“ moonage daydream ”

w/errol.

Si Percy se trouvait le plus souvent narcissique, il avait tendance à se dire qu'il n'était pas un cas aussi critique que ça quand il était témoin d'un spectacle aussi perturbant que celui qui se jouait dans ce drôle de musée. Car si l'on y trouvait des œuvres en tous genres comme on s'y serait attendu, il ne fallait pas être particulièrement attentif pour noter que toutes représentaient un seul et unique être, le fameux Cupidon, que l'anglais avait un peu de mal à prendre au sérieux de par le fait qu'il n'ait pas une allure qu'on puisse juger d'impressionnante. Et désormais, il le prendrait très certainement pour un timbré, parce que s'aimer c'était une chose, mais se dédier une pièce, c'était plutôt délirant. C'est alors un regard suspicieux qu'il posa sur tout ce qui attira son attention, comme par exemple ce type qui se tenait un peu plus loin, et qui paraissait indéniablement plus âgé que les autres candidats. Il restait beau gosse, ça pas de souci, mais il le voyait mal évoluer en temps réel avec eux dans le nid, peut être parce qu'il avait la classe d'un homme mature qui n'a pas vraiment de temps à perdre dans un jeu de ce style. Avançant dans sa direction, l'anglais décida alors de l'accoster, histoire d'en avoir le cœur net. « Tu bosses ici ? » énonça-t-il alors, en faisant même complètement abstraction du fait que le brun semble occupé à admirer l'une des œuvres de cette collection hautement improbable. « T'es genre technicien d'entretien, ou un truc comme ça ? » Il jugeait ça plausible, étant donné qu'il ne voyait pas trois mille autres postes qu'un type pouvait tenir dans un endroit comme celui-ci. Peut être bien qu'il passait discrètement après eux dès qu'ils foutaient un peu le bazar quelques part, qu'il devait en quelques sortes se fondre dans le décor, sans jamais se faire voir. Et peut être bien, du coup, qu'il n'aurait jamais du s'octroyer une petite pause, vu qu'en l’occurrence maintenant quelqu'un l'avait vu. Mais a priori, l'anglais n'irait rien répéter, du moins pas tant qu'il pouvait espérer obtenir de lui quelques confessions quant à ce cas critique qu'était Cupidon. « Et ça t'inquiètes pas trop que le boss soit aussi mégalo ? » Parions qu'il n'en dirait pas de mal aussi facilement. Qu'il ne s'inquiète pas, dans le pire des cas il le débaucherait si son employeur décidait de s'en séparer par sa faute. C'est que chez lui, c'était peut être pas aussi grand qu'ici, mais il y avait quand même de quoi faire.

Clairement, je m'étais fait une fausse idée de ce musée ; de musée, il n'avait que le nom, et j'aurais juré me trouver plutôt dans une espèce de lieu de culte. Ça ne me dérangeait pas plus que cela. Au contraire, je décidais même de trouver le concept intéressant. J'adoptais une posture d'anthropologue, ou de sociologue, et  veillais à éviter de me montrer méprisant, ce qui aurait pourtant été tentant à plus d'une reprise. Rapidement, je fais le tour de la pièce, et m'attarde du côté de la vitrine vide. Si j'ai bien compris, c'est ici qu'apparaitront les indices que le charmant angelot daignera partager avec nous. Avec tout ça, j'avais presque oublié que j'étais censé découvrir les secrets des autres. Interrompu dans mes pensées par une voix masculine (doté d'un accent facilement reconnaissable) je me retourne pour découvrir un de mes collègues candidats. C'est sans exprimer la moindre surprise que je prends note de sa question, et opte immédiatement pour une approbation silencieuse en acquiesçant légèrement d'un signe de tête. Je n'ai aucune idée d'où cela va me mener, mais le démentir ne me semble pas intéressant sur le moment. (Je crois que le terme “intéréssant” et la signification que j'y rattache risque de jouer un rôle déterminant dans mon aventure.) Il développe, suppute, subbodore, enfin, vous voyez le délire, et je me retrouve agent d'entretien. “C'est ça. Par contre, je ne suis pas supposé discuter avec toi. C'est dur mais c'est la vie... Et puis c'est une pratique ancestrale, on ne mélange pas les techniciens du spectacle et les acteurs.” Je n'ai aucune idée de ce que je raconte, mais je le fais avec conviction, osant même une petite note sarcastique. “Je suis donc un rebelle, mais je t'en serais reconnaissant si cet échange restait entre nous, du coup. C'est que je ne voudrais pas me