LEONE

La cuisine, lieu bénie de nombreuse femmes, une sorte de havres de paix pour la plupart d'entre elle, et un véritable enfer sur terre pour moi. Je déteste plus que tout me retrouver face à la gazinière qui me faisait plus penser à une monstre capable de ne faire qu'une bouchée de moi que d'être un allié dans la préparation de mets délicieux. Seulement il fallait bien manger, et même si je n'étais pas douée, pire encore si j'étais une véritable calamité j'arrivais toujours à trouver des solutions, comme par exemple faire appel à un service de traiteur, ou se faire inviter au restaurant. Dans le Nid c'était une tout autre histoire, j'allais devoir être assez convaincante pour que les habitants acceptent généreusement de m'offrir de partager leur repas.

J'avais une faim de loup et une odeur alléchante provenant de la cuisine m'attira vers ce lieu qui m'effrayait tant. Une jeune homme tout à fait charmant s'y trouvait, j'ignorais ce qu'il cuisinait mais ça me semblait délicieux. Une fois encore je devais y aller au culot, comme je l'avais toujours fait auparavant et parce que si je ne tentais rien, je risquais de me retrouver à manger des céréales jusqu'à la fin de l'aventure. Il était de dos, et par conséquent ne m'avait toujours pas remarqué, je réajustais mes cheveux et m'approchait de lui. « Bonjour beau gosse ! Je meurs de faim, tu veux bien être un ange et me faire le privilège d'être ta compagne de repas ? Ça m'a l'air délicieux et c'est vraiment pas agréable de manger seul, tout le monde le sait ! » Je m'installais sur le plan de travail, juste à côté de la plaque de cuisson, afin de lui faire face, ne manquant pas de confiance en moi, j'étais presque certaine qu'il n'allait pas refuser ma proposition.

Ses gnocchis à l’italienne cuisait tranquillement dans l’eau bouillante. Surveillant la casserole régulièrement, le New Yorkais aux racines Italiennes venaient de déposer délicatement dans une poêle des morceaux de poulets préalablement découpés, accompagnés de tomates et d’oignions. Ne remarquant pas l’arrivée de Sydney, il faillit sursauter. Il la dévisagea un instant, silencieux, puis lui répondit avec franchise, un large sourire amusé dessiné sur ses lèvres :

« Tu penses que je vais dire oui parce que tu es jolie ? Tu obtiens peut-être les faveurs des autres grâce à ton charme mais avec moi ton sourire, aussi charmant soit-il, ne suffit pas. »

Il ne comptait pas lui faciliter la tâche sous prétexte qu’elle faisait la belle, assise gracieusement sur le plan de travail. Se concentrant de nouveau vers la poêle, il retourna les morceaux de poulets sautés tout en gardant un œil discret sur sa ravissante camarade.

« Même si la cuisine ne fait pas partie de tes talents, tu dois bien avoir d’autres cordes à ton arc. Je partage mon déjeuner avec toi uniquement si j’ai la certitude que tu pourras me rendre service à ton tour dans l’un de tes domaines de prédilection. Arrête de baver je ne parle pas de fellation. » Déclara-t-il dans un léger éclat de rire. Il était joueur et espérait que son interlocutrice partagerait ce trait de caractère.

Cette maison ne manquait pas de surprises, ou plus exactement ces candidats puisque Leone ne semblait pas aussi docile que je n'aurais pu imaginer néanmoins je ne manquais ni d'aplomb ni de répondant. Ainsi je ne me laissais pas démonter par sa remarque., puisque mon sourire ne faiblissait pas « J'aurais au moins essayé, tu ne peux pas me retirer ça ! D'autant que dans quatre vingt pour cent du temps, ça fonctionne plutôt bien. » Et la suite de sa phrase laissait présagé que tout n'était néanmoins pas perdu, puisqu'il me proposa un deal tout ce qu'il y avait de plus tentant. Je l'écoutais attentivement tout en humant les effluves des ses plats qui me chatouillaient ardemment les narines. « J'allais te proposer une nuit d'amour mais j'imagine que ce n'était pas non plus ce que tu envisageais. Tant pis, je vais bien pouvoir trouver d'autres choses qui seraient susceptible de t'intéresser, tu as le de chance je suis douée dans de nombreux domaines. » Ajoutais-je sur le même ton que mon interlocuteur.

