans son parcours parfait. Il faut se reprendre, maintenant. Naveen n’arrive plus à dormir. Peut-être est-ce Cody ? Peut-être que Cody aussi, lui plait, à Naveen ? Elle s’en veut immédiatement d’avoir pensé ça et enfonce ses ongles dans les paumes de ses mains. — C’était bien, de répondre sincèrement. Tu n’es pas ici pour te mentir à toi-même, Veen, je suis certaine que tu as bien fait, encourage-t-elle dans un sourire qu’elle se force un petit peu à rendre plus joyeux qu’à l’ordinaire. — C’est libérateur, et ça va faire avancer bien des choses. Bien des choses.

C'est sans se faire prier davantage que Naveen s'était emparé de l'un des biscuits proposés par sa camarade, qui ne tarda d'ailleurs pas à lui confirmer qu'elle les avait fait elle-même. Souriant à cette idée, il goûta alors au biscuit qu'il avait dans la main, et la mine qu'il arbora à moment-là laissa peu de place au doute quant à ce qu'il pouvait en penser. « Ils sont délicieux » souffla-t-il alors, plus par sincérité que parce qu'il cherchait à la flatter, bien qu'à cet instant tout semble bon à prendre pour la faire sourire un petit peu. Parce que Khadija affichait une mine tracassée, il s'en était fait la réflexion dès qu'il était entré dans la cuisine, et il ne pouvait maintenant que le remarquer davantage. Et lui, il croyait justement savoir ce qui pouvait ainsi altérer sa bonne humeur habituelle, puisqu'il avait appris qu'elle avait hérité d'une nomination d'office par le biais de son partenaire, malheureux à la roulette russe. Khadija le laissa sans réponse l'espace de quelques instants, sans confirmer ni infirmer ses doutes, et Naveen eut cette impression étrange que même en ayant probablement mis le doigt sur son souci principal, il était loin de la cerner entièrement ce matin. Elle finit par reprendre la parole et l'indien afficha une moue désolée, parce qu'il imaginait facilement qu'elle se serait bien passée de revivre un scénario comme celui-ci. « Je ne me suis encore jamais retrouvé dans cette situation, mais … je pense qu'il y a deux erreurs à ne pas commettre dans ces cas-là : partir défaitiste, et s'empêcher de profiter de sa semaine. » Son regard capta celui de la brune, tandis qu'il se pencha doucement en avant pour que sa main puisse entrer en contact avec la sienne, et la serrer, doucement. « Il faudrait être fou pour ne pas te sauver, parce que tu es certainement la plus authentique de nous tous. » Et quand bien même il n'était peut être pas tout à fait objectif en raison de l'affection qu'il avait pour Khadija, ça ne l'empêchait de le penser sincèrement. Elle était à ses yeux une personne remarquable, quelqu'un de vrai et qui manquerait cruellement à ce jeu si elle devait un jour le quitter. « Mais si pour une raison ou pour une autre l'issue n'est pas celle que l'on espèrait, je sais que tu regretteras de ne pas avoir profité de tes derniers jours ici. Et de nous tous. » Il reprit tout doucement, la mine un peu plus attristée, parce que lui-même n'avait pas du tout envie d'envisager une finalité comme celle-ci, mais qu'il voulait l'inciter à ne pas se laisser abattre afin d'éviter d'avoir des regrets dans le pire des cas. « Allons, ce n'est pas la semaine pour se mettre dans cet état. » Ses lèvres s'entendirent cette fois en un sourire un peu plus prononcé, tandis qu'il serra un peu plus sa main dans la sienne. En cette semaine de fêtes, il serait effectivement dommage de ruminer ses problèmes. Mais l'indien, de son coté, n'était pas forcément le mieux placer pour en parler. Parce que lui-même était tracassé, et ça Khadija le savait. Ainsi laissa-t-il entendre qu'il ne pouvait de toute façon s'en prendre qu'à lui-même, faisant par là référence à ses réponses au détecteur de mensonges. Elle disait qu'il avait bien fait d'être honnête, et c'était aussi son avis. Mais elle affirmait aussi que ça ferait avancer bien des choses, et sur ce point-là il n'était pas forcément d'accord. « Les compliquer, plutôt » qu'il fit alors remarquer, en soupirant doucement. « Je ne vois pas ce que ça pourrait faire avancer, Khadija. » Elle était fidèle à elle-même et tentait de le rassurer, mais il fallait se rendre à l'évidence, cet épisode ne lui apporterait certainement rien de positif. « Tu sais autant que moi que ce n'est pas demain la veille que la situation s'inversera. » Il continua, son regard toujours ancré au sien, et une petite moue chagrinée accrochée à ses lèvres. « Qu'on vous demandera si je vous intéresse, et que vous répondrez oui. » Pour plusieurs raisons évidentes, à ses yeux. « Je suis plus lucide qu'on le pense. » Il conclut, d'un ton neutre qui cachait certainement pas mal de choses, tout en esquissant un fin sourire et en laissant son regard aller à travers la pièce, à travers un vide presque réconfortant.

