J’ai rendez-vous avec Sive. Rendez-vous avec Sive. J’essaye de prendre ça avec légèreté et candeur, mais ça n’a rien de léger, ni de candide. Ça va faire près d’une semaine que j’attends la fameuse conversation durant laquelle elle exigera que je me justifie, et durant laquelle je serais bien incapable de le faire. Une sorte de répétition générale, moi face à ma conscience, moi face aux conséquences de mes actes. J’attends cette conversation depuis tellement longtemps que j’imaginais qu’elle n’arriverait plus, comme si elle s’était résolue, comme si elle avait vu, elle aussi, ce qui ne pouvait pas être rejeté... Et puis, elle me donne rendez-vous, elle me convoque, et je sais, à ce moment-là, que je me suis bercé d’illusion, que Sive ne lâchera pas, qu’elle ne me lâchera pas. Et malgré ma trouille et ma colère, je ne peux m’empêcher de ressentir cette gratitude envers elle que je me prends en pleine poire et qui me force à me sentir encore plus coupable. Elle est mon amie, une véritable amie apte à se faire violence pour revenir ici me botter le cul. Et ça, je sais que ça en surprendrait plus d’un. 15 heures. J’ai à peine le temps de prendre une douche, de piquer le sandwich de Finnick dans la cuisine pendant qu’il a le dos tourné, et je trace vers le pont-levis en souriant, imaginant la tête du Fifi devant son assiette vide. Je pousse la porte en croquant dans l’objet du délit, et avise immédiatement la blonde sculpturale qui m’attend. Je me devrais de ne pas en mener large, mais je ne parviens pas à me retenir de sourire, simplement parce qu’elle est là, et que j’ai cru devenir fou lorsque ce n’était pas le cas. Je pose mon céans à ses côtés, sur la rambarde du pont, tout en tentant de ravaler sourire et morceau de sandwich. « Qu'est-ce qui t'a pris ? » commence-t-elle immédiatement. J’imagine qu’elle ne parle pas de mon vol de nourriture, alors je baisse les yeux, comme un enfant pris en faute. « J’en sais rien... » et je n’en sais vraiment rien, je ne me l’explique pas, je ne me reconnais même pas... J’y parviens pas. « Je te déçois, pas vrai ? » je demande en relevant la tête vers elle. Parce que moi c’est le cas.

Je ne joue pas. Ça fait un long moment que je ne joue plus, que j’ai perdu ma capacité à le faire lorsque tout est devenu si compliqué. Mais elle m’a suffisamment critiqué sur ma tronche de martyr pour que je fasse l’effort de lui servir autre chose... Mais je ne joue pas, je n’ai rien à gagner en jouant. La culpabilité et la déception me ronge depuis des semaines, elle s’imagine quoi ? Que je le vis bien ? Si elle avait voulu me blesser, je pense que sa toute première réflexion aurait suffit. Le fait de la décevoir est déjà important à mes yeux, mais d’apprendre qu’elle a souhaité me prendre comme modèle, je... Heu... Je dois afficher un air de réelle surprise, tandis que je secoue légèrement la tête en signe de dénégation. Non, je ne suis pas un modèle, non, je ne dois l’être pour personne... Elle n’a aucune idée de ce que j’ai vécu jusqu’à présent, elle ne sait pas ce que cet intitulé signifie, ce qu’il signifie réellement. Elle enchaine, exprimant son étonnement face à mes actes... Moi non plus, je ne pensais pas que je ferais ça, je ne m’en savais même pas capable. Jamais je n’aurais pensé que quoique ce soit puisse remettre en question ma promesse, et certainement pas un enfermement de quelques mois, pas après tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai enduré, tout ce que j’ai imposé pour cette promesse. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Que je n’y pense plus jamais, que je vis mon truc en toute insouciance ? Du coup, j’en viens à me demander quelles images la Prod a choisi de diffuser pour qu’elle en arrive à de telles conclusions ? N’a-t-elle pas vu le combat que je livre au quotidien ? Visiblement pas. Elle me demande si Nora me plait, et cette question éveille la révolte en moi. Un rire sinistre s’échappe d’entre mes lèvres. J’ai pas d’autres réponses à lui fournir. Est-ce que ça valait le coup de prendre un tel risque ?? Qu’est-ce qui valait le coup ? Le fait de repousser Nora en permanence ? Le fait de la fuir pendant quatre jours ? Le fait de tenter de lui expliquer à mi-mot ce que je vis sans être autorisé à tout lui révéler ? « A t’entendre on dirait que j’ai couché avec elle et que depuis je m’affiche impunément, sans aucun remord. » je rétorque, amère, avant de réaliser que de m’en prendre à Sive ne changera rien. Elle est ma conscience, pas la cause de mes souffrances. « Je ne gère absolument rien, Sive, je suis totalement paumé, et non, je n’imaginais pas ça possible. Je tente de résister, de la repousser, et ça fait plusieurs semaines que ça dure... Tu crois que je n’ai pas conscience que mon comportement n’engendre que souffrance autour de moi ? L’enfermement n’est pas responsable... J’ai vécu tellement plus qu’un simple enfermement... C’est dur à accepter, mais l’enfermement n’est pas responsable, et c’est peut être ce qui est le plus terrifiant. » parce que si je ne peux même pas expliquer mon comportement par ce biais, alors ça veut dire quoi ? Qu’il ne s’agit pas d’une illusion, que c’est beaucoup plus grave que ça.

