W. INÈS.

L’idée de l’apéritif dinatoire au travers une vitre n’était évidemment pas venue de moi. J’étais sincère avec Inès lorsque je le lui avais avoué lors de notre première soirée : observer une femme de l’autre côté du verre n’est pas mon activité préférée, mais son invitation sucrée à satisfaire cette envie mêlée à ses battements de cils avait été la plus forte, nous le savions tous les deux. J’avais opté pour le bout du mur transparent, à l’écart des bulots de notre connaissance qui s’observaient de chaque côté de la vitre avec des yeux ronds (et je l’avais moi-même fait la veille avec Camille). Pour être honnête, c’était assez ridicule : nous avions tous les deux notre chaise, un tabouret posé devant nous et un verre de vin accompagné d’une bouteille dont je lui avais indiqué le nom hier afin que nous partagions le même vin. Hommage (discret) à notre rencontre et à la robe qu’elle portait ce soir-là, je suis en blanc. Je lève ma coupe, de mon côté du mur, un imperceptible sourire aux lèvres. L’idée de ne pas l’entendre parler de la soirée et d’être condamné à la dévorer du regard n’est pas mauvaise en soi, mais la grossièreté certaine qu’elle implique me déplait un peu. Ainsi affichée à l’étalage comme un objet, Inès perd du charme qui la caractérisait le premier soir : le souffle de sa respiration, le son de sa voix. Le vin (rouge) est bon, il a du corps, j’ai choisi un argentin parce qu’elle me fait penser à une femme du sud, c’est tout. Toujours aussi stupidement, nous avons ouvert chacun une boite d’olives au citron qui repose sur nos tabourets respectifs. J’aurais aimé piocher de temps en temps dans le même bol qu’elle. Devoir me retenir de saisir une olive quand elle sera déjà en train de le faire afin d’éviter de frôler sa main dans la nourriture. Ce genre d’attention est impossible dans le cas présent et, n’y tenant plus, j’attrape le stylo qui repose dans la poche avant de ma veste et me penche sur le carnet que j’ai ouvert contre ma cuisse sur une page vierge. J’y griffonne les quelques mots puis lève le carnet et le tourne face à elle pour lui permettre de me lire au travers la vitre. « Je ne doute pas que tu saches le lire dans mon regard, mais je me dois d’insister : tu es ravissante, même privée de parole. » La lueur dans ses yeux, la moue sur ses lèvres se modifient à mesure que ses prunelles parcourent mes lettres et je souris en découvrant peu à peu son expression. Elle a raison, on parle trop. Les meilleures connaissances sont parfois celles qui se font dans le plus parfait silence.

Si elle avait diné dans beaucoup d’endroits exotiques, elle n’avait pas menti quant au fait de n’avoir jamais partagé un repas à travers une vitre. A juste titre puisque c’était une idée des plus farfelues. Le vin avait beau être appréciable, ce rendez-vous prenait une tournure un peu étrange. C’était un peu comme entretenir une relation longue distance. Ils ne pouvaient pas partager le petit vent qui tourmentait la nuque libre de la jeune femme, ses cheveux remontés en une queue de cheval. Elle ne pouvait pas lui tendre négligemment sa fourchette pour lui faire gouter quelque chose. C’était différent. Au moins, ils s’en souviendraient longtemps. Et elle ne pouvait renier que le fait de pouvoir l’observer de tout son soul avait quelque chose de plaisant. Il était des plus élégant en blanc. Pour sa part, elle avait choisit une petite robe de la renta. Il avait un gout sur, elle savait qu’il apprécierait. Laissant le vin enflammer ses papilles, ses yeux se posent sur son carnet en espérant avoir un aperçu de ses écrits. Il les lui montre rapidement et son sourire ne s’en fait que plus éclatant. Elle-même pourvue d’un cahier, elle nota sa réponse, sans se presser. Enfin, elle referma le capuchon de son stylo et tourna ses quelques mots vers lui. « Imagine ce que ça donne lorsque je peux en plus éblouir mes camarades de ma charmante discussion. » Elle ajouta un sourire de son cru, un peu trop espiègle pour être honnête. Elle l’était pourtant, parfaite hôtesse, parfaite convive, elle avait toujours le bon mot au bon moment. Lorsqu’il était encore possible de se faire entendre. Si elle n’est pas tout à fait mal à l’aise, la situation la pousse hors de sa zone de confort. Il lui faut batailler avec la côté sommaire du matériel, l’absence de mots d’esprit ou même de contact humain. « Alors, comment c’est, de l’autre côté ? » Qu’elle finit par poser sur sa feuille, comme s’il résidait sur un tout autre continent. Mais non, seulement de l’autre côté du château. Laissant de côté sa table de fortune, elle se lève pour approcher sa chaise de la paroi, assez pour que le bout de sa chaussure la frôle. Rapidement, elle couche ses quelques pensées. « Ce serait un concept de télé-réalité qui pourrait marcher je pense. Découvrez votre partenaire grâce aux expressions de son visage. » Le pire, c’était que ce serait effectivement plutôt vendeur. Il suffirait d’ajouter quelques questions auxquelles l’intéressée ne pourrait répondre que par oui ou non, deux trois concurrents et le tour était joué.

Je lis la réponse d’Inès et reste, quelques secondes à peine, dubitatif. Est-ce qu’elle le dit sérieusement ? Après tout, nous nous connaissons si peu, pour ne pas dire pas du tout… Le manque d’humilité est-il un trait dominant de sa personnalité ? La petite moue amusée qui se peint sur ses lèvres me rassure. Non, Inès est simplement consciente de ses qualités, elle ne sait pas jouer la fausse-modeste, mais il s’agissait bien là d’un trait d’humour. Je lui rends son sourire et m’applique à répondre à sa question. De l’autre côté ? « C’est comme de ton côté, sauf que tu n’y es pas. A dreadfully boring desert, donc. » Je suis peut-être flatteur, mais je ne mens pas. J’aurais aimé passer cette semaine avec elle, jouer à la découvrir, à m’en faire, plus qu’une alliée de jeu, une éventuelle amie. J’aurais aimé que l’émission nous en donne l’occasion, mais on ne pouvait pas dire que les choses commençaient à merveille pour nous. Nous semblions condamnés à l’humour vitré, je pense en observant la pointe de sa chaussure taper silencieusement contre le rebord de verre, dévoilant à mon regard la peau dorée de ses chevilles minces. Son idée d’émission m’arrache un nouveau sourire. « Comme dans Lie to Me ? » Je réponds sur mon propre bloc-notes. Après un léger froncement de sourcils, je rajoute : « Tu as des airs de James Bond girl. As-tu déjà tué quelqu’un ? » Je tourne mes notes vers elle et observe minutieusement sa réaction à mesure de sa lecture, un air malin sur mon visage. Sous ses airs de femme mondaine, Inès a l’air de tout, sauf d’une cruche. On lui a appris les bonnes manières – pas au dernier moment comme moi mais, il me semble, depuis son plus jeune âge. Comment a-t-elle vécu jusqu’ici ? Est-elle dépendante de l’argent et de la gloire des autres ou plus indépendante qu’une panthère ? Je ne m’attends pas à ce qu’elle réponde positivement, mais disons que toute réponse, à n’importe quelle question, même la moins probable, est révélatrice de celui qui la trouve et la dit. Il ne me reste plus qu’à adresser à Dieu – ou toute autre entité capable de résoudre mon problème – une prière intérieure pour qu’Inès ne me retourne pas la question.