Les paroles de Veen sont sages, et elle déglutit avec difficultés en hochant lentement la tête. Ne pas partir défaitiste. Et si elle avait agacé les gens ? Et si tout avait trop bien marché pour elle les premières semaines, pour s’effondrer ensuite ? Prendre la confiance, c’était impossible. Elle devait garder la tête haute, rester fidèle à elle-même, mais jamais trop en faire. Pour la première fois de sa vie, elle ne voulait pas déplaire au public. Elle sourit avec douceur. Non, Veen ne s’est jamais retrouvé dans cette situation, et tant mieux. Il faut vraiment que ça reste comme ça, songe-t-elle. Il est, lui, indispensable à cette aventure. Il sait. Il la sait, c’est vrai. Une fois dehors, elle se mordrait les doigts d’avoir tiré la tronche pendant ses derniers jours dans ce paradis dont elle avait tant rêvé avant d’y entrer. Ce n’est pas la semaine pour se mettre dans cet état. Elle croque un nouveau biscuit, le regardant par-dessus. — Ça va me passer, elle rassure dans un sourire. — Une bonne séance de sport, voilà ce qu’il me faut. Et de l’exercice, croyez bien qu’elle va en faire. Une, deux, trois heures s’il le faut, pour tout lâcher, tout déverser, et ne retrouver d’elle qu’une enveloppe charnelle transpirante et à bout de souffle. Plus de temps pour penser à soi : seulement reprendre son souffle. L’océan lui manque, parce que la concentration de la surfeuse est si intense que lorsqu’elle est sur sa planche, elle oublie tout le reste. La vie ne paraît plus qu’une banale et complexe question de survie. Elle devient stupide, sur l’eau, animale, simple d’esprit et… étonnamment heureuse. Sa main dans celle de Naveen tressaille. Elle lui rappelle leur contact de la semaine précédente, mais l’idée qu’un tel contact pourrait bien ne jamais se reproduire d’insinue sournoisement dans son esprit, dans sa chair. Sans prévenir, Naveen, sa voix, son visage, deviennent las, d’un sérieux et fataliste d’une maturité qu’elle ne lui connaissait pas. Elle s’en étonne et l’observe, l’écoute avec l’attention qu’on lui connaît pour lui. Elle esquisse un petit sourire. — Moi, je vois très bien ce que ça pourrait faire avancer, murmure-t-elle en se souvenant que Grey, lors de leur dernière rencontre, lui avait donné l’impression de s’intéresser aux garçons du nid. — Je suis sûre que notre policier à la jolie barbe n’est pas insensible à ton charme, tu sais. Ce qui l’étonne, c’est surtout de savoir que Veen a été capable d’énoncer une potentielle homosexualité en public ; inattendu, et très courageux. Cela fera avancer bien des choses, il ne peut le nier ! Personne ne peut être insensible au charme de l’Indien, homme comme femme. Grey ne fait pas exception. Quant à Lawrence, elle ignore tout de ses penchants, mais pourquoi pas également ? C’est Naveen, après tout. Leur Naveen. Elle l’écoute reprendre la parole, et son regard s’éloigne soudain du sien. — « On » ? Elle retire sa main de la sienne pour la reposer autour de sa tasse de thé. — De qui est-ce que tu parles ? Elle est blessée, Khadija, comme elle l’a rarement été. Sa gorge est serrée et la nourriture qu’elle vient d’avaler semble peser dans son corps le poids de trois plaques de plomb. — Alors moi, je suis « on », membre du trio de candidats qui pourrait potentiellement te plaire, c’est ça ? Elle détourne le regard et remercie ses longues mèches brunes de tomber sur son visage, la masquant à la vie de Naveen. Il lui semble qu’elle n’existe plus pour lui, tout occupé à se poser des questions sur ses sentiments, ses premiers émois, qui lui plait, qui l’attire. Il n’y a plus Khadi, et les autres. Il y a Lawrence, Grey, Khadi, et les autres. Que le meilleur gagne, les gars. Ce jeu là, elle ne s’y prêtera pas. L’envie de pleurer l’empoigne comme une main enserrant sa gorge. Elle se dépêche d’avaler une gorgée de thé pour lui faire croire qu’elle s’occupe, derrière son rideau de cheveux.

