Cette semaine le perturbait un peu en fin de compte, il ne savait pas si c'était le changement de partenaire ou autre chose, mais il ne se sentait pas particulièrement à l'aise, comme s'il attendait avec appréhension qu'une tuile leur tombe sur la tête à tous. C'était ce genre de sensation qu'il n'expliquait pas et qu'il savait totalement irrationnel, mais comme n'importe laquelle de ses angoisses elle pouvait venir de n'importe où sans vraie raison, sans s'annoncer. Alors à l'heure où le dîner approchait Sayid avait préféré fuir loin des cuisines, le plus loin possible puisqu'il avait pris la direction du toit, y recherchant la solitude autant que le coucher de soleil mais détaillant finalement la silhouette de Gigi qu'il avait reconnue à peine sorti de l'ascenseur. Il préférait la compagnie d'une Gigi toute seule que n'importe quel candidat s'il ne l'était pas, à cet instant. Il était trop las pour se concentrer sur deux personnes à la fois. S'approchant sans rien dire il avait à peine remarqué le soubresaut de la jeune femme tandis qu'elle s'exclamait « Mon dieu, je ne t'ai pas entendu, tu veux me tuer Sayid ? » C'était typiquement le genre d'expressions qu'il était déconseillé d'utiliser avec Sayid, pour la simple et bonne raison que ses difficultés à comprendre le second degré et les expressions imagées pouvait amener à ce genre de situations cocasses, où arquant un sourcil d'un air véritablement surpris le britannique se défendait en questionnant « Pourquoi je voudrais te tuer ? » Marquant quelques secondes de pause il avait fini par réaliser, par se rappeler que cette expression beaucoup l'utilisaient à tort et à travers,  et que si c'était de ne pas l'avoir entendu approcher dont elle se plaignait alors peut-être lui avait-il simplement fait peur ... « Desolé. » Il avait baissé un instant les yeux, s'agaçant de s'être une nouvelle fois laissé avoir, et sans un mot de plus il était venu s'accouder à la rembarde, imitant sa posture, laissant ses yeux glisser sur le paysage saturé de Los Angeles, l'odeur latente de pollution lui rappelant celle qui planait sur le centre de Kinshasa, sur les rives du Congo, qui séparait la ville de sa jumelle Brazzaville. « Tout va bien ? » La question l'avait fait sourire, légèrement, presque avec fatalité parce qu'il avait suffisamment entendu cette question depuis qu'il était ici pour avoir compris que son expression habituelle était celle d'un type qui n'allait pas bien. Il n'avait donc pas fait de progrès, et essuyait toujours les mêmes questions qu'avant, celles qu'il avait fini par oublier parce qu'à la réserve on ne la lui posait plus. Il ne savait toujours pas donner le change, parce que l'expression morne était tout simplement plus simple à reproduire que l'expression enjouée. « Je ne donne pas l'air d'aller bien ? » C'était une question des plus sérieuses, parce qu'il avait la sensation que si il demandait directement elle répondrait avec honnêteté. A moins qu'elle ne pose la question par rapport à leur récente confrontation, s'imaginant toujours qu'il avait en travers de la gorge les questions qu'elle avait posé, alors qu'il n'en était rien. Il n'était pas très loquace, ce n'était pas Sayid que vous verriez raconter sa vie en large et en travers sans retenue,  mais pour autant il n'avait rien à cacher et répondait quand on lui posait une question. A moins que la personne face à lui ne lui paraisse pas bien intentionnée, mais il n'avait pas ce sentiment là concernant Gigi. « Je ne suis pas une chose fragile, tu sais. » Un autre que lui aurait eu l'air pincé en prononçant cette phrase, Sayid lui ne quittait pas son air calme, posé, tandis qu'un regard doux se posait sur Gigi, pareil à celui qu'il la surprenait à poser sur les autres lorsqu'elle cherchait à amadouer. La réflexion ne sortait pas de nul part, c'était ainsi qu'il avait l'impression de se voir dans les yeux de la jeune femme, quand elle lui parlait en donnant l'impression de marcher sur des oeufs, quand elle le dépeignait en menace inoffensive auprès de Ronan, quand elle concluait - à tort - qu'une confrontation était à ses yeux forcément lugubre, comme s'il devait forcément porter son secret comme un fardeau. Mais Sayid n'était pas une chose fragile, elle l'avait mal évalué, même s'il ne lui jetait pas la pierre. Elle n'était assurément pas la seule ici.