faire taper sur les doigts.” Une nouvelle fois, j'esquisse un rictus animé par une ironie certaine, contraste flagrant avec mon regard qui a tendance à exprimer avant tout chaleur humaine et espièglerie. J'ai décidé que mon personnage d'agent d'entretien n'était pas très attaché à son boulot, et que certaines facettes de son emploi l'agaçaient même carrément. Le candidat me pose ensuite une question qui m'arrache un sourire, et je contemple, pensif, les multiples figurines à l'effigie de l'angelot. “Pas spécialement. Je ne le cotoie pas plus que cela. Et ça fait partie du personnage. En revanche, y'a pas mal de mes collègues et de mes supérieurs qui ont la facheuse manie de se prendre pour bien plus qu'ils ne le sont, et ça c'est gavant. Un boss megalo, c'est normal, y'a ça partout... Mais quand ton job c'est de passer la journée le nez devant un écran, à mater des jeunes qui s'éclatent en sélectionnant les moments dignes d'intérêt, faut au moins avoir la présence d'esprit de réaliser que t'es terriblement remplaçable.” Tout d'un coup, je suis un expert en la matière – je ne pensais pas que je me serais autant pris au jeu, j'ai peut-être une vocation manquée de comédien en fait, faut que j'y réfléchisse. “Et puis tu sais, ça c'est surtout la décoratrice qui a pété un câble. C'est une nouvelle, alors elle se sent sous pression et en fait trois tonnes.” j'invente, au fur et à mesure, instoppable. C'est peut-être pas une vocation d'acteur qu'il faut que j'envisage, mais des séances de psychiatrie. “Je sais pas pourquoi je t'ennuie avec tout ça, ceci dit ; notre quotidien est bien terne comparé au vôtre.”

De deux choses l'une, soit Cupidon se portait un amour démesuré et avait ainsi fait construire cet improbable musée pour que personne n'ait plus aucun doute à ce sujet, soit l'un de ses plus inconditionnels admirateurs était à l'origine de tout ce cirque. Dans un cas comme dans l'autre, permettez à Percy de préconiser à l'un ou à l'autre une petite visite chez le psy. Quoi qu'il en soit, et alors qu'il aurait cru rester absorbé par la découverte des lieux, c'est bientôt un type, en cher et en os, qui attira son attention. Le genre trente-cinq ans passés, charismatique et qui doit porter les smokings comme personne, même si à première vue il n'était pas certain que ça lui arrive tous les jours. Parce que oui, Percy avait tendance à penser qu'un mec de son âge, ça ne pouvait pas faire partie du casting. Alors quelle autre fonction pouvait-il bien tenir ? Pas cuisinier, vu qu'ils étaient très légèrement livrés à eux-même question bouffé. Ni DJ, vu qu'a priori ça serait pas l'éclat' tous les jours. Et comme une évidence, il lui sauta aux yeux que le type ne pouvait être qu'agent d'entretien. L'idée fleurit alors dans son esprit et il n'en fallut pas davantage pour que l'anglais l'imagine passer le balais dans la cuisine ou aspirer dans les chambres. Mais il chercha quand même à avoir confirmation, parce que ça lui était mine de rien déjà arrivé de se tromper, pas parce qu'il manquait parfois de perspicacité, mais plutôt parce qu'il allait parfois un peu vite en besogne. Et c'est avec une certaine satisfaction qu'il entendit le grand brun lui répondre qu'effectivement tel était son job mais qu'il n'était pas censé parler avec les candidats. « C'est vrai que vous devez pas avoir une hygiène top-top, mais quand même, faut pas se la jouer aussi vieux-jeu » souffla-t-il alors, comme s'il déplorait la situation. Bah c'est que lui il aimait bien faire le contraire de ce qui était établi, maintenant attention, c'est ce type qui avait pris des risques en traînant à la vue de tous, et comme il le disait lui-même, il jouait les rebelles. « T'inquiète, j'irai pas cafter, mais en échange j'espère que tu penseras à cirer mes Santoni lorsque tu passeras dans le dressing. Et avec amour, s'il te plaît. » Non, Percy ne perdait pas le nord. Il connaissait surtout l'importance des contre-parties, parce que tout silence se devait d'avoir un prix. A partir de là, à chacun revenait la tâche de le négocier. Finalement, l'anglais chercha à obtenir quelques informations quant à ce qu'il pouvait bien penser de la mégalomanie de son boss, qui quand même avait l'air bien attaqué. Il eut alors droit à un discours dont il perdit rapidement le fil, faute de concentration, mais à la fin