La situation de Khadija n'était pas évidente. Car Naveen aussi aurait eu le plus grand mal à relativiser si par deux fois il s'était retrouvé nominé d'office. Ils étaient déjà tous cruellement impuissants chaque fois qu'ils étaient susceptibles d'être mis en danger par leurs camarades, mais l'être par le biais de la roulette, c'était pire encore, assurément. L'indien ne s'était peut être pas encore retrouvé sur le banc des nominés – et cette semaine il le souhaitait encore moins que d'habitude – mais les doutes de Khadija devenaient inévitablement les siens. Il lui conseilla cependant de ne pas laisser cette nouvelle lui gâcher sa semaine car bien qu'étant confiant, il ne voudrait pas qu'ils aient tous les deux une mauvaise surprise et qu'elle n'ait pas eu l'occasion de profiter une dernière fois du nid, et de ses camarades. La brune semblait dire que sa morosité lui passerait, et en cette semaine de fêtes c'est tout le mal qu'il lui souhaitait. Sa prochaine remarque, elle, le fit sourire. « Tu es la deuxième personne à me dire que le sport t'aide à te changer les idées. Il faudrait peut être que je m'y mette sérieusement, à l'occasion ? » « Sérieusement », ou tout court, ce serait déjà bien. Car loin d'avoir l'ambition de passer professionnel, il faudrait peut être déjà qu'il se familiarise un tant soit peu avec ce domaine. Le détecteur de mensonges, en tout cas, aura eu le mérite de compliquer pas mal de choses. Car l'indien n'était pas de l'avis de Khadija, qui elle semblait dire que ça pourrait les faire avancer. Il paraissait évident que ce genre de révélations, à un stade aussi précoce du jeu et lorsqu'on n'était pas dans la tête et dans le cœur de l’indien – pour qui le terme « attirance » était certainement plus symbolique que pour d'autres – pourraient créer des complications. Khadija évoqua cependant un « policier à la jolie barbe » qui pourrait être sensible à son charme. L'indien lui lança un regard interrogatif. « Grey ? » Il demanda, les yeux rivés vers les siens. « Il est attiré par Lloyd-Snö, qui n'a rien à voir avec moi. » Il fit remarquer, le sourire aux lèvres, parce que c'était une chose qu'il comprenait, et qu'il avait noté dès le départ. « Tu sais, je ne crois pas qu'il ait les mêmes envies que nous. » Grey semblait pouvoir jouer un jeu de séduction avec n'importe qui, et c'était une chose que l'indien comprenait mais qui lui laissait penser qu'ils ne seraient pas sur la même longueur d'ondes. Il l'appréciait, mais il ne voulait pas qu'on lui porte un intérêt temporaire. Ce qu'il voulait, c'était bien autre chose, et Khadija le savait. La suite lui donna en tout cas l'impression que ses paroles n'avaient pas plu à la brune, qui retira brusquement sa main et sembla vouloir qu'il précise le fond de sa pensée. « Eh bien, de la pro … » Il n'eut toutefois pas le temps d'en dire plus, car déjà Khadija supposait maintenant l'impensable, ce qui dessina sur son visage une mine affolée. Qu'avait-il pu insinuer qui l'ait mise dans cet état ? « Mais ... » L'indien ne savait ni quoi dire, ni quoi faire, il la voyait se renfermer sur elle-même sans plus aucune intention de communiquer. Ça ne lui ressemblait pas, ce qui lui laissa penser qu'il lui avait fait du mal, malgré lui. Et cette idée lui était insupportable. « Khadija. » Sa voix se faisait implorante, tandis qu'il quitta sa place pour s'accroupir à ses pieds – l'incitant à ce moment-là à se tourner légèrement vers lui - et que la main qui avait précédemment tenue la sienne se posa sur l'un de ses genoux. La seconde, elle, remonta jusqu'à son visage. « Regarde-moi. » Ses doigts dégagèrent lentement les mèches de cheveux qui l'empêchaient jusqu'ici de la