C’est compliqué. Compliqué de ne pas parler. Et encore plus compliqué de vouloir le faire. Ne pas parler me force à une introspection peu objective, mon esprit me poussant, parfois, un peu trop loin de ma conscience, vers des chemins étriqués peu rationnels mais plaisants. Ne pas parler me force à trimbaler ce masque de dépressif au bord du suicide, à errer pendant des heures sans but précis, tapant dans une porte, un mur, un écureuil quand je voudrais pouvoir m’auto-coller une raclée. Mais parler... Parler c’est mettre des mots sur tout ça, les rendre réels, leur donner une consistance qui me répugne, dans un sens, comme dans l’autre. Formuler à voix haute quelque chose, c’est avouer qu’on y pense, même une seule fois, même une fraction de seconde, on y pense ou on y a pensé, et une fois ce détail inséré dans l’esprit, c’est comme un puissant venin qui se distille chez les autres. On aura beau, nous, moi, vous, ne plus y penser, les autres, l’autre, saura, sauront que ce fut le cas, et s’imaginera, s’imagineront que ça l’est encore. Le doute, la suspicion, la perte de confiance... Aussi, lorsque je m’entends lui proposer « Et si j’avais fais fausse route jusque là ? Et si... ? » je rechigne à terminer ma phrase, préférant enfouir mon visage dans mes mains, et geindre de stupéfaction. « Comment j’peux dire un truc pareil ? Comment j’peux ne serait-ce que penser un truc pareil ? » Je me dégoute, voilà. C’est le cas depuis un moment, et ça ne fait qu’empirer en constatant les dégâts que je fais, les cadavres que j’entasse en ne faisant absolument rien d’autre que résister... Résister encore et toujours. Je fais souffrir Nora qui ne comprend pas, qui ne peut pas comprendre, et qui me voit me débattre contre quelque chose qu’elle désire. Et je souffre moi, de devoir me débattre, résister, là où la question ne devrait même pas se poser, parce que dans un monde idéal, dans mon monde à moi, elle n’a pas lieu de se poser cette question. Dans mon monde idéal, Nora n’existe pas... Pas sous cette forme. Je ferme les yeux et plante mes poings contre mes tempes, les enfonçant comme sous l’effet d’une violente migraine. « La vérité c’est que je cherche par tout les moyens d’expliquer l’inexplicable. Ça ne devait pas se produire, ça ne pouvait pas se produire... » j’enchaîne, plus pour moi-même que pour Sive, bien qu’elle fasse office de conscience en cet instant. « Et rien que le fait de résister remet tout en question, parce que je ne devrais même pas avoir à résister. Le concept même de résistance introduit une notion de désir, un désir que je ne devrais pas avoir. Je ne dis pas qu’elle n’est pas désirable, elle l’est, c’est clair... Mais je ne suis pas... enfin, tu vois ? J’suis pas comme les autres... » du moins, je ne l’étais pas, ou je ne croyais pas l’être. C’était d’ailleurs mon seul trésor, mon seul bien, cette particularité qui s’est envolée dès que j’ai posé les yeux sur Nora... Et je ne l’ai réalisé que trop tard... Bien trop tard. « Qu’est-ce que je peux faire, Sive ? »