w/gaëtane

Il doit bien reconnaître qu’il n’a pas l’habitude de se rendre à la buanderie. Il s’y rend une fois par semaine pour y faire sa lessive et encore, comme il n’est pas du genre à se changer toutes les deux heures, il arrive parfois à repousser de quelques jours l’épreuve lessive. Epreuve, oui, car ce n’est clairement pas son truc. Il sait se débrouiller avec ses fringues, bien évidemment, parce qu’il n’a pas vraiment d’autres choix. Mais disons que ça ne l’aurait pas dérangé d’avoir le droit à une femme de ménage spécialisée dans les textiles pour lui éviter la corvée que représente le fait de trier les blancs des couleurs, de faire attention à la température, tout ça, tout ça. C’est bien trop complexe pour lui, hm. Et autant dire que l’étape repassage est bien souvent zappée venant de lui, sauf en cas de prime où il essaie tout de même d’avoir l’air un minimum présentable. Sauf qu’aujourd’hui, il ne peut pas repousser la corvée plus longtemps et se voit donc forcer de faire un détour par la buanderie, heureusement déserte. Parce qu’il ne peut pas supporter l’épreuve lavage et l’épreuve conversation imposée par l’attente liée aux machines. Une chose à la fois. Il en remplit une et se voit contraint d’attendre, bien évidemment, sauf qu’il ne sait pas comment occuper son temps. En général, il va traîner ailleurs qu’ici puisqu’il n’y a pas grand-chose à faire dans cette buanderie, sauf qu’aujourd’hui ses yeux s’attardent sur les placards contenant les réserves de nourriture de la semaine. La nourriture, c’est toujours un bon moyen de  faire passer le temps, c’est connu. Lui, ça l’occupe pas vraiment, il n’aime pas manger pour manger, mais il doit reconnaître qu’il ne dirait pas non à un paquet de bonbons. C’est sa gourmandise et depuis qu’il est ici, il s’est plutôt tenu éloigné de ces douceurs-là. Il n’est donc pas trop tard pour y remédier. Il reste humain, il veut se faire plaisir de temps en temps. Il se met donc à fouiller les placards jusqu’à trouver un paquet déjà ouvert, mais ça fera l’affaire. Il n’est pas du genre à chipoter. Il s’asseye par la suite en face de sa machine, son regard vient se fixer sur le tambour qui tourne (parce que c’est très intéressant, oui), l’une de ses mains porte des bonbons à la chaîne jusqu’à sa bouche et l’autre caresse l’herbe synthétique. Il trouve toujours cette idée d’herbe synthétique dans une telle pièce ridicule, mais comme il n’a pas le pouvoir d’y changer quoi que ce soit, il s’en satisfait. Son attention est ensuite captée par l’entrée de quelqu’un et il dépose rapidement ses prunelles sur la personne en question, il reconnait Gaëtane. Il lui adresse un léger signe de la tête avant de poser à nouveau son regard sur la machine, peut-être qu’il cherche à être hypnotiser, ce serait une bonne excuse au fait qu’il regarde cette chose avec un tel intérêt. « Tu peux te servir. » Il déclare ensuite en poussant le paquet de bonbons dans sa direction. Peut-être que c’est qu’elle cherchait, ou peut-être que non mais dans tel cas il apparait comme quelqu’un de généreux – il l’espère.

Compte tenu du panier que Gaëtane a en mains en entrant dans la pièce, il n’y a pas de place au doute, elle est ici pour la même chose que lui. Et puisque le cycle de lavage ne se termine pas en cinq minutes (ce qui serait pratique pour ne pas à avoir à s’éterniser ici), autant lui proposer de partager le paquet de bonbons qu’il savoure actuellement tout seul. Peut-être qu’elle avait prévu autre chose et comptait repartir aussitôt sa machine enclenchée, mais dans ce cas-là, il compte sur elle pour refuser son offre. Sauf que non, elle s’installe non loin de lui, et semble tout autant happée par le tambour de la machine qui tourne. Le silence qui s’ensuit ne le dérange pas, il est même plutôt apaisant. Depuis qu’il est ici, il n’a plus l’habitude de ce calme où l’on entend les mouches voler, à moins qu’il soit l’investigateur d’un pareil mutisme. Mais dans ce cas-là, ce silence qu’il impose aux autres est plutôt mal perçu, ce qui ne semble pas être le cas avec Gaëtane. Et ce sentiment de ne pas avoir à se forcer est plutôt agréable, il ne peut pas le nier. Les efforts qu’il essaie de faire depuis qu’il est ici ne relèvent pas de la torture, il les fait volontairement, mais ce n’est pas pour autant qu’il est contre un moment de répit de temps à autre, où il peut laisser son véritable caractère reprendre le dessus. Quand elle brise ce silence si agréable, il n’est même pas agacé. À elle aussi, on lui reproche de ne pas assez parler. Il ne la connait pas beaucoup, mais il lui semble, en effet, qu’elle ne fait pas partie des bavards du nid. Il détourne son regard de la machine pour le poser sur le visage de Gaëtane, pour l’analyser une fraction de secondes. Il esquisse un très bref sourire quand elle reprend. Oui, c’est frustrant. Mais c’est agréable de savoir qu’il n’est pas le seul dans cette situation. Au moins, il est désormais certain d’une chose, Gaëtane sera sûrement la meilleure compagnie qu’il puisse avoir ici. « Je n’ai pas toujours été ainsi. » Il finit par déclarer, avec un léger haussement d’épaules. « J’étais bavard, gamin. » Parfois trop. Il ne sait pas pourquoi il lui dit cela à elle. Peut-être parce que sans considérer quiconque comme une personne de confiance, Gaëtane est pourtant ce qui s’en rapproche le plus. « Tu as toujours été ainsi, toi ? » Il lui demande, en détournant à nouveau le regard sur la machine, tout en piochant dans le paquet de bonbons. Ce n’est pas un reproche qui lui fait, loin de là, c’est une simple envie de satisfaire sa curiosité.