voir. Et lorsque son visage lui apparut enfin, il lui découvrit une mine triste, et des yeux brillants. Le cœur lourd et lui-même profondément attristé, il laissa sa main s'égarer avec douceur sur la joue de la brune. « Si je t'ai blessée, j'en suis désolé. Je crois que … que tu ne m'as pas vraiment compris. » Qu'elle s'était notamment imaginée qu'elle n'était plus qu'un nom parmi d'autres pour lui, ce qui était faux. « Je vous apprécie individuellement, pour des raisons différentes, pour des choses qui vous sont propres, et qui vous rendent uniques. Je ne vois pas votre sexe, votre nationalité, ni tous ces détails qui n'ont pas à entrer en ligne de compte. Pas pour moi. » Il n'avait pas d'orientation sexuelle définie, et pas seulement parce qu'il n'avait jamais été intime avec qui que ce soit. « Vous n'êtes pas un « tout », pas plus que vous n'êtes trois possibilités entre lesquelles j'hésite. » Ils étaient ses amis, des êtres qui l'avaient touché et troublé chacun à leur façon. Des coups de cœur, aussi, à différents niveaux, et d'une force différente. Continuant d'observer Khadija tandis qu'un court silence s’installa autour d’eux, l'indien fut ensuite tenté d'éclaircir un point qui à présent l'inquiétait quelques peu. « Il y a une chose que j'ai besoin de savoir. » Il souffla, tandis que sa main rejoignit la deuxième et que ses yeux ne quittaient toujours pas les siens. « Si je ressentais ce dont tu as parlé l'autre fois dans le bain, si je … si je tombais amoureux de quelqu'un, mais que ça n'était pas de toi ... » Il inspira comme pour se donner le courage de lui poser sa question. « … est-ce que tu serais quand même heureuse pour moi ? » Il était désolé de devoir le lui demander, mais il avait l'impression qu'elle n'était pas ravie qu'il puisse s'intéresser à elle, mais aussi à d'autres personnes, alors que jusqu'ici elle lui avait toujours donné l'impression de lui souhaiter ce genre de choses, comme si elle s'imaginait subitement que ça enlevait quoi que ce soit à son affection pour elle. Alors il ne pouvait pas être complètement sûr que si des sentiments naissaient en lui à l'égard de quelqu'un d'autre, ici comme dehors, elle lui souhaiterait malgré tout d'être heureux, et de s'être épris de la bonne personne.

Khadija n’en croit pas un mot. Non, Grey est attiré par Naveen, c’est certain. Lloyd, c’est un autre style, mais nous ne nous cantonnons jamais à « un style », nous ne sommes pas stupides et homogènes dans nos choix. Elle est certaine que Veen a toutes les chances de trouver en Grey un partenaire intime complice et tendre. Attentionné et drôle. Mais en elle ? Rien de comparable. Elle, elle ne sera pas la petite amie. Comment une telle situation a-t-elle pu leur arriver ? C’était pile ce que Veen craignait pendant leur bain, après son baiser, et c’est arrivé. Khadi n’y croyait pas une seule seconde. Il y avait les amis, les amis spéciaux comme elle, et puis les futurs amants. Pas elle. Tous les autres s’il voulait, mais pas elle. Elle a peur. Peur de se retrouver classée parmi les trois « potentiels », elle est blessée et triste que Naveen hésite entre elle, Grey et Lawrence. Elle croyait qu’il n’y avait pas matière à hésiter. Qu’elle était Khadi, sa Khadi, et c’est tout. Mais ce prime, les réponses de Naveen… « Ceux qui pourraient lui plaire »… Elle lui plait déjà, non ? Il le lui a dit ! Ou bien a-t-il dit la même chose aux autres, de la même façon qu’à elle ? « Pas plus que vous n’êtes trois possibilités entre lesquelles j’hésite » : c’est à l’entente de cette phrase que ses doigts remettent en place ses mèches derrière son oreille. Son regard vert embué par quelques larmes qu’elle tente de ne pas laisser