« Je dois faire partie des 20% qui te résistent. Mais je suis sûr qu’au fond tu préfères. Le challenge apporte plus d’excitation, n’est-ce pas ? » Répliqua-t-il fièrement avant de goûter un gnocchis.

Suffisamment cuits, Leone les essora dans une passoire. De même, il éteignit le feu et déposa le poulet dans un plat puis y ajouta les gnocchis. L’odeur dégagée était des plus appétissantes. Il ne voyait pas comment Sydney pourrait y résister. Il allait d’ailleurs devoir lui offrir un bavoir en plastique…

Une nuit d'amour... Non, du moins pas dans ces circonstances. En revanche, elle se disait douée dans de nombreux autres domaines ? Il réclama aussitôt confirmation :

« J’exige une preuve… »

Et pour prouver qu’il ne bluffait pas, Leone ne sortit qu’une seule assiette. Il fallait espérait que la demoiselle serait à la hauteur du défi lancé.

Il lisait en moi comme dans un livre ouvert, puisque j'étais joueuse, combative, ne reculant devant aucuns obstacles. Certes c'était appréciable de savoir que je pouvais compter sur mon charme à tout moment mais aussi flatteur que ça pouvait être c'était aussi parfois très barbant. Si bien que mes yeux s'illuminèrent dès qu'il eut fini de discourir. « Exactement, certes j'aurais rassasié mon estomac et après ? La victoire n'est exaltante que lorsqu'on a en face un adversaire de taille ! » Je le regardais s'activer à la tache sans broncher, cette odeur et ce plat me donnait envie c'était indéniable mais j'allais devoir me battre pour y goûter, en un sens ça aurait pu paraître complétement ridicule, certains auraient renoncés mais moi ça me stimulait d'autant plus. Après l'annonce de mes talents, il exigeait une preuve, la tache s'annonçait compliqué, j'étais douée dans de nombreux domaines mais il fallait trouver là une chose qui serait susceptible de lui servir. « Je pourrais faire le poirier, même un saut périlleux mais je doute que ça te soit utile n'est ce pas ? J'ai des mains d'une douceur extrême, je suis une championne de karaté, je suis particulièrement douée pour les massages, je suis reine de l'épilation, je danse comme une déesse et je suis nulle pour accorder les ingrédients pour la cuisine mais en ce qui concerne les masques de beautés je suis un chef, je sais aussi faire de bons cocktails, je pourrais recoudre tes caleçons, repasser tes chemises et tout un tas d'autres choses, tout dépend ce que tu attends sur le moment. » Je croisais les jambes, ne bougeant pas de mon trône où j'avais une vue imprenable sur la cuisine et sur Leone.

« ...son sourire ne ment jamais, parce que ses lèvres se scellent toujours avant qu'elle ne commence à le feindre. Et il est constant, ajouta-t-elle comme un sursaut, son sourire. Sauf que son front se plisse à cet endroit (elle en fait le tracé sur son propre visage) quand, dans le fond, une autre émotion prédomine. La surprise ou la perplexité, notamment. » Et, malgré son impromptue présence au beau milieu d’une conversation qui ne la regardait en rien, Deirdre avait bien sur elle de s’adresser directement à Leone (que, d’ailleurs, elle ne connaissait absolument pas). « Elle… ne sait pas feindre la tristesse, mais c’est pourtant le masque qui doit lui seoir le mieux. En fait, elle doit être incroyablement belle… sublime, quand son sourire s’éteint pour couvrir sa peau de larmes brûlantes. » Exactement comme si elle avait dû en faire une explication détaillée, et surtout réaliste, Deirdre osa un nouveau regard pour Sydney alors que, finalement, elle avait déjà en mémoire tout ce qu’elle voulait dire à son sujet. Aussi revint-elle aisément planter son regard dans celui de Leone. « Elle accentue la cambrure naturelle de ses reins lorsqu’elle est assise, comme maintenant… c’est une posture de muse. Offerte et soumise à l’artiste. Mais reine de ses charmes. Elle sait. » A cet instant, Deirdre hocha doucement la tête, plus pour elle-même de toute évidence. « Elle sait qu’elle n’est belle qu‘à la façon dont on la désire. Et elle l’est souvent. » Cette fois, Deirdre se tourna vers Sydney avec l’intention explicite de lui parler, à elle et à nul autre. « Mais pas à hauteur de ce qu’il faudrait. » Enfin, elle en revint à Leone. « Être belle, c’est aisé. Mais comme elle l’est… c’est un talent. » Deirdre fit un pas pour entrer plus avant dans la cuisine. « Un talent, répéta la fragile poupée pour elle-même. » Et puisqu'elle était là, au beau milieu de la cuisine, et de ces deux inconnus qui savaient l'observer, elle les dévisagea tranquillement, légitime. « Je venais déjeuner, affirma-t-elle d'un faible sourie, exactement comme si elle n'avait rien dit d'autre jusque-là. »