Entre deux sucreries dont il abuse, il lui avoue qu’il n’a pas toujours été ainsi. Il ne sait pas vraiment pourquoi il lui avoue ça, d’ailleurs, parce qu’elle ne lui a rien demandé, elle a simplement déclaré qu’à elle aussi, on lui reproche souvent de ne pas parler assez. Que d’une certaine façon, elle est en mesure de le comprendre, parce qu’ils sont similaires sur ce point. Elle a aussi évoqué la frustration de toujours s’entendre dire qu’on ne parle pas assez, qu’on est trop silencieux, qu’on devrait faire des efforts… Et c’est tout. Pas de questions, pas d’intrusions plus ou moins directes dans son passé. Et le voilà qu’il lui révèle ce détail. Mais il ne le regrette pas, c’est peut-être qu’un détail, mais ça lui fait du bien de l’admettre à voix haute, de ne pas le garder juste pour lui. Il ne lui demande rien de son côté, c’est pour cette raison qu’il n’est pas dérangé quand elle laisse échapper un simple Ah avant que le silence n’envahisse à nouveau la pièce. Et puis, finalement, elle reprend la parole. « En effet. » Il avoue simplement, sans plus de détails. Il estime, en effet, qu’il y a une bonne raison derrière un tel changement, mais peut-être que ses parents, ou même Peter, ne partagent pas son avis. Et peut-être certains de ses camarades, s’ils viennent à apprendre la raison pour laquelle il s’est renfermé sur lui à ce point. Même si Gaëtane lui inspire une certaine confiance, ce n’est pas pour autant qu’il peut se dévoiler plus facilement. Elle se contentera de cette réponse et il se doute bien qu’elle ne demandera pas plus de précisions, ce qui ne lui déplait pas. Si lui n’a pas toujours été ainsi, il questionne la rousse pour savoir ce qu’il en est, de son côté. Elle marque un court silence, il réalise qu’il a touché un point sensible. Il ne lui en voudrait pas s’il préfère se murer dans le silence plutôt que de lui donner une réponse. Il serait mal placé pour lui dire quoi que ce soit si elle préfère le mutisme. Mais c’est finalement en se montrant particulièrement hésitante qu’elle répond. Elle ne s’en souvient plus vraiment. Il détourne le regard pour le poser sur elle un court instant. Et puis, il se souvient. S’il a bien compris, elle a eu un accident, il ne connait pas exactement la nature de celui-ci et ne va pas lui demander plus de précisions, ça ne regarde qu’elle. Mais cela explique sûrement le fait qu’elle ne puisse pas donner une véritable réponse. Quand elle se fait plus précise, il croit comprendre qu’à son contraire, elle a toujours été ainsi. Et que c’est à cause de son syndrome d’Asperger. Il connait cette maladie, il a déjà côtoyé d’autres personnes atteintes de ce syndrome avant Gaëtane. Mais il ne fera pas la moindre remarque sur ce point, tout simplement parce qu’il n’en voit pas l’intérêt.  « Et tu viens ici pour essayer de tisser des liens avec les autres. » Il en conclut. Il se permet même d’en faire une affirmation. Peut-être a-t-il tort, parce que peut-être que Gaëtane n’aura pas le courage le contredire. Mais s’il est dans le faux, il aimerait autant le savoir, alors pour une fois, il essaie de capter son attention en tournant à nouveau la tête en sa direction, comme pour lui demander une réponse.