déborder se posent sur Veen. Elle voudrait que ce soit vrai. Pendant le prime, elle s’est sentie… en concurrence. Elle ne répond pas, cherche, fouille dans le regard de l’Indien une confirmation que c’est bien vrai. Elle sursaute à sa dernière question, ses lèvres s’entrouvrent dans la plus totale incompréhension. — Amoureux… de moi ? Elle bat des cils, sent le rouge lui monter aux joues. — Naveen… Gênée, presque en pleurs, elle essaie de se faire comprendre, démunie. Eux qui s’étaient si bien entendus depuis le début…. L’incompréhension était née, des deux côtés. — Naveen, je te souhaite de tomber amoureux. Je te souhaite de découvrir ce dont on a parlé ensemble, je te souhaite d’être surpris, et aussi… Elle sourit avec douceur. — Je te souhaite de rendre à quelqu’un que tu désireras le baiser que je t’ai montré, souffle-t-elle avant de s’assombrir de nouveau, hantée par les doutes. — Seulement… Je suis blessée de faire partie de… la liste des prétendants, avoue-t-elle dans un soupir craintif. — Toi et moi, c’est… ce n’était pas autre chose que… ça ? Est-ce que c’est seulement ça, au fond, un choix à faire entre moi, Grey, Lawrence, et je ne sais encore combien d’autres ? Le vert lumineux de ses yeux jette des éclairs alarmistes autour d’elle. Soudain, sa main se pose sur celle de Veen, comme pour s’assurer qu’il reste bien là. — Si tu tombes amoureux, tu m’oublieras ? Tu considèreras que j’ai… perdu, et… et si je sors dimanche… ce sera un autre que tu iras voir après le jeu, dans sa maison ? Elle se mord la lèvre inférieure. Non, elle ne veut pas que Veen tombe amoureux d’elle. Non, elle n’est pas amoureuse de Veen. Mais Veen est plus que son ami. Son protégé, son protecteur, un petit bout d’elle. S’être vue reléguée au rang de « potentielle cible amoureuse » au prime, c’était atrocement blessant. Elle n’a jamais vu en Naveen l’amoureux. C’était une rencontre pleine de tendresse, une amitié unique au monde. Comment peut-elle être sûre, à présent, qu’elle ne sera pas jetée lorsque Naveen aura trouvé l’amour ? Elle est tentée de le croire, de faire confiance à son regard triste posé sur elle. — Alos… Grey, Lawrence et moi, pour toi… Elle a peur, encore, de tomber de haut, de s’écraser à terre avec ses idéaux devant la Grande, la Fatale théorie des genres. — On n’est pas en concurrence ? Elle redevient soudain sérieuse, presque sèche. — Ne me répond pas ce que je veux entendre, Naveen, dis-moi la vérité, lâche-t-elle, violente parce qu’apeurée, essayant de se livrer tout en se protégeant en même temps. Elle se sent mise à nue, elle ne voulait pas aborder ce sujet avec quelqu’un d’aussi précieux que Veen. La production en a voulu autrement en lui posant des questions pièges. La production a voulu comparer l’incomparable. Khadija ne veut pas plaire à Veen. Ne veut pas qu’il tombe amoureux d’elle. Naveen et elle, c’est l’histoire de deux êtres pudiques, craintifs, ô combien différents qui se sont retrouvés dans toutes leurs dimensions. Entre eux, c’est un tout, amical, charnel parfois, réflexif. Ils n’ont pas entre eux deux la passion, la fièvre du désir amoureux. Et pour Khadija, fidèle à l’amitié plus qu’à l’amour, c’est mieux qu’un coup de foudre stupide et qu’on n’a pas choisi. Elle ne laissera pas un animateur, un producteur, un public réduire à une simple « histoire de cœur » ce qu’elle construit avec Naveen. Elle veut être là. Elle veut assister, de loin, à ses amours. Elle veut l’entendre le lui décrire, se confier à elle. Elle veut sourire face à ses espoirs, rire avec lui de son bonheur, et apaiser ses craintes d’avenir. L’idée de disparaître de sa vie si jamais elle n’était pas « l’heureuse élue » la fait souffrir.