duquel il ressentit le besoin de hocher machinalement la tête. « Tandis que toi, c'est pas en récurant les chiottes que tu risques de prendre la grosse tête, à ce niveau-là t'es tranquille. » C'est sûr que dit comme ça, ça sonnait très péjoratif, mais qu'il ne s'y trompe pas, Percy l'admirait. Bon, dans une moindre mesure, mais il l'admirait. Le gars lui conta alors les délires de la décoratrice, qui effectivement avait bien du péter un boulon. « Ouais non mais c'est clair, déjà rien qu'en voyant les chambres, on comprend que y'a eu un problème quelque part. » C'était quand même un peu radical comme déco. Du coup tout s'expliquait, oui. Finalement, il avait tendance à franchement compatir, au fil de l'échange. « Hm, bon, je voulais pas en arriver là, mais puisque tu m'as l'air entouré de sacrés cas, je pense que tu ferais bien de changer d'air, de te tirer quoi. » Eh, il disait ça pour lui hein, il avait quand même l'air de subir la folie de pas mal de monde. Et non, il n'essayait pas de le récupérer. Du tout. « Gibraltar, tu connais ? » Simple interro de Géographie, voyons.

Plus la conversation avance, plus j'ai du mal à me retenir d'exploser de rire. L'énergumène qui me sert d'interlocuteur me semble vraiment parfaitement à sa place dans une émission de télé-réalité ; longtemps, en voyant ce genre de personnage au travers de l'écran, je m'étais imaginé qu'ils surjouaient, exagéraient leur tempérament et exacerbaient leurs traits de personnalité. Mais là, en face du jeune homme, je ne pouvais qu'admettre qu'il avait l'air parfaitement sincère, et je trouvais adorable tout ce qui sortait de sa bouche parce qu'il lâchait de détestable monstruosités avec une innocence et une honnêteté incroyables. Dans son genre, vraiment, ce type était un garçon très charmant. Si bien que j'approuve sa remarque concernant notre hygiène d'un hochement de tête sans m'offusquer le moins du monde (ce qui aurait d'ailleurs été ridicule sachant que je n'avais aucune raison d'être touché personnellement par des allusions à la vie de l'agent d'entretien que je venais d'inventer). « Pour être tout à fait honnête, je crois pas que qui ce soit cire vos chaussures, et je suis pas habilité à nettoyer les toilettes. Je m'occupe strictement de tout ce qui est électricité, informatique, etc. et c'est déjà pas mal de boulot. Y'a des femmes de ménages spécialement affectées pour le reste. À une époque, c'était moins codifié, chacun mettait la main à la pâte... Mais lors d'une saison – j'ai pas le droit d'en dire plus – y'a un mec qui a mal fait le boulot aux chiottes, résultat : tous les candidats se sont retrouvés avec de sales boutons à des endroits peu recommandables, le sex-appeal de la promotion a baissé en flèche, et plus personne fricotait avec qui que ce soit... Les audiences étaient lamentables. Du coup, les femmes de ménage doivent suivre une formation spéciale. J'aurais pas le niveau... » je note, presque tristement, comme s'il s'agissait d'un profond regret de ma part. Intérieurement, je me dis aussi que c'est pas normal que je prenne autant plaisir à inventer autant de trucs. Fake Lover m'aurait au moins fait découvrir ce détail à mon sujet : je suis un mythomane en puissance. Docile, j'approuve aussi ses propos concernant les chambres – il a pas tout à fait tort au fond, faut pas être complètement normal pour inventer des trucs pareils. Dixit le mec qui est en train de réinventer sa vie... « Oh tu sais, je me fais souvent cette réflexion. Je suis payé convenablement ici, mais l'environnement n'est pas terrible, et vivre en invisible de cette façon, ça finit par te tuer un homme. Mais les offres d'emploi se font malheureusement rares, à mon âge c'est plus difficile... » Il évoque Gibraltar, et là je suis soudainement pensif ; où veut-il en venir ? Me vient enfin à l'esprit que le jeune homme n'est peut-être pas aussi transparent qu'il en a l'air (enfin, peut-être que si, que non, j'en sais rien) et je m'interroge sur ses intérêts profonds. « Hmm, oui, oui, y'a pas une histoire de détroit là dedans ? C'est pas cet endroit au sud de l'Espagne où tu peux faire de bonnes affaires ? » je lâche, faussement songeur. En vérité, je n'en savais que très peu sur ce pays et le détroit du même nom – comme beaucoup d'américains, je ne m'intéressais que très superficiellement à l'Europe.

