Avant qu'il me fasse découvrir sa fleur, je pensais devoir me retenir de rire, mais en fin de compte c'est terrible. En fait elle se fond dans tous les autres motifs et puis de toute façon c'est pas une petite fleurette ridicule. On dirait une rose, un chou-fleur, ou un truc comme ça. C'est pas une tulipe quoi. On dirait un gros bouquet, là, tout partout. Je détails scrupuleusement ce qu'il me montre, parce que je trouve ça étrange quand même. J'aurais jamais eu l'idée moi, de me faire tatouer un truc, puis un autre truc. Des paroles de chansons peut-être, mais lesquelles ? Une tête, mais de qui ? Ça me ferait flipper de savoir que j'ai des machins sur le corps et que je peux plus les enlever. Lorsqu'il mentionne sa mère, et les mères en règle générale, ça ne m'enchante pas trop et j'attends la fin de sa phrase avec appréhension. Enfin, je me fais des films, mais j'espère qu'il ne me posera pas de question sur ça. Sur ma mère, et tout ça. Un requin ? Mais il est fou. Se sentir unique. Personnellement, j'aimerais à l'inverse, me sentir comme tout le monde, et pas aussi différent, mais bon. J'écoute attentivement tout ce qu'il me dit. J'essaye de dissimuler ma surprise lorsqu'il me confie avoir trente-deux ans. Parce que oui, ça me surprend. C'est vieux trente-deux ans. Je compte sur mes doigts la différence que nous devrions donc avoir. Euuuuuh. J'arrête parce que je veux pas qu'il me grille en train de compter sur mes doigts, comme un marmot de cinq ans. En parlant de marmot, je me demande s'il a des enfants. Ça m'étonnerait quand même. Non, impossible. Il a pas trop une tête de papa, mais plus de grand frère. Je suis certain qu'il s'occupe très bien de ses frères et sœurs. « Tu t'es fait tatouer pour ta... maman ! C'est gentil... et mignon ! Elle doit être touchée ! Enfin... moi si j'étais ta maman... je pleurerais ! Pas de tristesse hein, mais... c'est vraiment trop émouvant. » J'ai presque envie de verser une larmichette. Il a de la chance d'avoir une mère, et de s'entendre visiblement très bien avec elle. Je crois que c'est surtout ça qui me rend si émotif. Et là, catastrophe, je me demande si j'ai pas fait une grosse boulette. « Attends... elle est... vivante... encore ? Désolé... » Je mets une main sur ma bouche. Mon dieu. Malheur. « Hum, oui, je lui demanderais et ensuite je te le dirais. Mais pourquoi tu n'irais pas lui demander tout cela toi-même ? Elle ne risque pas de te manger. Son estomac n'est clairement pas assez extensible que pour avaler un grand garçon comme toi. Les tartes à la framboise, c'est ton dessert préférée ? Et tu penses que la femme parfaite sait forcément en cuisiner ? » Sa question me pose un léger petit problème. La deuxième aussi. Faut vraiment que j'arrête de me coincer moi-même dans des impasses. « Merci... merci ! Comment... je pourrais te remercier ? Je peux... enfin... c'est toi qui décide. Merci. Euh et... je peux pas... aller lui parler. Je suis timide. Pas avec les filles en général... mais seulement avec elle... je crois. C'est la première fois en fait... d'habitude les filles... c'est mes... potes tu comprends ? Des amies. J'ai jamais eu de copine... moi. Enfin... je trouvais pas ça très drôle... d'être amoureux. Ca a l'air d'être... l'enfer. Dans les films... et tout... c'est pas gai quoi. Ça donne pas envie. Bref... du coup... non... je peux pas. Elle... c'est différent. Euh... non... je déteste ça. Les tartes. Je suis... allergique aux framboises en fait. Mais... c'est comme ça. » C'est comme ça, c'est inévitable et obligatoire. Je lui raconte tout ça en baissant d'un ton et en me rapprochant légèrement. Un peu comme quand on chuchote une confidence. « Oui, c'est