Il avait l’habitude, Sayid, que l’on se méprenne sur sa façon d'être et de réagir. On pouvait lui reprocher d’être froid quand en réalité il se contentait d'être neutre, et on lui reprochait plus souvent qu’il ne le souhaiterait la méchanceté dont il faisait supposément preuve, au simple fait qu’il ne parvenait pas toujours à tenir sa langue quand il avait quelque chose à dire. Alors il n’était pas vraiment surpris que Gigi lui pose cette question, même si cela signifiait aussi pour lui un échec, celui de ne pas donner le change avec suffisamment de volonté pour avoir l’air crédible. « Non tu n'as pas l'air d'aller bien, tu n'as pas l'air d'aller du tout. J'ai l'impression dès fois que t'es tout simplement résigné. » Il n’avait pas pu empêcher le rire légèrement amusé qui s'était échappé de ses lèvres tandis qu’il imitait la posture de la jeune femme et s’accoudait à la balustrade, posant un regard peu intéressé sur le paysage. « Je suis résigné, c'est vrai. » Au moins elle n’était pas totalement dans le faux. « Mais ça ne veut pas dire que je ne vais pas bien. Simplement que je n’espère plus grand-chose. » Il n'espérait plus à propos de rien c’est vrai, parce qu’il faisait partie de ces gens qui étaient un peu passé à côté de ce qu’aurait pu être leur vie, et qu’il se contentait donc de se laisser vivre sans plus avoir d’espoir démesuré. Il n’était pas follement heureux parce que persuadé qu’il n’était pas fait pour ce sentiment, comme pour beaucoup d’autres ... mais il n’était pas malheureux, pour autant. Et surtout il n’était pas une chose fragile qu’il fallait ménager, ou que l’on devait cataloguer bonne poire sans volonté. « Je sais bien, pourquoi tu me dis ça ? Je ... J'ai dis quelque chose qui t'as laissé penser ça ? » A lui non, pas directement. C’était peut-être même bien un peu ce qu’il lui reprochait, dans un sens. « J'ai peur pour toi, c'est vrai. Mais ça c'est parce que je m’inquiète trop. Et puis je me dis que je ne dois pas m’inquiéter justement parce que t'es capable de te débrouiller tout seul. Les gens solitaires m'inquiète, j'ai peur pour eux. J'ai toujours peur que personne ne soit là pour les aider. Parce qu'on a tous besoin de quelqu'un un jour ou l'autre non ? » Il avait quitté des yeux le paysage pour reporter toute son attention sur Gigi, ne sachant pas trop quel comportement il était supposé adopter face à la jeune femme. Il n’était pas en train de lui reprocher de se préoccuper de lui, quand bien même il était d’avis qu’elle perdait probablement son temps à le faire ... Mais il n’avait pas besoin d’être sauvé, en dépit de ce qu’elle semblait s’imaginer. « Certaines personnes sont seules parce qu’elles l’ont voulu. » Même s’il concevait que cela puisse être difficile à envisager pour Gigi ... la solitude ça n’avait pas l’air d'être sa tasse de thé, à elle. « Et même si je préfère gérer mes affaires tout seul, je sais demander de l’aide. Ça fait partie des conneries qu’on t’apprend en rééducation. » Il n’était pas tout à fait juste, tout ce qu’il avait appris - et avec beaucoup moins de mauvaise volonté qu’on pouvait l’imaginer - durant cette période là ne méritait pas d'être traité de connerie, il y avait eu des choses utiles également. Mais du n’importe quoi il y en avait eu aussi ... du point de vue de Sayid tout ce qui sortait de la bouche d’un psy était une connerie, de toute façon. « Je vais bien. Vraiment. » Il insistait là-dessus parce qu’il avait besoin qu’elle comprenne, que son moi habituel était peut-être résigné mais qu’il n’allait pas mal pour autant. Il le disait peut-être aussi parce que c’était ce qu’elle avait envie d’entendre. « Et ce n’est pas parce que je préfère me débrouiller tout que tu ne peux pas venir me voir si toi tu ne vas pas bien. D’accord ? » Il modulait sa voix, il essayait d’avoir l’air plus doux, d’être un peu moins lui et un peu plus comme elle. Il se disait qu’il ne s’y était peut-être pas pris de la bonne façon dès le départ avec elle, que Gigi était peut-être plutôt le genre à qui il fallait dire les choses clairement ... et puis elle non plus parfois, elle n’avait pas l’air d’aller bien. Il lui tendait donc simplement une perche. « T'as le même regard que mon père, enfin c'est comme ça que je me souviens de lui. Je dois faire une sorte de transfert un truc comme ça. Je peux te laisser tranquille si tu veux ? » Il était resté perplexe un instant, ne sachant pas trop comment il était censé prendre cette phrase ... comparé quelqu’un à un parent ce n’était pas forcément un compliment aux yeux de Sayid, mais en prenant le temps de détailler Gigi du regard il avait compris que dans ses yeux à elle ce n’était en rien une insulte. « Non, reste. » Sa présence ne le dérangeait pas, il n’avait pas envie qu’elle pense à tort qu’il essayait de la chasser. Et puis elle était arrivée sur la terrasse avant lui, si l’un des deux avait du partir ça aurait été lui. « J’en conclus que ça fait longtemps que tu n’as pas vu ton père ? » Pour qu’elle peine à s’en souvenir c’est que cela devait faire un moment, en tout cas. Et il savait par expérience que tout le monde n’était pas dans son cas, tout le monde ne vivait pas mieux avec la disparition de ses parents. « Enfin heureux ou pas, je souhaite pas à mon gosse de devenir comme moi. » Parce que lui s’en contentait parce qu’il n'espérait plus grand chose, mais il ne souhaitait à personne le chaos quotidien qui se déroulait dans sa tête. Et réalisant une fois encore qu’il venait de penser à voix haute il avait pincé ses lèvres et ajouté d’un ton abrupt « Enfin, si j’en avais un. » Bien sûr.