Ca n'avait pas été facile, loin de là... Il avait du laisser de côté sa fierté pour demander de l'aide à des potes bien placés. Les gens sui pouvaient t'avoir une réponse à tout et n'importe quoi, et qui savaient tout. Puis il avait aussi voyagé. Et il s'était perdu mais l'avait finalement trouvé. « J'ai pris beaucoup de temps. Et d'argent. Et y'avait ce gamin, capable de pister le chemin des gens via son matos de geek. » C'était flou mais bon, il en avait vécu des choses par de la les vallées. « Ba les cancan et tout... » Ca parlait un max chez les habitants. « Nop. J'ai déjà vécu ici. Pendant trois ans. Enfin, j'ai vécu un peu partout. » Que de bons souvenirs. Et des galères. « Ta des lubies toi? enfin moi c'est le voyage et les herbes médicinales, mais toi..»

- Du temps, de l'argent ... Ma voix meurt sur la fin, comme un écho des paroles qu'il venait de prononcer.

Mon regard se promène, distraitement. Je me demandais encore pourquoi il avait mis tant d'efforts à me retrouver, toutes ces années, alors que ça lui avait pris tant d'efforts ... En avais-je vraiment valu la peine ? Il avait semblé obsédé par l'idée de me retrouver, coûte que coûte, aussi rapidement que possible. Il avait persévéré, affronté l'adversité, vaincu tous les obstacles qui entravaient son chemin et nuisaient à son objectif ... Et finalement, Hadatt avait vaincu. Il avait vaincu, il m'avait trouvé, et il m'avait libéré de mes prisons. Je m'étais senti différent, à le suivre. Méfiant, car je ne le connaissais pas, mais également, plus libre, heureux. Il me raconte alors une autre partie de sa vie. Tant mieux, j'aimais bien ça, les parties de sa vie. Ça me permettait de mieux le situer dans la mienne, en fait, c'était la seule raison pour cela.

- Je vois ... J'aurais bien aimé avoir eu les moyens pour voyager aussi loin, aussi souvent. Mais l'argent était limité pour les électriciens dans les pays en crise. Mon père me demande alors si j'avais des lubies.

- Des ... lubies ? Je semble surpris par sa question. Je ne m'étais jamais demandé si j'avais des passions, en fait. Ah, si. La lecture, le cinéma. Le croquis. Trois choses sacrées, dans l'univers de Cosmas.

- J'aime ... Lire. Dessiner. Voir des films. Ça aussi, ça fait voyager ... Mais ça coûte moins cher.

Je souris alors, et je lui ris. On était pas si similaire, tous les deux, tout compte fait.

Même les banalités, il ne les connaissait pas. Même si c'était son fils, Hadatt devait apprendre à le connaître comme il apprendrait à connaître Monroe, ou Niklas. Quoique ces deux-là étaient nettement différents de Cosmas. Cependant, le principe était le même. C'était celui de faire connaissance avec un parfait inconnu. Quelqu'un qu'on a jamais attendu et qui ne nous ressemble pas forcément. Même si l'irlandais trouvait quelques points communs avec le jeune homme. « C'est clair que ça fait une différence au niveau du prix ! Mais moi j'ai toujours eu un soucis avec l'argent, surtout jeune, j'voulais tout le temps le flamber. » Et il s'était de nombreuses fois retrouver dans des situations plus ou moins compliquées. Comme dormir à la belle étoile. Il avait déjà dormi sur une plage d'Espagne, avait admiré les étoiles dans une prairie roumaine, ou avait été hébergé par une âme généreuse d'un village tibétain. Et c'est dans des moments comme ça, qu'on découvre la véritable solidarité des gens. C'est aussi pour ça qu'Hadatt aime tout le monde. Ne veux jamais créer de conflits, ou peiné quelqu'un à cause de ses conneries. Il passait pour un baba cool peace and love mais tant pis ! « Je n'ai que très peu gardé de souvenirs de mes voyages à part les photos. Ou même mes tatouages. Mais jamais une babiole, style figure, carte postale, cd... Mais j'te montrerais à la maison, j'ai tous le mur de gauche de mon labo recouvert de photos. Ca fait genre pêle mêle et tout. J'ai passé deux nuits à tout afficher d'ailleurs.. » termina-t-il plus pour lui même, se rendant compte du temps qu'il y avait passé. Cependant, ça valait le coup. Il aimait ce mur, ça retraçait un peu sa vie. Y'avait même des photos où il n'avait pas sa barbe. « Après ça, j'aimerais bien retourner en Grèce d'ailleurs. » lança le professeur, comme si de rien était. C'était vrai. Il avait envie.

