Je erre parce que j'attends qu'il soit l'heure de rejoindre Ranja au deuxième étage. Je glandais avec Leo, jusque-là, mais on a fini par se séparer et comme j'ai encore le temps, j'en profite pour faire un tour. Je passe par le jardin, mais étrangement, je ne m'y attarde pas, malgré la chaleur réconfortante, et je finis rapidement par rentrer à l'intérieur de l'hôtel, mes pas me guidant au-delà de la réception, au travers du bar lounge, si semblable à ceux que je côtoie dans ma vie de tous les jours. Il est plus ou moins semblable à celui de notre hôtel, en réalité. Vu que mon père a été suffisamment marqué par cet endroit que pour laisser sa signature sur le mur dédicacé, ça n'aurait rien d'étonnant qu'il se soit inspiré du bar. Je trace jusqu'au bar, sans un mot, et ce n'est qu'en m'approchant que je repère la silhouette massive qui s'active derrière. Je hausse un sourcil avant de reconnaître Cecil - sa couleur de peau n'aide pas à le distinguer dans l'obscurité de la pièce, il faut dire - et de m'asseoir sur un tabouret. « Juste de l'eau. Avec des glaçons. » je réponds naturellement, par habitude. Puis seulement je me rappelle que ce n'est pas réellement un barman qui se tient derrière l'étalage de bouteille, mais bien Will Smith, soixante ans d'âge, qui se prend pour je ne sais qui avec son accent ridicule. À ma décharge, les réflexes reviennent rapidement à la charge, quand ils sont encrés depuis plus de vingt-cinq ans. Mais c'est vrai que le « mon p'tit gars » aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Jamais un serveur digne de ce nom n'aurait osé balancer ça à un client. À moins qu'il ne tienne pas à son job ou cherche à précipiter la faillite de son patron. « Merci, papy » j'ajoute, exagérément railleur, lorsqu'il dépose mon verre sur le bar. Je n'aime guère la façon dont il me surnomme et m'interpelle. Comme si on était familiers, comme si on avait de la sympathie l'un pour l'autre. Jusqu'à preuve du contraire, à moins qu'il ne me démontre qu'il peut être intéressant, il stagne toujours dans la catégorie « ceux dont on s'en fout. » Comme tous les autres. « Alors, c'est quoi ton ambition en venant ici, à ton âge ? » je balance d'une voix traînante en faisant rouler ma boisson entre mes doigts, entrechoquant les glaçons contre le verre. Non parce que je pensais que même chez les prolétaires, passé un certain âge, on se rangeait. On arrêtait de s'imaginer qu'on pouvait trouver la célébrité ou que sais-je dans des émissions bidons. Soit il a une femme, des gosses peut-être et dans ce cas-là, j'ai franchement honte pour eux, soit il est désespérément seul et c'est presque pire. « Reconversion professionnelle ? » j'ajoute en vrillant mon regard sur lui, planté derrière son bar, le jaugeant de haut en bas, avisant d'un air entendu les bouteilles qu'il a tiré de là. « Parce que dans ce cas, je te conseillerais plutôt videur. Moins de réflexion, plus de muscles. » et j'étire un sourire rempli d'une compassion largement feinte. Oh il est vieux, mature, il connait la vie, tout ça - il saura que je ne fais que plaisanter. Ou presque. Peu importe.