Il avait beau mettre toute son énergie à essayer de comprendre ce qui avait pu affecter Khadija au point qu'elle se soit subitement renfermée sur elle-même, l'indien avait beaucoup de mal à comprendre comment leur échange avait pu à ce point basculer, au point qu'ils se retrouvent maintenant l'un et l'autre face à une situation totalement imprévue. Car lui, jamais il n'aurait pensé entendre ce ton accusateur, tout comme il n'aurait jamais pensé qu'elle ferait toute une histoire de trois réponses à un détecteur de mensonges, qui certes n'étaient pas dénuées de sens, mais n'avaient a priori aucune raison de les braquer l'un contre l'autre. Peut être alors que Khadija avait été vexée qu'il donne pour elle la même réponse que pour les autres, soit parce qu'elle trouvait ça réducteur, soit parce qu'elle aurait voulu être la seule à obtenir une réponse favorable ? Il n'en savait rien, alors oui, il ne pouvait pas être sûr que dans l'hypothèse où il viendrait à jour à développer des sentiments amoureux pour quelqu'un d'autre, elle serait tout de même heureuse pour lui. Mais à la façon qu'elle eut d'accueillir ses propos, et de s'en étonner surtout, l'indien comprit. Elle ne voulait pas qu'il tombe amoureux d'elle, peut être parce qu'elle craignait de le perdre un jour comme elle avait perdu les autres hommes qui avaient partagé sa vie. Elle ne voulait pas d'une relation comme celle-là, c'était clair à présent, et l'indien le comprenait. Il n'était pas déçu ou malheureux, car lui-même savait ce qu'ils étaient l'un pour l'autre, que ce qu'ils partageaient était plus particulier encore qu'une histoire d'amour. A cet instant, il l'aimait déjà, mais comme une amie chère à son cœur, une confidente, et une grande sœur aussi, peut être … Alors il ne répondit rien et la laissa poursuivre, d'abord rassuré par ses propos, puis profondément interloqué. « Est-ce que tu crois vraiment à ce que tu dis ? Est-ce que c'est comme ça que tu te vois, comme une prétendante ? Comme une … comme une option parmi d'autres ? » Il ne comprenait pas qu'elle résume les choses ainsi, alors qu'elle le connaissait, qu'elle savait plus de choses sur son compte que n'importe qui ici. Alors, doucement, il inspira. « On m'a demandé si tu pouvais me plaire. C'est le cas. Et tu le sais, puisque je l'ai laissé entendre l'autre jour. » Ses yeux toujours ancrés aux siens, il tâchait d'éclaircir tout ce qui devait visiblement l'être. « On m'a demandé si Grey était à mon goût. C'est vrai aussi. Parce que c'est un beau garçon, et je sais qu'il en a conscience. » Il se pinça la lèvre puis reprit la parole après quelques secondes. « Quant à Lawrence … « brancher » n'est pas le terme que j'aurais choisi, parce qu'il n'avait encore aucun sens pour moi il y a quelques jours. Mais ... il y a quelque chose, oui. Quelque chose chez lui qui ne me laisse pas indifférent, et qui … qui me rappelle ces romans que je lisais étant plus jeune, dans lesquels on trouvait des hommes égratignés par la vie, désillusionnés, qui cachaient leur peine sous un drap d'orgueil … mais qu'on adorait justement pour ça, pour ce qui faisait d'eux des anti-héros. » Le regard brillant, à la fois triste de vivre un moment comme celui-ci, et émerveillé de lui conter l'une des seules choses qui aient pu le faire rêver à cet âge-là, il reprit bientôt. « Quand je le vois, je repense à eux, et à combien j'ai pu rêver de les étreindre, de les rassurer … et combien j'ai pu finalement les aimer à ma façon. » Il s'était attaché à ces personnages à première vue négligeables, introduits le plus souvent pour que naissent des tensions dans l'intrigue principale, ou entre deux héros. Lawrence, aujourd'hui, était plus complexe et intéressant, et détenait surtout plus de profondeur qu'on ne pourrait jamais en trouver chez aucun personnage de roman. Pour autant, Naveen se surprenait à vouloir lui destiner les mêmes gestes d'affection, les mêmes paroles rassurantes, toutes ces choses qui prouveraient à Lawrence qu'il n'était pas aussi seul qu'il le pensait peut être, et que quelques semaines avaient suffi pour