Il me fait (sou?)rire, ce type. Il est tellement puéril, parfois, que j'ai l'impression d'avoir un gamin en face de moi ... Je me voyais presque en train de gérer ses finances afin de l'empêcher de se mettre à découvert mensuellement. Ça me plaisait bien, comme idée, dans le fond ... Enfin, sur la surface, plutôt ; en creusant plus loin, je me rendais compte que j'en ferais probablement une dépression. Tenter de gérer Hadatt dans quoi que ce soit semblait être ... Mission impossible. Il me dit alors qu'il n'avait pas beaucoup de souvenirs, de ses voyages d'antan ... Je me reconnais, en lui. Mes souvenirs semblent s'évaporer d'entre mes doigts au moment où ils les frôlent, et les rattraper est presque une peine perdue tant c'est difficile. Il me parle de sa maison, de ses photos, de ses tatouages ... Ça m'étonne, qu'il ait des tatouages : il ne ressemble pas au profil de ceux qui ont des tatouages, en fait. Mais bon. C'est Hadatt. Pourquoi suis-je encore surpris ?

- Je veux bien que tu me montres, oui.

Ni un ordre, ni une prière, un simple constat ; une volonté. Je voulais les voir, ses photos. Je voulais découvrir mon père et son univers. Ce fut là l'épiphanie, pour moi, en quelque sorte : le moment où j'avais vraisemblablement compris que chaque moment passé avec lui était précieux et devrait être exploité au maximum. Il me raconte alors qu'il aurait aimé retourner en Grèce, un jour. Rien ne me rend plus heureux. Athènes, c'est mon patrimoine ; ma fierté. Une grosse part de mon identité. J'avais insisté pour apprendre la recette de la fameuse Moussaka à la perfection, d'ailleurs.

- On ira ensemble, si tu veux.

C'était bien, le silence, la lumière, l'altitude ... Lui, moi, ici, unis, dans le temps et dans l'espace, mais isolés du reste du monde.

- T'es prof de quoi, déjà ?

Cette réponse sonnait presque comme une promesse. Cela réchauffa le coeur de Hadatt. Ses souvenirs c'étaient ses photos et les lui montrer était important. Il lui partagera ce qui a rythmé plus de la moitié de sa vie. Celle qu'il a choisit malgré des choix difficiles et égoïstes. Néanmoins, il ne regrettait en rien. Même si laisser Galatée et Cosmas derrière lui fut cruel, il ne pouvait s'empêcher de se dire que sa vie serait bien triste s'il n'avait pas traversé ce à travers quoi il était passé. Que ce soit bon ou mauvais, ça l'avait forgé. Et même s'il n'avait pas de famille à proprement parlé, il vivait heureux, reclus dans son patelin irlandais pour une retraire sédentaire bien mérité. C'est qu'il avait voyagé énormément. Ca a duré très longtemps. Et finalement, un jour, alors qu'il marchait le long d'une route déserte sous le soleil crevant de Floride, qu'il se décida de rentrer à la maison. Un peu comme Forest Gump quoi. « Ce serait avec plaisir. » répondit Hadatt avec un sourire touchant et sincère. Oui, l'idée l’enchantait. Et il savait qu'il n'irait pas juste pour les paysages féeriques qu'offrait le pays, mais bien retrouver une personne une dernière fois... « Prof de physique et chimie ! Mais plus chimie. Enfin, pratique de chimie. » Donc en gros, il ne faisait presque que de la manipulation dans ses classes, et les gosses adoraient ça. Enfin moins quand un mélange explosait, comme c'était déjà arrivé pleins de fois. Mais c'était ce qui les stimulait, et ils adoraient. En pensant à eux, le globe trotteur irlandais soupira longuement, en repensant à ces morveux. Ils les aimaient bien lui aussi. Ils rigolaient, leur prouvait que tous les professeurs n'étaient pas les même. Il brisait les codes quand il allait derrière le lycée pour faire tourner le calumet de la paix. Il n'incitait jamais personne mais était toujours à l'écoute des gamins, prêt à leurs donner des conseils. Mais jamais il ne s'était senti l'âme d'un père. Il était surtout un bon ami pour eux. Un bon vieux pote quoi ! « J'ai toujours adoré la science mais l'ancien voulait que je sois un grand chercheur... ou docteur j'sais pu. J'ai préféré partir, dans cette folle idée qu'il disait. Alors j'ai vécu avec rien pendant longtemps, avec quedale dans les poches mais ça me suffisait. Mais merde j'te raconte pas la galère pour me poser après... J'ai trouvé ce job dans le lycée de mon patelin qui menaçait de fermer parce qu'ils n'avaient pas l'équipe adaptée pour les études ou je sais pas... Un coup de chance, mais je suis le pire prof qu'ils ont connus à ce qu'il parait. » Que de mélancolie dans sa voix. C'est qu'il l'aimait son quotidien, qu'il avait laissé à la seconde où il était parti chercher Cosmas.

