Quand j'étais petit, j'étais pas du genre pourri gâté, on m'offrait pas énormément de trucs, aussi quand on m'en offrait j'en prenais grand soin (enfin, dans la mesure où un gamin indigne et indésiré de sexe masculin peut prendre soin de quoi que ce soit) et je crois que je devais avoir à peu près onze ans ou bien peut-être douze quand oncle John, le frère de ma mère, m'a offert ma première guitare ; elle avait pas l'air de grand-chose, mais cela lui faisait une caractéristique commune, aussi on s'entendait plutôt bien, ma guitare et moi. C'était une électro-acoustique, alors quand mes parents se disputaient et que j'avais envie de m'enfermer dans un monde imaginaire où ils n'existaient pas et ne s'engueulaient pas, je pouvais la brancher sur un casque et j'arrêtais de les entendre et j'étais convaincu que c'est ça que ça voulait dire de "trouver la paix intérieure" et tout. J'avais appris d'abord un peu en autonome, oncle John m'avait donné quelques conseils, et puis il m'avait filé de vieilles revues décrépies de musique, et je me débrouillais avec ça. C'était pas grand-chose, mais pour un gosse comme moi, je crois que ça faisait toute la différence. J'ai jamais été genre un grand passionné de musique ou quelqu'un de particulièrement talentueux à quoi que ce soit (en dépit de ce que je pouvais raconter pour serrer des nanas, j'avais pas réellement la fibre artistique et tout l'toutim) mais j'aimais bien jouer de la guitare, et puis surtout de la basse, plus tard, quand je m'étais pris d'une sorte de désintérêt tout à fait snob pour la guitare, parce que tous les gosses de riches qui voulaient se la péter en jouer. Je repense à tout ça en commençant à gratter machinalement une des guitares qui se trouvent à notre disposition. Je joue un morceau que je connais, mais j'arrive pas à me souvenir lequel. Et puis les paroles me reviennent en mémoire, je crois, et je commence à chantonner maladroitement : « We'd talk about important things and I picture it in my dreams, she'd teach me about modern art and I'd show her it's okay to fart and… » ça y'est je me souviens c'est Wasting Time, de Blink 182. « Sometimes I sit at home and wonder if she's sitting at home thinking of me and wondering if I'm sitting at home, thinking about her or am I just wasting my time » ; ce que cette chanson pouvait me mettre de bonne humeur, à une époque. C'était niais, mignon, attardé, comme moi en somme, donc ça me plaisait. À la fin du refrain, je lève les yeux et aperçois un type, et je le reconnais (je crois), il me semble que c'est le partenaire tatoué d'Odessa, mais je ne saurais être entièrement sûr de moi non plus sur ce coup. « Hey, salut mec. » je lance à son encontre, parce que je suis poli et bien éduqué et que je voudrais que ma mère qui me regarde probablement de là-haut sur sa colline soit fière de moi etc.

Je m'arrête de chanter, parce que si je joue à peu près correctement j'ai en revanche jamais su chanter, et j'accueille Charles-Emmanuel comme il se doit, si bien qu'il vient prendre place à mes côtés. Je joue machinalement, ça va, les partitions de guitares comme celles de basse de Blink sont toujours assez simple – par contre je m'amuserais pas à jouer leurs morceaux à la batterie, parce que Travis Barker est un dieu sur terre et optionnellement je sais à peine jouer de la batterie. « Ben écoute je suis logé, nourri et euh, non, pas blanchi, mais bref je suis logé et nourri gratuitement, en contrepartie de quoi j'ai le droit de m'amuser comme un adolescent et glander à longueur de temps, donc ouais, j'ai vu pire on va dire, je réponds avec un demi sourire, avant de lui retourner la question. Et toi ? » Il m'interroge ensuite, et ça je l'avais un peu vu venir, quant à ma pratique de l'instrument, et j'imagine que ça, hum, tombe un peu sous le sens. « Merci et, euh, ça fait… » Je fais un rapide calcul mental, plissant momentanément les yeux de concentration. « Waw ça fait quelque chose vingt ans ? Ça me rajeunit pas tout ça… » J'ai du mal à réaliser que vingt années se sont écoulées depuis cette période révolue de ma vie. « Et toi, tu joues d'un instrument… ? J'imagine que tu t'es pas pointé ici parce que t'étais attiré par mon jeu de guitare, aussi fantastique soit-il, nan ? » j'ajoute avec un demi-sourire, légèrement ironique quant à mes propres compétences en la matière, parce que non je me prenais pas réellement au sérieux, mais alors vraiment pas.