« Regarde-moi, Oona ! » C’était plus fort que moi. Je ne pouvais le fixer, comme il le faisait avec moi en ce moment. Ma moue vexée de tout à l’heure revenait peu à peu, m’enfonçant un peu dans le fauteuil. Je laissais passer dix, vingt, trente secondes, une minute. Je ne le regardais pas pour autant. « Regarde-moi... Après notre épisode de la salle de bain, je crois qu’on peut dire qu’on est suffisamment proche pour ne pas éprouver de honte l’un vis-à-vis de l’autre, non ? » Je lui lançais un simple regard, avant de reporter mon attention sur la couverture qu’il m’avait donné. Il n’avait pas tord… en partie. Je secouais ma tête de haut en bas. « Regarde-moi dans les yeux, et dis-moi que tu n’as jamais été anorexique. » Je déglutissais, relevant cette fois-ci mon regard vers lui, mes sourcils froncés durcissant mon regard. J’inspirais profondément, hésitant franchement à lui répondre. Finalement, je lui dis d'un voix un peu semblable à la sienne: « J’ai jamais été anorexique. »

On dirait moi en pleine crise d’autisme tant elle semble incapable de croiser le regard de l’autre. Même en étant face à moi, ses yeux partent en tout sens, comme si mon regard était un aimant inversé, une force invisible empêchant les deux magnets de se rencontrer. Ça me fait mal, évidemment, parce que j’entraperçois l’effort que tout cela lui demande, tout ce que cette confrontation représente comme torture à ses yeux. « Oh, Oona... » Je laisse échapper, plaintif, empathique, après qu’elle eut enfin croisé mon regard pour répéter mécaniquement la phrase que je viens de lui dicter en quelques sortes. « Et c’est la vérité ? » Je lui demande, finalement, en n’exigeant plus rien d’elle.

Je le regardais à présent et pourtant ça ne semblait pas aller. Je passais une main sur mon visage, essuyant un énième bâillement. L’heure doit aussi jouer un rôle dans cette mauvaise humeur qui semblait poindre en moi. Malgré tout, je ne voulais ni blesser Syssoï, ni lui montrer que je n’avais pas confiance en lui. Je les laissé me porter dans notre fameux pas de deux, alors que je ne connaissais pas ces portés. Ce n’était pas la question, mais je lui en étais toujours reconnaissante de n’avoir parlé de ma crise à personne. « Et c’est la vérité ?» Je le bloquais, laissant bien mes yeux voguer sur son visage. J’avalais pour la quatrième fois au moins ma salive, en trop grande quantité dans ma bouche, pour lui répondre : « Est-ce que j'ai l'air de mentir?»

Est-ce qu’elle a l’air de mentir ? Elle fait tout pour ne pas mentir, au contraire. Elle répète une phrase comme si je venais de la lui dicter, pour ne pas avoir à me mentir en affirmant qu’elle n’a jamais été anorexique, ou alors elle se contente de répondre à une question par une autre question. C’est subtil, ça passerait peut être avec quelqu’un d’autre, mais avec moi... Non. « Tu t’efforces de ne pas le faire, c’est vrai. » Je lui concède en hochant de la tête. « Mais lorsque tu y es contrainte, ce qui est arrivé une seule fois depuis le début de cette confrontation, tu fuis mon regard et tu prends cette petite voix monocorde et ténue... » Je poursuis en la couvant du regard. J’ai envie de lui poser des questions, mais j’ai pas envie de la forcer à me mentir à nouveau, j’ai dans l’idée que ça la répugne. Je ne sais pas quoi faire, pourtant c’est bel et bien ici qu’elle pourrait me parler sans avoir à craindre les oreilles qui trainent. « T’es parfaite comme ça, tu sais ? Je veux dire que ton poids est parfait, je n’ai eu aucune difficulté dans les portés, c’est... Parfait. » Alerte à l’abus du terme «parfait» ! Je sais pas comment lui dire les choses, je sais pas comment lui faire comprendre ce que je veux lui faire comprendre. Je suis tellement naze pour exprimer les choses. Est-ce qu’elle a compris ?

Je n’avais pas l’impression d’être très difficile à cerner et Syssoï était plutôt doué en ce qui concerne cet exercice… un peu trop ? « Tu t’efforces de ne pas le faire, c’est vrai. » Bien vu, je m’efforçais d’être à la fois sincère et à l’aise, mais ce n’était pas forcément super facile, pour les raisons qui me son propre. « Mais lorsque tu y es contrainte, ce qui est arrivé une seule fois depuis le début de cette confrontation, tu fuis mon regard et tu prends cette petite voix monocorde et ténue... » Je déviais mon regard de lui. Aaaarf, c’était vraiment mécanique chez moi, quand je mentais à croire ce qu’il dit, mais aussi quand une question ou une affirmation ne me plait pas forcément. Je repose alors mes yeux sur lui, serrant la couverture entre mes frêles mains. « T’es parfaite comme ça, tu sais ? Je veux dire que ton poids est parfait, je n’ai eu aucune difficulté dans les portés, c’est... Parfait. » Je passais mes mains de nouveau sur mon visage, pour enlever les traces de fatigue et cachant aussi, par la même occasion, un sourire gêné. « Merci. » Que pouvais-je lui dire d’autre ? J’avoue n’être pas très loquace, mais je n’avais franchement pas le courage de me défendre…