que l'indien ait cette envie folle, et ce besoin tout aussi fou, d'être la personne qui apaiserait son cœur et l'entourerait d'une tendresse à laquelle il n'était sans doute pas habitué. Alors oui, Lawrence ne le « branchait » pas. Il le troublait, le fascinait, et avait souvent une place de choix dans ses pensées. C'était ce qui avait motivé son « oui ». « Il n'y a aucun choix à faire, Khadija. Je te l'ai dit, je n'hésite pas. » Il reprit posément, pour qu'elle comprenne bien qu'il ne les comparait pas entre eux, et qu'ils l'intéressaient pour des raisons différentes, sans qu'il faille nécessairement se mettre en tête qu'il finirait par ne plus s'intéresser qu'à un seul d'entre eux. Non, Khadija n'avait pas le droit de craindre le pire. Pas après tout ce qu'ils s'étaient dit, tout ce qu'ils s'étaient confiés. « Là, tu me fais de la peine » qu'il souffla alors, fébrile, tenté à son tour de briser le contact de leurs mains, mais ne pouvant pas s'y résoudre. Il se contenta de poser sur elle un regard déçu. « Je ne crois pas avoir mérité tes doutes, ni t'avoir donné une seule raison de penser que je pourrais me désintéresser à toi un jour. » Que ce soit parce qu'il serait tombé amoureux, ou pour une toute autre raison. « Tu es mon âme sœur. Pas celle que j'ai toujours imaginé comme étant la personne avec qui je passerai ma vie, mais … tu es comme un petit bout de moi. Tu es entrée dans mon cœur, et tu n'en ressortiras pas. » Et ça lui faisait mal, vraiment, qu'elle semble penser qu'il puisse un jour se détourner d'elle, comme si le temps qu'ils avaient passé ensemble ne lui avait pas prouvé qu'il avait besoin d'une personne comme elle dans sa vie. « Jamais tu ne me perdras. » Et pourtant, ses paroles l'avaient profondément heurté. Mais Naveen ne savait pas en vouloir aux gens, pas plus d'une demi-seconde en tout cas, c'est pourquoi il se redressa bientôt légèrement pour venir déposer un baiser sur sa joue, laissant ensuite son doigt y balayer une ou deux larmes qui y avait coulé, tandis qu'il retenait les siennes depuis maintenant quelques minutes. La question qu'elle lui posa ensuite n'eut pas sur lui le même effet que ses précédentes paroles, mais elle le désola tout de même quelques peu. Parce qu'elle parlait de « concurrence », un terme qui n'aurait jamais sa place dans le cœur de l'indien. « Vous ne l'êtes pas, Khadija, je t'assure. » Il souffla d'un ton rassurant, bien qu'un peu plus ferme que d'habitude. « Ce que je partage avec toi, je ne le partage pas avec eux. Et l'inverse est vrai aussi. Alors non, il n'est pas question de concurrence, parce que vis à vis de chacun de vous, je n'ai pas les mêmes pensées, les mêmes envies, les mêmes espoirs ... » Si elle avait compris, si elle avait su interpréter certains de ses propos, elle saurait qu'il y avait quelqu'un ici qui éveillait chez lui des choses particulières, une affection différente de celle qu'il pouvait lui porter à elle, par exemple. Rien qui ne remette en cause la puissance de leur amitié, mais qui en faisait néanmoins des choses distinctes. « La semaine dernière, je t'ai dit que ma mère était sûrement la seule personne qui serait toujours là pour moi. Mais j'y ai repensé depuis, et ... aujourd'hui, j'ose penser que toi aussi, à ta façon, tu ne me laisseras jamais tomber. » Et elle qui jusqu'ici semblait déplorer le coté trop fusionnel de sa relation avec sa mère apprécierait sans doute qu'il se fit enfin à quelqu'un d'autre. « Alors pourquoi est-ce qu'on se met dans cet état, alors qu'on pourrait fêter ça ? » Sa mine s'égaya doucement, tandis que ses lèvres s'étiraient en un fin sourire. « C'est un progrès comme un autre, non ? » Se redressant complètement pour tirer avec douceur sur la main de la brune, il attira Khadija contre lui et ses bras l'encerclèrent de façon à initier une tendre étreinte. Cet échange les avait l'un et l'autre chamboulés, et l'indien voulait maintenant revenir à quelque chose de plus sain, de plus doux. Quelque chose qui leur ressemblait, ou qui ressemblait en tout cas à la relation qu'ils avaient entretenu jusqu'ici.

