J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure dans ma poitrine, le moment est venu d’ouvrir le morceau de papier que m’a laissé Ana et ce n’est pas une épreuve facile. J’hésite depuis quelques jours maintenant, je n’ai pas osé affronter ce que je vais trouver là-dedans car je n’étais pas certain de pouvoir assumer. Mon passé me rattrape aujourd’hui et je ne peux m’empêcher de me demander ce que ma famille va bien pouvoir penser de moi, du fils exemplaire qui n’a jamais dépassé les bornes et qui, en l’espace de moins de deux mois aura appris qu’il était bisexuel et qu’il était le père d’un enfant censé être mort suite à un avortement. Voilà la réelle source de séparation entre Ana et moi, ce qui m’a poussé à fuir. Jusqu’à maintenant j’ai toujours préféré mettre en avant le fait de l’avoir trompée mais ce n’était pas que cela, elle est tombée enceinte de moi et j’ai eu peur. Nous n’étions plus ensemble et dans ma communauté il est hors de question qu’un enfant naisse hors mariage, ce serait un affront. Je ne leur avais même pas présenté Ana officiellement et je n’ai pas eu la force, à peine âgé de dix-huit ans, d’affronter tout cela. Je me suis promis de ne jamais en parler mais aujourd’hui tout est tellement plus compliqué. Depuis plus jeune je sais que je veux avoir une grande famille, des enfants, je pense que j’ai ce qu’il faut pour être un bon père et ne pas avoir assumé au moment venu m’a tué. La frontière a été définitivement dépassée lorsque j’ai croisé Ana, un an plus tard, et qu’elle m’a avoué avoir avorté. Pour moi ce fut le plus dur des moments à vivre, c’est comme si elle avait tué une partie de moi mais qui étais-je pour critiquer cette décision alors que je l’avais abandonnée ? Elle m’a menti, le bébé est venu au monde et a été adopté. L’adresse est écrite noir sur blanc dans cette petite note empoisonnée et j’ai du mal à savoir ce que je veux faire à présent, tout me revient comme des flashbacks, ils sont violents et me font monter les larmes aux yeux. Il devient difficile de percevoir les lettres, les mots… Je ferme les yeux pour chasser des larmes devenues bien trop lourdes pour mes paupières, elles coulent le long de mon visage et je soupire, je me sens stupide de réagir de cette manière mais cette histoire a fait de ma vie un enfer... Je regrette tellement d'avoir pris la fuite et je m'en suis mordu les doigts toutes ces années, me blâmant pour tout ce qui était arrivé. Ce sera toujours le cas mais aujourd'hui j'ai une chance de faire les choses comme il faut.

Je n’ai pas le tempérament qui donne à mes larmes un poids particulier. On ne peut pas dire que je sois le genre de garçon à pleurer, il est même relativement rare que je craque au point de fondre en larmes et ça a globalement toujours été le cas. Enfant déjà je ne passais pas par cette émotion si particulière et paradoxalement apaisante pour exprimer ma peine, ma colère. La violence a toujours été le sentiment qui primait et me permettait de me défouler, de déverser tout ce qui me faisait craindre de perdre la tête mais aujourd’hui la situation est différente. Vous n’avez pas idée d’ô combien il a été difficile pour moi d’accepter l’avortement d’Ana, qui aurait cru que ça me ferait autant de mal ? A vrai dire je n’ai jamais été vraiment en faveur de cet acte, pas parce que je trouve que c’est barbare mais parce qu’il n’y a aucun retour possible une fois que le geste a été commis. Ana s’est retrouvée lâchement abandonnée par moi lorsque j’ai appris pour sa grossesse et pourtant je lui en ai toujours immensément voulu d’avoir choisi l’option de facilité. L’hôpital qui se moque de la charité puisque moi-même je m’étais confronté au choix le plus simple avec lequel vivre… Oui, seulement ce choix simple sur le papier n’a jamais été facile à assumer. Pour la première fois j’aurais la chance de rectifier le tir, je ne veux plus être cet homme qui, par peur de sa famille a toujours pris les mauvaises décisions… Il est temps que je porte mes couilles ! Cette révélation me fait craquer, ce sont des années de souffrances en silence qui disparaissent avec ce morceau de papier et pleurer me fait un putain de bien. Bien entendu lorsque McKayla entre précipitamment j’ai le réflexe de vouloir me préserver, fierté oblige. « Hé, dis pourquoi tu pleures ? » Je prends une grande inspiration et relève la tête pour la regarder, je dois avoir l’air ridicule avec mes grosses larmes qui font rougir ma peau et mes yeux gonflés comme ceux d’un mec qui n’aurait pas dormi plus de dix minutes ces dix derniers jours. « Tu veux en parler ? Je parle beaucoup c’est vrai, mais je sais aussi écouter. Et puis j’ai pas envie que tu sois triste moi, il faut que tu retrouves le sourire. » Est-ce que je veux en parler ? Je crois qu’il n’est plus question de vouloir, c’est un besoin. « Je… » Je m’arrête net, ma voix est éraillée et je prends donc le temps de me racler la gorge pour retrouver le contrôle. « Si Ana et moi nous n’étions pas restés en bon termes c’est parce que lorsque nous étions ensemble… » C’est dur d’en parler. « Elle est tombée enceinte de moi et j’ai pris la fuite. J’étais tout juste majeur et je savais que si j’assumais cette grossesse je ne verrais plus jamais ma famille. Chez nous, les forains, avoir un enfant hors mariage c’est un sacrilège… » Je baisse la tête et repense à ma bisexualité, j’en viendrais presque à me demander ce qui va leur paraitre le plus scandalisant. « Je l’ai croisée moins d’un an après le début de la grossesse et elle m’a fait croire jusqu’à hier qu’elle avait avorté, elle ne l’a pas fait… Elle a choisi l’adoption et… C’est un garçon ! » Je frissonne et des larmes reprennent petit à petit le dessus, je crois que je suis ému… Heureux et apeuré à la fois.