Irruption de Deirdre aussi intéressante qu’imprévisible. Le New Yorkais ne l’avait encore jamais rencontrée. Il demeura silencieux, intrigué par ses paroles envoûtantes. Elle semblait en parfait décalage avec son propre univers à lui, peut-être était-elle artiste voire génie caressant les barrières de la folie.

« Tu as une bonne avocate, tu peux la remercier. Ma muse, tu as l’honneur d’être ma compagne de repas mais n’oublie pas que tu me dois un massage... A moins que cette demoiselle ne préfère un tête-à-tête avec toi que je n’hésiterai pas à appeler rendez-vous galant. Je crois d’ailleurs qu’elle fait partie des 80%... » Déclara-t-il à Sydney en parlant de Deirdre, affichant un air taquin.

Leone sortit donc une seconde assiette qu’il tendit à Sydney tout en lui adressant un sourire amical. Celle-ci devait peiner à garder les pieds sur Terre avec ses nouvelles ailes, bâties par l’éloge d’une enfant d’Apollon. Le jeune homme dévisagea ensuite la poète en question de son regard interrogateur, il ignorait d’où la production l’avait pêchée mais elle méritait certainement sa place au sein du jeu. Elle voulait déjeuner…

« Hé bien bon appétit, je m’appelle Leone au cas où tu voudrais savoir. » Lui répondit-t-il simplement. Connaître son prénom n’était sûrement pas la première des préoccupations de Deirdre, il avait toutefois tenu à se présenter.

L’agent marketing déposa ensuite le plat et des couverts au centre de la table puis s’installa face à Sydney. Il servit généreusement sa colocataire avant de faire de même pour lui.

« Tu peux te joindre à nous si tu veux, mais rends toi utile et ramène l’eau s’il te plaît. » Annonça-t-il poliment à Deirdre.

D'où je me trouvais, il m'était impossible de manquer l'intervention de Deirdre, qui venait de faire mon éloge. Qui pour être tout à fait honnête me correspondait traits pour traits. D'abord surprise mais non sans me départir de mon sourire, sourire en constante évolution au fur et à mesure que je l'entendais discourir. Comment une personne que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam et à qui je n'avais encore pas eu l'occasion d'adresser la parole pouvait dresser un portrait aussi fidèle de moi ? Elle était intrigante, envoûtante, elle avait l'art et la manière de choisir les bons, mots, innocemment qui plus est. J'aurais pu l'écouter pendant des heures tant sa voix était apaisante, et pas seulement parce que j'étais le sujet principal de son intervention. Leone fut le premier à prendre la parole, grâce à Deirdre qui semblait avoir convaincu le cuisinier; j'avais gagné le droit de me nourrir, avoir le plaisir d'être la compagne de repas de Leone. Descendant de mon trône de fortune, j'adressais un sourire à la jeune femme, un sourire qui en disait sûrement plus que j'aurais pu pouvoir dire avec des mots. « Merci, whaou, tu es certainement la personne qui me connaît le mieux et c'est d'autant plus flippant. » M'adressant à l'irlandaise, je constatais que personne ne m'avait si bien décrit qu'elle l'avait fait, puis je portais à nouveau mon attention sur Leone. « Ton moment sera le mien. Non, si cette demoiselle désire un dîner à tête à tête ou tout autre chose, ce sera avec plaisir mais ce dîner ci est le notre. » Puis j'ajoutais pour conclure. « Il y a au moins une personne saine d'esprit dans cette pièce » Déclarais-je à l'encontre de mon détracteur non sans un petit sourire qui vint fendre mes lèvres à nouveau. Face à l'américain qui me servit généreusement en gnocchi et poulet, je le remerciais d'un signe de tête, il se présenta puis invita Deirdre à se joindre à nous. « Bon appétit, j'espère que c'est aussi bon que beau ! Je suis Sydney ! Tu es Deirdre n'est ce pas ? » Ajoutais-je soudain à l'encontre de la jeune femme, j'ignorais si elle connaissais mon prénom et si quand bien même ça l'intéressait mais les présentations étaient désormais faîtes.

