Perchée au sommet de ses songes, Deirdre n'était pourtant qu'assise sur la table, ses deux pieds déchaussés reposant tranquillement sur l'une des chaises. Après ce prime mouvementé auquel, il fallait le reconnaître, elle n'avait absolument rien compris, elle n'avait éprouvé que deux besoin : celui de manger et celui de fumer. Par respect pour ses comparses, elle avait été assouvir ce dernier au dehors, errant passablement dans le jardin, à faire de muettes déclarations à la froide nuit d'automne. Quand son corps frigorifié se fût suffisamment intoxiquée à son goût de princesse désabusée, elle était rentrée, allant et venant parmi les pièces, les candidats, sans but ni quête. Frôlant son soudain appétit, elle avait fini par gagner la cuisine, qu'elle trouva tristement désertée en ce milieu de nuit. Si elle ne craignait guère la solitude, Deirdre trouvait pertinemment que ses camarades cultivaient la sienne avec un rare zèle. Même au dehors, davantage trouvaient à bousculer ses travers. Mais guère ici. Peut-être faisaient-ils bien. Ou peut-être faisaient-ils mal. Là-dessus, elle n'avait aucune opinion. Elle ne faisait que constater. Et sa solitude, là, dans la cuisine, lui convenait tout à fait, sans qu'elle ne parvienne à ôter de son esprit l'inexistence d'âme qui vive. Inanimé. Froid. Bâtard. Elle n'inspirait aucune passion alentours, et s'était donc savamment réfugiée aux confins de son esprit souffrant. Ramenant ses jambes en tailleur, elle reprit bientôt son activité... qui consistait, essentiellement, à taillader une pauvre pomme qui, peu à peu, prenait toute l'allure d'une étoile. Ouvrage précis. Ouvrage futile. Futile femme. Ou non.

Quand la voix blafarde d'Alisk brisa le chaos de ses songes, Deirdre crut d'abord bon de croire à l'illusion. Recluse dans son silence glacée, le maigrelet pantin avait coutume de deviner les présences bien avant que celles-ci ne paraissent à ses yeux. Pourtant, elle semblait s'être laissée curieusement surprendre. A moins qu'elle ne se soit trouvée la fantaisie de nier l'évidence dans l'unique but de goûter une sculpturale vérité tailladée au couteau. Deirdre avait tellement de lubies, tellement de charmes aussi, qu'il eut été bien difficile au premier imprudent de deviner ses sinistres desseins. D'ailleurs, elle ne préméditait certainement pas ses actes et ses pensées. Non, la belle était une délicieuse victime, une consentante victime, rien de plus. Fragile et docile. Les phénomènes coulaient sur elle, tout comme les félicitations qu'Alisk crut bon de lui adresser. Après tout, elle avait bel et bien été... sauvée. Le terme lui semblait outrageusement abusif ; elle n'avait craint aucun danger. Tous redoutaient tellement cette élimination, alors qu'elle semblait bel et bien l'attendre. Oh, bien sûr, elle n'imaginait guère avoir déjà fait son temps entre ces murs, elle voulait encore y errer, y meurtrir, mais elle aurait accepté la sentence mieux encore qu'une faveur. Elle ne trouva rien à répondre, d'autant qu'Alisk s'approcha, rompant autant son cercle que son occupation. Adorable victime, Deirdre écarta tant la pomme que le couteau, se troublant volontiers dans le regard de la jeune femme. De cette distance, par cet attrait, Deirdre jouxtait une sorte d'Eden malheureux, froid et pourtant si plaisant. Elle rêvait de noyades, de submersions et d'apocalypses grisantes au creux de ses reins. Alisk ne pouvait certainement pas en deviner autant, mais sa peau contre celle de l'illusionniste détraquée, il paraissait désormais évident qu'elle avait bien conscience des charmes qu'elle opérait constamment sur celle-ci. Sans cela, elle eut été bien naïve. Et son interrogation, sur la présence de Deirdre entre ces murs, prouva bien le contraire. Celle-ci, impassible mais naufragée, mit de longues secondes à hacher son murmure. « Te rencontrer. Peut-être. » Contrairement à la plupart des gens, Deirdre ne dissimulait jamais ses passions. En outre, les femmes en animaient de telles en elle qu'il lui eut été impossible de les réfréner, de les faire taire. Belle esclave de ses songes brûlants, Deirdre était une condamnée toute offerte, encore qu'il eut fallu pouvoir vraiment l'atteindre. « Tes yeux me mentent, souffla-t-elle encore. Dis-moi la vérité, toi. Dis-la moi. » Tâcher de saisir ce dont elle pouvait bien parler allait s'avérer mais bien pénible, mais briser le cercle d'une femme comme l'était Deirdre n'avait rien d'une sinécure, oh, certes non... et Alisk, douce inconsciente, s'en allait l'apprendre que trop bien.