Elle ne répond rien, ou presque, restant silencieuse et ensommeillée, le regard fuyant même si elle tente de plus en plus de soutenir le mien. Elle se fait violence, et ça se voit. Ce qui me tire un sourire en coin, plus amusé que moqueur. Non, en fait, carrément pas moqueur. Elle me remercie pour mon hésitant compliment, celui que je lance, mal à l’aise, histoire de lui faire comprendre ce qu’elle sait probablement déjà mais dont elle doute encore. J’hausse les épaules en guise de « de rien », puis je laisse le silence s’installer. J’ai l’impression d’abuser d’elle en l’obligeant à se défendre après l’avoir tiré du lit. « Tu veux qu’on arrête là ? » Je propose, conscient que c’est peut être pas le bon moment.

Syssoï faisait à présent partie des rares personnes en qui j’avais « a peu près » confiance. Pourtant, cette confrontation n’avait pas franchement ce goût de confiance. Je ne me méfiais pas, mais j’avais un peu de mal à m’ouvrir à lui librement, comme il aurait peut être espéré, et l’heure ne changeait rien. À quatorze heures, j’aurai réagis de la même manière avec lui, mes yeux fuyards et tout le tralala. Il souriait. Je ne me rendais pas bien compte pourquoi, mais ça ne me dérangeait pas. Au contraire, un coin de mes lèvres se leva en un léger sourire avant de retomber normalement. « Tu veux qu’on arrête là ? » Cette fois, je laissais mes yeux avec un peu plus de facilité le regarder. J’haussais les épaules, penchant un peu ma tête sur le côté. « Si t’as plus rien à me demander… » De toute manière, j’étais réveillée maintenant.

est-ce que j’ai encore des questions à lui poser ? Oui et non. « J’ai pas envie de te forcer à me mentir… » C’est ma réponse, parce que dans un sens c’est la triste vérité. Elle est obligée de me mentir pour maintenir son secret en place, et je suis obligé de la pousser dans ses retranchements pour faire exploser son secret. Et c’est d’autant plus dur à faire lorsqu’on possède un instinct protecteur, justement dirigé envers la personne qui se situe juste en face. J’ai pas envie de lui faire du mal, même pas un tout petit peu. Déjà que je me sens con de l’avoir réveillée à quatre heures du mat. « Je ne pense pas pouvoir changer d’avis quant à mon idée. A mon sens, tu es une des rares a être parvenue à t’extirper de l’anorexie, ce qui est encore aujourd’hui, un combat de tous les jours. » Je fronce légèrement les sourcils, soucieux de mettre mes idées en place. « Et j’ai pas envie de t’obliger à me mentir, c’est tout. »

« J’ai pas envie de te forcer à me mentir… » J’acquiesçais alors d’un mouvement de la tête. Nous pouvions en rester là alors, d’autant plus qu’il était plutôt du genre difficile à convaincre et que je n’avais franchement pas les arguments pour lui prouver qu’il avait tord. Même avec la plus grande volonté du monde, il était n’allait pas changer d’avis et c’est simultanément, qu’il me l’annonçait de vive voix. « Je ne pense pas pouvoir changer d’avis quant à mon idée. A mon sens, tu es une des rares a être parvenue à t’extirper de l’anorexie, ce qui est encore aujourd’hui, un combat de tous les jours. » Je prenais une grande inspiration, hochant la tête lentement. C’est bien ce que je me disais, ce n’était plus la peine de continuer puisqu’il en était persuadé. « Et j’ai pas envie de t’obliger à me mentir, c’est tout. » J’esquissais un sourire timide. « … et j’ai pas envie de te mentir non plus ». Lui répondais-je, resserrant les couvertures autour de mes bras. « Donc on peut en rester là… » Finissais-je par lui dire, d’une voix résolue.

Je crois que je n’ai rien à ajouter de plus, si ce n’est un sourire en biais à l’intention de la blondinette. Promis, la prochaine fois je choisirais une heure un peu plus décente. « File te recoucher, alors. Pour me faire pardonner, je t’apporterais le petit dej au lit. » Il ne s’agit pas d’une promesse en l’air, je compte absolument le faire. Je me relève, resserre la couverture autour d’elle –elle peut la garder, j’en ai plein d’autres-, et lui demande : « Tu veux quoi ? Café ? Thé ? Choco ? Tartines à la confiture ou au beurre ? » Quoi ? Faut bien que je me renseigne, tout de même. Je la raccompagne à la porte, attends sa réponse, puis dépose mes lèvres sur son front. « J’suis désolé, tu sais… » Oui, pour tout.