En dépit de son métier, Percy trouvait que ce mec-là était pas encore trop ravagé par les heures de travail que ça devait représenter. Bêtement, il s'était toujours imaginé que les types qui bossaient dans ces conditions étaient à moitié bossus à force de nettoyer par terre et avaient la peau des mains brûlée par les produits décapants. Mais lui il présentait bien, et il était surtout courageux d'accepter son sort comme il le faisait. Même s'il ne se pliait pas très précisément aux règles, vu qu'il avait pris le risque de se faire voir par un candidat. Mais il pouvait avoir confiance en Percy pour garder son petit secret, parce que pour n'avoir jamais été lui-même fichu de se conformer à la moindre autorité, il pouvait comprendre que le type ait besoin de souffler. Cela dit, il savait que c'était dans son intérêt de négocier une petite contre-partie. Alors lui, ce qui lui plairait, c'est qu'il pense à lui la prochaine fois qu'il se rendrait dans le dressing, pour lui cirer sa paire de pompes. Mais bientôt, le choc. Le mec n'était pas chargé du ménage, mais de la maintenance informatique. « Ah mais, ça va, en fait ton boulot est pas dégradant, il est juste hyper ennuyeux. Parce qu'au moins t'es tranquille niveau odeurs, même si à coté de ça les risques d'électrocution sont inévitablement multipliés par cent, c'est sûr. » A la façon qu'il avait de le dire, on jurerait que ça n'était pas non plus terrible, que c'était juste en soi un mal pour un bien au final. « Eh mais du coup, tu vas peut être pouvoir m'expliquer un petit peu ce que c'est que ce bordel dans la cave ? Franchement, si c'est par flemme ou par souci d'économies qu'elle est pas éclairée, tu vois je peux comprendre, mais dans ce cas 'faut assumer les gars, et pas lui prêter on ne sait trop quelle légende abracadabrantesque. » Pour s'y être rendu quelques jours plus tôt avec Paloma, il avait pu se rendre compte que la Production inventerait vraiment n'importe quoi pour masquer le fait qu'elle avait simplement pas eu envie d'éclairer une pièce de plus. Percy garderait en tout cas pour lui les commentaires très, très limites que lui avaient inspiré l'anecdote des boutons, et se permit plutôt de conseiller à son interlocuteur de partir si bosser ici, entouré de gens pas franchement nets, devenait trop difficile moralement parlant. « Tu m'étonnes, et puis te cacher comme tu le fais ça doit te rendre un peu parano au final. Genre même une fois chez toi, tu dois te planquer chaque fois que tu te fais un sandwich et que t'entends la porte. » Psychologiquement, il l'imaginait être dans un sacré état. Ouais, il était persuadé qu'il faisait bonne figure mais qu'en réalité il avait envie de hurler combien son boulot avait gâché son existence. Pourtant, c'est un Percy qui ne perdait pas le nord qui évoqua Gibraltar, des fois que ... « Ouais, en fait Gibraltar est situé à l'entrée du Détroit, tout au sud de l'Espagne, juste avant le Maroc. » Et c'est là que généralement on lui disait 'mais t'es espagnol ? non ? t'es quoi ? comment ça, britannique ? c'est quoi le rapport ?' Plus sérieusement, il avait une affaire à conclure, là. « J'y ai une baraque, où j'aurais peut être des trucs à te faire faire. Tu pourrais devenir, je sais pas moi, mon majordome, et être payé plus alors que théoriquement tu travaillerais moins. Je suis un peu tyrannique quand je m'y mets, mais moi au moins j'ai jamais fait construire une pièce pour entreposer des statues à mon effigie. Je dis ça, je dis rien. » Une proposition à méditer, donc. Surtout que ça n'était pas tous les jours que l'anglais se proposeait d'améliorer la vie de quelqu'un, il fallait bien en tenir compte.