Je traverse un moment assez étrange, pleurer est en soit quelque chose de déjà complètement original puisque ça ne m’arrive pratiquement jamais mais je crois en plus que ce sont des larmes de joie. Difficile de réellement catégoriser ce qu’il m’arrive actuellement, je n’y comprends rien, mais j’ai l’impression d’être nettement plus heureux, soulagé que triste. Le fait que McKayla soit témoin d’un moment de faiblesse comme celui-là ne me met pas forcément à l’aise mais puisqu’elle est là je me sens suffisamment en confiance pour oser me confier sur une partie de ma vie méconnue des autres des candidats. « Oh … T’aurais aimé le garder cet enfant au final ? » Cette simple petite question a été tellement compliquée à aborder quelques années en arrière, un moment difficile que je n’ai finalement jamais réussi à passer convenablement. « Oui, j’aurais aimé le garder ! » Je ne regrette finalement qu’une chose au point d’en avoir été malade, c’est ma décision. Le reste passe encore, nous faisons tous des erreurs stupides mais ne pas avoir été là pour imposer mon avis, mon droit naturel je l’ai encore en travers de la gorge et je l’aurais probablement toujours à moins d’avoir une réelle chance de revenir là-dessus en me rattrapant. « Elle avait pas le droit de te le cacher, mais c’est toujours mieux que si elle avait gardé ce secret pour toujours non ? Alors bon j’imagine que ça doit être bizarre d’apprendre qu’on a un gosse de quoi … cinq ans ? Quatre ans ? Mais maintenant que tu le sais, tu vas pouvoir peut-être réparer certaines choses si t’en as envie. Moi si je venais d’apprendre que j’avais un enfant … Enfin ce serait pas possible t’imagines bien, mais enfin bon, j’aurais envie de le rencontrer je pense. » Qui aurait cru qu’elle serait aussi attentive ? Je me sens plutôt bien, elle m’apaise, me canalise, soulage en quelque sorte ma conscience. Mon cœur bat nettement moins rapidement dans ma poitrine et même si mes nerfs sont toujours à vif je sens que je me calme, la pression s’amoindri. « J’ai envie de le rencontrer… Je ne sais pas du tout comment il faut s’y prendre, je ne sais pas si Ana a signé des papiers stipulant quelque chose à ce sujet mais je ne peux pas vivre plus longtemps sans lui… J’ai besoin de le connaitre, de vérifier s’il est dans une bonne famille à défaut de pouvoir être avec moi… » Quelle idée de ne pas m’être renseigné plus tôt, bon il faut dire que je pensais qu’Ana s’était fait avortée puisque c’est ce qu’elle m’avait dit mais bon… « Tu crois qu’il y a quelque chose à tenter pour récupérer la garde ? Est-ce possible de faire cela légalement ? Je ne crois pas… » Je joue seul au jeu des questions-réponses, non, il serait cruel de confier un enfant à des parents adoptifs pour mieux le leur reprendre plus tard. Je suppose que je devrais accepter de le voir uniquement quelques fois, jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour comprendre et prendre la décision avec laquelle il se sentira à l’aise lui aussi. « Je pense pas que tu devrais pleurer pour ça tu sais, ça mérite plutôt un sourire ! » Je crois qu’elle a réussi son coup puisqu’un petit sourire apparait sur mes lèvres, un sourire amusé. « Ce sont des larmes de joie, de soulagement… Peut-être aussi un peu d’effroi, je n’ai aucune idée de comment va réagir ma famille ! » Ce que j’aimerais être certain d’avoir leur soutien, ce n’est malheureusement pas le cas.