Spoiler:

Oh oui, elle croit à tout ce qu'elle a dit. Elle craint que, dans la précipitation des réflexions, Naveen se soit trompé à son sujet – à leur sujet à eux. Oui, elle s'est vue comme une prétendante parmi d'autres (Grey, Lawrence, et encore, y en aurait-il eu d'autres si la production avait proposé d'autres prénoms à Veen ?), mais ce n'est jamais ainsi qu'elle s'était perçue dans le regard de l'Indien. Dans les yeux de Veen, elle est unique. Khadija, plus qu'une sœur, capable de l'initier aux baisers occidentaux, plus qu'une amie, capable de le heurter, le blesser pour le faire réagir, de le malmener pour l'amener à réfléchir. Elle écoute, plus attentive que jamais, le point de vue de Veen sur Grey. Beau garçon. D'accord. Visiblement capable d'attirer Veen, alors que Khadi, elle, il la contemple comme un beau tableau. Ça la rassure, d'être différente. Lawrence le fascine, éveille en lui une passion qui ressemble à... un premier amour ? En somme, pas du tout la même chose qu'avec elle. Elle s'apaise, lentement mais sûrement, retrouve sa respiration. Elle arrive à hocher la tête et à sourire en coin devant cette peinture de Lawrence. — C'est pas mal... Ce serait donc pour ça qu'on l'aime tous un peu, au final... Malgré son orgueil, du moins ce drap dont il se recouvre pour éloigner les curieux en quête de le mettre à nu... Veen est le meilleur observateur d'entre eux, ça ne fait aucun doute. Quant à étreindre ces anti-héros... Non, Khadi n'en a jamais eu envie. Sauf lorsqu'elle les voyait à la télé ou au ciné et qu'ils étaient incarnés par de beaux acteurs... Que Naveen ait été plus sensible qu'elle aux héros malchanceux, cela ne l'étonne pas, mais qu'il soit physiquement attiré par eux, cela éveille une idée en elle... Une réponse possible à une question qu'elle s'est déjà posée à son sujet... Son sourire ne quitte plus ses lèvres, doux et apaisé. Elle le perd lorsque Naveen lui dit qu'elle l'a peiné. Mais il faut dire qu'elle l'a tant été... Son prénom cité au cœur d'un trio plaisant et potentiellement désirable... Elle, non, Naveen ne l'attire pas, ne lui « plait » pas. Naveen c'est Naveen. Lawrence a un corps démentiel et attirant, tout comme celui d'Achille, de Salvador. Lino est beau. Mais rien n'est comparable à sa relation avec Veen. Elle bat des cils, secoue la tête pour le détromper. — J'ai cru... murmure-t-elle. J'ai cru que tu pourrais me laisser quand tu aurais trouvé ce que tu es venu chercher ici. Elle referme la bouche et scelle ses lèvres. Elle est son âme sœur. Elle sursaute et pose sa main par-dessus celle de Naveen. — Tu l'es aussi, Naveen, souffle-t-elle, au comble de l'émotion. Il a su le dire avant elle – elle n'osait pas, de peur que ce ne soit pas réciproque. Elle hoche la tête, suit les mouvements de sa bouche avec la sienne : pas comme celle qu'on imagine, pas comme l'amour passionnel de toute une vie, comme... — Un petit bout de moi, dit-elle en même temps que lui. Elle se mord la lèvre inférieure et, se penchant par-dessus la table, elle le prend dans ses bras et le serre contre elle. — Je t'adore, murmure-t-elle à son oreille. Il est l'ami qu'elle a toujours rêvé avoir. Elle sourit en s'entendant comparée à la mère de Veen. Il ne pouvait lui faire de plus beau compliment. — Je voudrais qu'on vive près l'un de l'autre, tu sais. Qu'on puisse se voir dès qu'on en a envie, besoin... Qu'on puisse se dire, se raconter, se poser les questions en cherchant ensemble les réponses... Et peu importe si elles nous échappent, on sera heureux d'avoir cherché. Elle voudrait suivre sa vie, ses aventures, elle voudrait le conseiller. Plus qu'une mère. Elle lui apprendrait tout ce qu'il demanderait, elle lui donnerait tous les baisers du monde. Naveen l'enlasse dans ses bras et Khadija se laisse porter par cette étreinte, le regard brillant, non plus de larmes de crainte et de déception, mais heureuse. Elle a retrouvé son socle, son indispensable.