Je pourrais juste acquiescer bêtement à toutes les hypothèses que le candidat émet, ça pourrait se limiter à ça. Mais je ressens un besoin, une impulsion incoercible de tout exagérer, de pousser le bouchon le plus loin possible, ne me gênant pas pour contredire les présomptions qui, pour une raison quelconque, me conviennent le moins. « J’ai omis de préciser que je suis aussi en charge de la plomberie. Les femmes de ménage viennent me voir quand un évier ou une douche est bouché et que ce n’est pas seulement superficiel. Je peux t’assurer que niveau odeur, ça envoie aussi du lourd parfois, et ce que cachent les tuyaux du nid n’est pas à mettre à la vue de tout le monde… » je sous-entend très gravement, comme si la vision des résidus de cheveux, poils et crasse qu’on y trouvait pouvait faire défaillir les âmes plus sensibles. Et à bien y réfléchir, c’était peut-être le cas… J’émets un léger rire quand le jeune homme mentionne la cave, d’autant que je dois avouer que son but m’intrigue autant que la raison de son état intrigue mon interlocuteur. « Oh non tu sais, ils sont loin d’être flemmards et on les moyens de la remettre en état en un clin d’œil si l’envie les prenait. C’est fait exprès. Je crois qu’il y a des trucs de prévus à ce niveau-là, mais je n’en sais plus. Et même si c’était le cas, ça serait vraiment trop risqué de t’en parler. » Car en effet, qu’est-ce qui m’assure qui n’irait pas le répéter, au risque de me compromettre ? Sa parole ? Mais que vaut-elle, dans le monde dans lequel nous vivons ? Ça serait trop embêtant de perdre mon job fictif. « J’te le fais pas dire, c’est exactement ça. Parfois je me dis que ça vaut vraiment pas le coup. » Cette lassitude, d’un boulot écœurant, je la ressens presque dans mes tripes, au final. C’est qu’en vérité, je ne suis pas devenu horticulteur immédiatement, et si je m’épanouis à présent dans ma vie professionnelle, ça n’a pas toujours été le cas. Les gagne-pas ingrats, j’en ai eu mon lot. J’hoche la tête doucement en écoutant attentivement ses explications, il avait aiguisé ma curiosité en mentionnant Gibraltar. Il ajoute y vivre, et je me surprends à me demander ce que ça doit être, que de vivre là-bas. Je me surprends d’avantage en réalisant que sa proposition me tente, pas seulement à l’échelle de ce personnage fictif que je me suis inventé, et auquel je m’identifie un peu trop, mais à l’échelle de ma véritable personne, ce qui est d’autant plus inquiétant. Être tenté, à presque quarante ans, de se faire le larbin d’un garçon deux fois plus jeune que moi, c’est plutôt étrange. Surtout compte tenu du fait que je suis loin d’avoir des problèmes financiers, et que rien ne justifie une telle envie soudaine, si ce n’est le goût de l’aventure et de m’éloigner un peu de mon quotidien horriblement frustrant. Je suis tellement captivé par cette idée que j’en oublierais presque qui je suis censé être, et manque de peu de lui répondre comme Errol le ferait. « Sérieusement ? On se connaît à peine, je ne t’ai donné aucune preuve de mes compétences, et tu serais prêt à m’engager ? » je l’interroge, mimant un espoir discret et digne à la perfection. En vrai, il m’épate un peu le petit. Sa mentalité me plaît. La pensée de jouer le Alfred de son Batman me tente beaucoup trop, et à ce stade-là de notre échange, je crois qu’il s’est produit au moins une dizaine de signes qu’il est grand temps que j’aille consulter.