Le plus grand regret de mon passé, cependant, serait sans doute celui de n'avoir et aucun souvenir de mon père, et aucune autre photographie de lui que celle que ma mère avait eu la gentillesse de me donner, tant d'années auparavant ... Photographie tellement usée par les années et mes doigts que son visage n'y était plus qu'une silhouette fantomatique aux traits à peine discernables. Ce serait à tout jamais ma photo préférée de toute l'histoire de la photographie. J'aimais bien, cet échange avec mon père. C'était ... Sain. Je trouvais ça sain. Je trouvais ça agréable. On ne cherchait pas à se planter des couteaux dans le dos, et la notion que l'autre avait un secret à découvrir semblait s'être évaporée, pour cet entretien. C'était simplement le genre de conversations qu'un père et un fils avaient lorsqu'ils tentaient d'apprendre à se connaître en rattrapant de manière assez maladroite le temps perdu. Sauf que là, le temps perdu, c'était toute une vie. Et évidemment, le temps de rattraper toute une vie équivalait à celui qu'il fallait pour atteindre sa mort. Autant dire qu'on était probablement liés pour l'éternité, du coup, forcés à se supporter tant que l'on ne sera pas parvenus à éprouver un sentiment de ... De clôture. C'était bête, dit comme ça, mais je pense que c'était ça, ce qu'il me fallait : de la clôture. Faire la paix avec mon père, faire la paix avec mon passé ... Ça semblait si facile en enchantant, comme notion, comme ça ... Il me raconta sa profession. Prof de physique-chimie, c'est vrai ça. Il n'y avait aucune matière que je détestais plus que cela, moi, la physique-chimie. Sur ce point, on était bien différents, mon père et moi. Et je parierais d'ailleurs ma main au feu qu'il n'avait jamais ouvert un livre de sa vie et traitait Shakespeare comme le diable en personne. Il me raconta donc un peu sa vie, son passé, et je trouvais naturel d'en faire de même. Je me disais qu'il aurait aimé connaître son fils et en savoir plus sur lui, en fait.

- Ma mère me prédisait un bel avenir ... Mais je ne suis pas allé plus loin que le lycée, et me voilà, électricien. Et pourtant, je ne pense pas être allé contre ses volontés ... Si j'ai un avenir, je ne peux que le voir beau.

J'avais envie de l'enlacer, alors, et je me retins de justesse ; néanmoins, je me sentis contraint de lui lancer une petite pique, tout de même :

- Il n'empêche que je pense que tu as dû être un danger public, dans ta vie, quand même ... Ces pauvres élèves. Je me demande comment ils faisaient pour survivre à ses cours qui devaient indéniablement être des plus loufoques.

Hadatt rigola doucement à la dernière affirmation de Cosmas, qui était plutôt vraie. Il était peut être irresponsable par rapport à sa propre personne, ne sachant pas s'occuper de lui même mais jamais il ne mettrait en danger la vie de ses élèves. Il ne les laissait pas manipuler des objets très dangereux. Mais ils arrivaient toujours à faire une catastrophe avec des produits censés être inoffensif, sans savoir pourquoi... Bref, il n'était pas si inconscient que ça dans le fond, très profond. Cependant, il oublia quelques instants le souvenir agréable de ses têtes blondes à problèmes pour revenir vers ce que venait de lui confier son fils. Electricien. Ce n'était pas un sous-métier, au contraire. On avait toujours besoin d'un électricien nan? Au moins une fois dans sa vie au pire? Puis, c'était une bonne situation. Ces gens là étaient connus pour être des arnaqueurs. Quoique nan, c'est pas les plombiers ça? « Hey, je trouve qu'on s'en sort plutôt bien nous deux. » dit-il soudainement, se rendant compte que la situation commençait à se détendre entre eux. Pas qu'elle ai déjà été tendue depuis leur entrée dans ce jeu de fous, mais quand ils se parlaient, il y avait cette retenue. « C'est juste con qu'on s'y soit prit un peu tard. » Et par là, il pensait surtout au fait que lui, avait été très con. Mais il se rattrapait aussi bien qu'il pouvait et pour une fois, il pouvait se dire qu'il ne faisait pas les choses si mal que ça, non? Un léger sourire étira ses lèvres alors qu'il plongeait la main dans sa poche de jean pour sortir une petite boite métallique, de la taille d'un de ces smartphones sophistiqués des temps modernes. Cependant dedans, se trouvait de quoi rouler mais aussi ses cigarettes, il en tendit une vers lui, par politesse.