ce qu'on appelle le sixième sens. Mais fais attention quand même. Inutile de te lancer tête baissée dans une histoire d'amour qui ne rimerait à rien parce que n'oublie pas que tu ne connais pas vraiment Odessa. Et aussi géniale puisse-t-elle être, es-tu certain qu'elle est la femme qui te convient ?Non, je ne pense pas. » Je n'ai pas l'habitude de froncer les sourcils, mais j'ai beaucoup de mal à accepter son avertissement, parce qu'au fond de moi je sais qu'il a peut-être raison. Pourtant, je sais que je suis le Prince Eric et que Odessa est Ariel, et qu'il n'y a donc aucun doute possible. Je n'aime pas sa réalité, pourtant je vais peut-être devoir me résigner. S'il me met autant en garde c'est peut-être parce qu'il sait que Odessa ne voudra pas de moi, ou peut-être même qu'elle aime les filles, comme Sun-Hi. Je ne sais plus quoi penser. « J'en suis pas persuadé, je pense que les femmes aiment également les hommes qui prennent soin d'elles. Rhys, est-ce que tu me vois comme l'un de ces mauvais garçons ? » Je hausse les épaules. J'y connais rien moi à tout ça, mais j'ai vu certaines choses et j'en ai également compris d'autres. Les femmes sont compliquées. Tout le monde cherche à se rendre la vie plus compliquée en fait. Ils s’ennuieraient tous sinon, je suppose. « Bah je sais pas... les filles elles préfèrent quand on les repousse... mais c'est pareil pour nous... enfin vous. Tout le monde quoi. On préfère... se courir après... plutôt que d'être ensemble... simplement. Je lis pas beaucoup mais... un écrivain français il a dit... : les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent... l'homme qui a eu de belles femmes. Tu vois ? J'avais pas compris... au début... mais j'ai compris maintenant... et je sais que les filles n'aiment pas les... comme moi. Enfin si... mais... pas pour autre chose qu'une belle amitié. Moi ça me dérange pas... hein ! Mais... s'il te plaît... Odessa ne doit pas savoir... tout ce que je t'ai dit et... tout ce que je te dis. Elle est spéciale... mais c'est une fille quand même. » Dans mon monologue, j'ai oublié de répondre à sa question. A propos de lui. Je réponds non de la tête. « Tu... t'es pas mauvais... enfin... tu me fais encore peur... je sais pas... mais tu plais aux filles... parce que... comme dans la citation. Tu es... voilà. » Mon sixième sens me dit qu'il est tout sauf mauvais, mais pourtant, il plaît aux filles, parce qu'il a le charisme, la prestance, et tout ces trucs que je n'ai pas moi. « Cha ? J'veux dire, t'es vraiment sûr de vouloir m'appeler comme ça ? Je ... Charles, c'est bien aussi. Mais bon, fais comme tu le sens après tout. » Wow. Il accepte que je l'appelle Cha. Trop cool. Je le regarde avec mes grands yeux marrons. Tout content. « Cool ! Mais... j'ai pas envie... de te foutre la honte hein ! Devant les autres... je t’appellerai Charles. » Je lui dit, en tentant de lui faire un clin d’œil, sans succès. Je sais pas faire les clins d’œils moi. Et pendant que je m’extasie à l'idée de l'appeler Cha, la musique de la mort se refait entendre. Pas encore. Monroe. Puis Ismène. Pas Cha. On va encore dire que je suis homo après. Ça tombe toujours sur moi. J'ai l'impression d'avoir un houx au-dessus de la tête. « Si... si je veux pas pas... tu vas m'obliger ? Je veux pas te faire perdre... de l'argent... alors euh... » J'aimais bien Cupidon. On était devenus amis et tout, mais là, c'est plus possible. C'est gênant à force, et puis je vais pas embrasser Charles, comme ça. Il vient de manger des pâtes en plus. Mais, je suis incapable de refuser, ou de lui dire honnêtement que ça me gêne. Je tente de repérer discrètement les caméras qui nous regardent.