Un ange. « Je n'ai pas dit ça, rétorqua doucement la jeune irlandaise. » Jamais Deirdre n'avait assimilé Alisk à un ange. Bien au contraire. Beaucoup se forgeaient une impression erronée au sujet de la jeune femme, qu'ils voyaient souvent comme une innocente, une abusée, et une illusionnée parfois. Au contraire. Elle était lucide, dramatiquement lucide et attirée par le chaos. Alisk n'était pas quelqu'un d'exceptionnel, mais elle était spéciale, spéciale pour elle et peut-être pour elle seule. Ce n'était ni un honneur ni une faveur. Deirdre s'éprenait d'une demi-douzaine de femmes à la journée... mais, cette fois, son attention devait se concentrer en une seule, parce qu'il n'y avait bien qu'elle. Alors peut-être que les yeux de la belle mentaient à notre jeune éperdue, mais elle ne s'était pas trompée. De cela, elle restait convaincue. « Je vois les gens. Je les sens. Je te sens... » Les doigts du fragile pantin tentèrent de frôler les tempes d'une Alisk qui, certainement, était bien plus sur la défensive désormais. Deirdre ravisa bientôt son geste, non pas par égard mais bien parce qu'elle n'aurait osé toucher quelque chose qu'elle venait savamment de sacraliser. « Crois-moi, s'il te plait. » Et elle ne parlait pas seulement de ce qu'elle venait de dire, mais plutôt de ce qu'elle s'en allait dire... « Tu es un éclat d'une souffrance étrange. Mais j'aime cette souffrance. Tu n'es pas belle. Tu es un éclat d'une souffrance étrange. Tes yeux ne voient pas cela... mais les miens, si. Mes yeux le voient. » Cette fois, Deirdre tenta de frôler le frêle poignet d'Alisk, d'un geste qui fût si prudent qu'il ne sembla pas être ce qu'il était. « Crois-moi, s'il te plait. »

S'agissant de savoir pourquoi les yeux de Deirdre s'étaient davantage attardés sur Alisk que sur aucune autre, il eut été bien pénible de le deviner. Cela faisait très certainement partie des choses qui lui échappaient et que, d'ailleurs, elle acceptait comme tel. « Je dois cesser ? » Très honnêtement, Deirdre n'en était certainement pas capable. Elle pouvait cesser de l'approcher, de lui parler (encore que c'était bien Alisk qui était venue à elle, cette fois encore), mais ses yeux ne cesseraient jamais de la chercher, et surtout de la trouver. Il était évident qu'elle ne chercherait même pas à lutter. Beaucoup de choses étaient ainsi sans qu'il y ait lieu d'en comprendre le quart... les choses n'avaient pas présentement à en être autrement. Pour autant, elle continuait très sincèrement à interroger Alisk du regard, comme si elle avait pu se plier à ses exigences - ce qu'elle ferait d'ailleurs sûrement. La passion de Deirdre était d'un éphémère qu'il fallait saisir... Alisk avait le droit de décliner - et peut-être le devait-elle - mais il fallait qu'elle le fasse vite, et surtout bien. Passé ce délai, nul ne pouvait plus répondre de rien, et moins encore la fragile poupée qu'elle semblait fixer obstinément. « Peut-être me suis-je trompée, admit-elle finalement en s'écartant de la jeune femme. » S'esquivant à la présence d'Alisk, elle descendit de la table, emportant sa pomme et son couteau qu'elle alla déposer plus loin, à la lumière obscure de cette nuit troublante. Elle ne chercha plus le regard de son interlocutrice... elle s'était peut-être bien trompée, oui.

« Personne ne peut me décevoir, souffla la voix de Deirdre, là, quelque part. » Et Alisk ne pouvait pas comprendre à quel point c'était vrai ; la fragile irlandaise ne connaissait pas la confiance, et moins encore l'espérance. Elle ne pouvait pas être déçue et, d'ailleurs, elle ne l'avait jamais été. De mémoire d'homme, les souffrances que Deirdre subissait, elle se les était sciemment infligées, ou inventées. Rien de plus. Alisk n'avait pas un tel pouvoir sur elle. Pour autant, il y avait une logique derrière cette incompréhension de la belle serbe pour sa soupirante. Quand la voix de Deirdre retentit de nouveau, elle s'était déjà lascivement faufilée dans son dos, guidée par le bruit de l'eau. « Vous attendez tous quelque chose les uns des autres, commença-t-elle à murmurer en glissant ses mains de part et d'autre d'Alisk, jusqu'à pouvoir frôler ses poignets. » A cet instant, Deirdre était bel et bien contre la jeune femme mais il n'en demeurait pas moins une distance évidente entre elles, quelque chose comme un infini respect dont la belle poupée ne voulait pas briser la poésie. « Moi, je n'attends rien. Personne ne peut me décevoir. » Du bout des doigts, Deirdre finit par fermer le robinet. « Dois-je me taire ? » Son souffle s'était éteint sur la nuque d'Alisk, contrariant absolument tous les discours qui eurent été un tant soit peu raisonnable. Et elle n'allait pas reculer en silence, méprisant malgré elle tant la décence que la bienséance.