On s'en sort plutôt bien ? Puisqu'il le dit, ça doit être vrai. On avait pas autant d'argent qu'on l'aurait souhaité, c'est sûr ... Mais on ne vivait pas sous les ponts, donc c'était déjà ça.

- Ouais, je pense aussi. Je souris, ajoutant finalement : Je préfère ne pas me faire des couilles en or qu'être aussi pompeux que Jaileen, en même temps. Une vraie blondasse, celle-là, je te jure. Évite la. C'était une vicieuse, elle, aussi. Hadatt me dit alors que c'était con qu'on s'y était pris aussi tard, et je regarde le ciel, nostalgique. Une légère brise me caresse alors les joues, et en profite pour me décoiffer - la connasse.

Je me retourne, il me propose une cigarette, et, un instant, j'hésite ... Y'avait rien de plus radical pour décompresser, en même temps ... Mais non. Je me suis dit que c'était mieux que non. L'accident m'avait donné envie de faire gaffe, de minimiser les risques au maximum, parce que moi, j'en voulais pas un deuxième, oh, ça non ...

- Tu veux faire quoi, après ? que je lui demande. Après Fake Lover, hein, pas après le dîner.

Hadatt rigola franchement alors qu'il se saisissait de son grinder dans sa poche pour se rouler un petit quelque chose. Maintenant que la conversation était lancée et semblait presque naturelle, il pouvait bien perdre un petit peu de son sérieux. Après tout, c'était ce qu'il était. Quelqu'un qui ne réfléchissait pas trop, qui prenait tout à la légère. Cosmas connaissait trop ce côté de sa personnalité, et il ne fallait pas qu'il l'oublie non plus hein. Donc bon, il s'autorisa un petit instant détente parce qu'être venu vers lui, avoir fait le premier pas, avait été quelque chose de très difficile pour lui. Limite stesssant. Et le stress n'était pas bon pour sa personne. Surtout pour lui. « Qu'est-ce qu'elle a bien pu te faire? » demanda Hadatt, vraiment intrigué par la relation chaotique des deux candidats. C'était bizarre cette petite guerre qu'ils se livraient. Il avait pu apercevoir sur les blogs ou dans les cancans des habitants que le sujet faisait jaser. Mais quel était le pourquoi du comment? Pour une fois que Cosmas n'entretenait pas une relation idilique avec une demoiselle en plus. Et par là il pensait naturellement à la rouquine là, Odessa. C'était bizarre ça aussi comme relation, mais un peu plus positif. Très positif d'ailleurs. « Faire ce qu'on avait prévu avant de rentrer là-dedans. » Il n'avait pas besoin de lui expliquer, il savait plus que quiconque. Et si ni l'un ni l'autre ne remportait le pactole, ba, il chercherait un autre moyen de faire ce qu'ils avaient prévus, ensemble.

Ce que Jaileen avait pu me faire ? Elle avait pu se mettre à respirer, à sa naissance. Ça semblait être un bon début, non ? Néanmoins, je trouvais cela un peu maigre, comme explications, donc autant étoffer un peu, histoire de ne pas rester dans le pathétique et le ridicule - ça risquait de me rabaisser à son niveau, comprenez.

- Je sais pas trop : sa tête me revient pas. Enfin, non. Elle était canon, quand même, il fallait l'avouer ... ... mais quel caractère de cochon ... avais-je continué, à voix haute, sans même m'en rendre compte. Ça devait le surprendre, aussi, un peu, je pense : que son illustre fils n'ait pas réussi à séduire l'une des poules du plateau. En même temps, il y avait des fois où le courant passait entre deux personnes, et d'autres où ça cassait, complètement. Et autant dire qu'avec Jaileen, le courant était mort depuis la première fois que nos deux regards s'étaient croisés. C'est dommage, étant donné qu'elle pouvait être sympa, parfois ... Le Dimanche, quoi, quand elle allait à la messe. Néanmoins, c'était quand même une chieuse, et de calibre, de surcroît. Il me dit qu'après, on ferait ce qui était prévu. C'était bien beau, ça, d'acheter une navette spatiale et d'aller sur Mars, mais c'était que le début ... Et après ? lui demandais-je donc, pensif. Parce qu'il fallait bien penser à l'éternité, malgré tout. Au moins, j'allais pouvoir apprendre à connaître mon père, je suppose ... Hip hip hip hourra ? La vie est trop courte pour les regrets, et je ne m'en veux pas, donc, de ne pas lui avoir tiré une tronche d'enterrement lorsque j'ai vu sa tête pour la première fois.