Sans qu'elle ne fût susceptible de le regretter, Deirdre ne comprit rien, ou presque, de ce que Leone et Sydney vinrent à se dire. Compagne de repas. Dîner. Quatre-vingt pourcents. Personne saine d'esprit. Les conceptions fusèrent de toute part sans que la jeune irlandaise fût véritablement en mesure d'en saisir l'ombre d'un sens, ou d'une valeur. Et comme pour toutes les choses qu'elle ne comprenait pas (et Dieu seul savait comme ça en faisait un bout), elle ignora les évidences pour se satisfaire de la situation présente et ce qui, sur le moment, semblait être le plus logique. Il s'appelait Leone. Elle s'appelait Sydney. Et Deirdre, elle, avait faim. Cependant, elle s'attarda sur l'interrogation de la jeune femme. « Il parait, approuva-t-elle à demi-mots. » Deirdre ou autre chose, elle ne comprenait même pas que ses comparses en aient une moindre idée. En règle générale, on coulait à son côté sans s'attarder, ou bien pour ricaner pendant quelques secondes et s'esquiver, satisfait du spectacle. En l'occurrence, ils n'avaient que très peu le choix : ils devaient cohabiter. Et comme le lui avait conseillé - invectivé - Leone, Deirdre se rassembla un déjeuner avant de les rejoindre, leur amenant de l'eau. Au final, elle se retrouva avec une pomme, et un semblant de jus d'orange. S'appropriant habilement son couteau, elle incisa soigneusement le fruit, et afficha un découpage tout aussi régulier que minutieux. Elle savait très exactement ce qu'elle faisait, comme maîtresse de l'anatomie bien pauvre des pomme. « Je n'ai pas vu le soleil se lever, ce matin, lâcha-t-elle, trop obstinée à poursuivre son travail pour regarder aucun de ses interlocuteurs. Il était trop tard. Mais je n'avais pas mon appareil, de toute façon. Ils n'ont pas voulu... » Il fallait souhaiter bon courage à Leone et Sydney pour suivre le fil incohérent des pensées d'une Deirdre qui n'hésitait pas à songer à haute voix, sur le ton propre à la conversation. D'ailleurs, elle finit par relever la tête vers elle, leur offrant d'un geste de la main et d'un haussement de sourcil ce qui n'était rien d'autre que quelques cubes de la pomme, millimétrés.

« Tu m’étonnes, elle te dit tout ce que tu veux entendre. Toi, une fille facile ? » Demanda-t-il à Sydney de son sourire joueur, plus une taquinerie qu’un préjugé.

Celle-ci n’avait pas été insensible au petit discours, sûrement sincère, de Deirdre. Le jeune homme ne parvenait pas à cacher son grand sourire, la situation l’amusait. Même dans le but de séduire une demoiselle Leone aurait été tout à fait incapable de la flatter ainsi. De sa part les compliments se faisaient rares et devaient se mériter.

« C’est beau et bon. Ma cuisine me ressemble. Et si ça ne te plait, je ne t’ai jamais forcé à goûter. » Répliqua-t-il un brin provocant.

Il remercia Deirdre d’un franc sourire pour la bouteille d’eau mais ne lui répondit pas, bien trop intéressé par le découpage millimétré de la pomme. Il l’observait en silence découper minutieusement le fruit en petits cubes parfaitement identiques. Etait-elle maniaque ou simplement perfectionniste à l’extrême ?

Curieux, Leone saisit un cube pomme taillé avec brio qu’elle leur proposa. Il le regarda de plus près avant de le porter à sa bouche. En échange, il coupa un morceau de poulet normalement (ce qui signifiait ici sans délicatesse particulière, ni forme géométrique parfaite) qu’il piqua de sa fourchette avant de l’approcher des lèvres de Deirdre. Poulet contre pomme, troc plus qu’équitable.