C'est à une révélation de taille qu'eut droit Percy, lorsque son interlocuteur lui fit savoir qu'il n'était pas chargé du ménage, mais de la maintenance informatique. A ses yeux, ça changeait mine de rien pas mal de trucs, parce qu'il n'y avait quand même pas photo entre le fait de nettoyer les cagoinces et le fait de gérer la partie électrique du nid. Donc il l'estimait quand même un peu mieux loti que ce qu'il avait pensé au départ. Sauf qu'attendez voir, les révélations ne s'arrêtaient pas là, puisqu'à présent il était même question de la plomberie. Et effectivement, niveau odeurs, le gars était gâté. « La vache. Et je parie que si ça te répugne au point de te donner des hauts-le-cœur, tu peux pas prendre le risque de vomir tripes et boyaux, parce que tu risquerais de devoir intervenir juste derrière, tu sais, des fois que t'aies encore quelque chose à dégoupiller ... Putain de cercle vicieux. » Ouais là franchement, il le plaignait. Parce qu'il le croyait sur parole, le type, quand il prenait son air dramatique. C'était probablement ce qu'il dégageait qui l'amenait à se fier à lui, alors que d'habitude il se méfiait facilement. Il avait ce petit quelque chose qui le mettait en confiance, et le détendait. Finalement, c'est un Percy désireux d'avoir quelques explications qui souhaita savoir ce qu'il en était au sujet de la cave. Et le discours auquel il eut droit le fit sourciller. « T'es chargé de l'électricité, y'a une pièce où on te demande pas d'intervenir, mais tu cherches pas à en savoir plus ? Mouais, j'y crois moyen à ton histoire. Je crois plutôt que tu sais quelque chose et que tu veux simplement pas risquer que je le répète. Sauf que je peux te garantir que je garderai ça pour moi … Ou qu'au maximum, je mettrai juste Paloma dans la confidence. Voilà, juste elle. » En l'honneur de leur visite des sous-sols, et du fait qu'elle aimerait assurément être fixée elle aussi. Il espérait en tout cas que si le type en savait plus, il consentirait à le briefer. Quoi qu'il en soit, il était on ne peut plus compréhensible qu'il subisse son sort, parce que quelles que soient au final ses responsabilités - ça changeait tout le temps, alors difficile de suivre au bout du compte - il n'en restait pas moins qu'il était entouré de sacrés cas. Rien que l'endroit où se tenait cette conversation le prouvait, a priori. Du coup, l'anglais estima qu'il n'avait rien à perdre à lui proposer de changer d'air. Raison pour laquelle il lui parla de Gibraltar, où il était propriétaire d'une maison de charme. Là-bas, le type travaillerait dans de meilleures conditions, ce qui ne serait pas du luxe. Lui, il proposait ça comme ça, parce qu'au fond il n'avait jamais ressenti le besoin de s'entourer d'un personnel de maison, mais pour lui il pourrait faire une exception. Sauf que son interlocuteur semblait trouver assez dingue qu'il lui fasse confiance, sans avoir pu juger de ses authentiques compétences. Percy arqua un sourcil étonné. A ses yeux, nulle vérification ne s'imposait. Il n'était pas tant naïf que tout simplement persuadé d'avoir à faire à un type honnête. « Je me fie à ce que tu me racontes. Ça m'arrive pas tous les jours, mais ça m'arrive. 'Faudrait vraiment que tu sois attaqué pour avoir inventé tout ça, on est d'accord ? Alors partant de là, j'ai tendance à penser que tu mérites mieux que ce que t'as. » Qu'il méritait mieux que ce job, et tout ce qui l'entourait. Ouais, Percy n'envisageait pas un seul instant qu'il puisse le mener en bateau, parce que c'était son truc, à lui, de se jouer des autres. « Maintenant, juste par curiosité, t'as des gosses ? Enfin, t'as une fille ? Majeure, je veux dire. » Qu'il n'aille pas s'imaginer quoi que ce soit, c'était juste histoire de savoir s'il aurait de bonnes, ou bien d'excellentes raisons de l'embaucher.