Il est très exactement neuf heures cinq du matin. Je dors peu, me couche tard et me lève tôt, mais ce n'est pas le cas de tout le monde, seulement aujourd'hui, on va faire ce que j'ai décidé, uniquement parce que j'ai passé du temps à tout préparer. J'ai balisé le champ et trouvé un petit chemin terreux idéal pour une randonnée miniature. Oui, miniature, parce que notre nid d'amour ne ressemble pas vraiment à une fantastique étendue de nature, mais leur effort pour nous sortir de l'habituelle villa et nous offrir un milieu plus humain, plus naturel n'est pas négligeable. J'ai trouvé au pied de la valise de Daphné une paire de tennis que je ne l'ai jamais vue porter. Elle qui est toujours si apprêtée, je suis même étonné de constater qu'elle a pensé à emporter de telles chaussures. J'attends qu'elle ouvre un œil pour lui désigner les tennis. Elle se redresse sans comprendre, et comme la majorité des candidats dorment encore, je la traine jusqu'à la salle de bain pour l'obliger à se préparer. Vingt minutes plus tard, nous sommes au milieu des champs, devant le petit chemin de terre qui s'étend sans finir, habillés pour une randonnée improvisée. L'air frais s'infiltre dans mes poumons et tout mon corps n'a qu'une envie: se mettre à bouger. Je regarde Daphné du coin de l'œil. « Je te croyais adepte de la nature? »

« Je parlais de barrières de corail, pas de ronces et d’orties. » Répliqua-t-elle avec humour en lui adressant un sourire taquin. Plus elle s’éloignait de l’agitation du Nid, mieux elle se portait. Même si elle avait taché de faire bonne figure lors du prime, elle se sentait déchirée. Ravaler ce qui lui restait de sa dignité pour s’excuser publiquement auprès de Louis contribuait en partie à son humeur morose, sans mentionner le départ de Dani qui la peinait énormément. Profiter de l’air frais en charmante compagnie ne pourrait que lui changer les idées. « Confie-moi l’un de tes secrets. » Demanda-t-elle en plongeant son regard émeraude dans le sien. La jeune femme avait l’impression qu’il en connaissait beaucoup sur elle, à son tour d’essayer d’inverser la tendance.

Je ris à sa remarque et écrase du pied les herbes folles qui montaient à hauteur de ses bras dénudés. Je crois que rien ne pourra lui faire plus de bien que cet air frais et pur, non pollué par la cruauté et la facilité des sentiments. Parce qu'il était bien plus facile de la haïr, de la mépriser, que d'apprendre à l'apprécier, de gratter sous la surface pour en faire surgir une beauté sauvage, laissée dans l'oubli à cause de la négligence dont nous savions si bien faire preuve. Je voyais ces candidats prier à l'église, soir et matin, se recueillir dans un pardon qui ne les concernait qu'eux, eux qui ne savaient pardonner à l'autre ses faiblesses. Quand on pense que Jésus a pardonné à Judas, on se demande comment certains peuvent encore prier sans avoir envie de s'immoler. Rien n'était immuable sur cette terre. Ni le chemin que nous parcourions sous le – peut-être – dernier soleil de l'automne, ni moi, ni elle, ni mon calme, ni son angoisse. Son humiliation? Passagère. Je voulais la guider vers l'apaisement, vers un état doux et cotonneux dans lequel elle se trouverait assez bien pour en oublier d'être celle qu'elle était. Et qui ne lui ressemble pas. Le maquillage n'a jamais réussi à changer une femme, et, contrairement à bien des hommes, je ne me suis jamais réveillé un matin aux côtés d'une femme que je ne reconnais pas. « Moi, des secrets? J'ai l'air d'un homme à secrets? » Je ris et lève les bras, comme pour lui faire entièrement face, et tourne une fois sur moi-même. « Je n'ai rien à cacher, tout est marqué sur moi. »

Même si elle n’avait encore rien dit, Daphne appréciait l’initiative prise par son camarade. De toute évidence, son regard pétillant pouvait aisément témoigner de son enthousiasme. Elle n’aurait jamais d’elle-même eu le courage de s’aventurer dans les champs de si bon matin, à tort, l’expérience s’avérait étrangement surprenante. S’il n’était pas venu égayer sa journée, elle aurait sûrement continué de se morfondre dans son lit, telle une enfant capricieuse. « J’ai su troquer l’habit d’Aphrodite pour celui d’Artémis, tu pourrais au moins me révéler comment te déchiffrer. » D’autant qu’elle n’avait pas forcément compris tous les propos tenus par les deux chroniqueurs pour décrire Gaspard. Certes, depuis l’incident, elle ne leur accordait aucune crédibilité et préférait découvrir le garçon par ses propres moyens, le challenge se révélait toutefois plus épineux qu’elle ne l’aurait imaginé.

Certains idiots pourraient penser que c'est narcissisme de sa part de se surnommer avec humour Aphrodite, je trouve quant à moi la comparaison excellente. Les déesses sont les pires femmes qui n'existent heureusement pas sur terre. Entre vous tuer pour vous remercier et vous changer en arbuste pour vous sauver, on ne peut vraiment pas dire qu'une déesse soit une bénédiction dans votre vie, et qu'elle cultive de beaucoup la ressemblance avec un ange. Les déesses se crêpent le chignon, ne supportent pas la concurrence, exigent l'exclusivité et ont décidé dès leur apparition qu'elles ne vous doivent ni respect ni services. Pendant cette promenade, Daphné ressemble en effet bien plus à Artémis, et tout l'indique chez elle, jusqu'à son sourire, qui ne ressemble plus aux habituelles grimaces de la Daphné avec laquelle nous avons du cohabiter pendant deux semaines. Je l'ai empêchée de se maquiller en entrant dans la salle de bain sans y être invité, et elle a du se battre pour obtenir de moi que je la laisse se coiffer pour attacher ses cheveux en un petit chignon. Dans la lumière crue et blanche et de la mâtinée, Daphné arbore une petite mine fatiguée et de grands yeux verts que je ne lui connaissais pas, et qui lui vont à merveille. Je ris à sa demande, mais je ne lui ai dit que la vérité. Notre marche se poursuit dans les herbes hautes, que nous devons écarter de nos mains pour nous frayer un chemin. « Eh bien, la marche est mon activité physique préférée. » Je lui jette un regard en biais. « Tu peux donc en déduire que je suis un homme simple. Ou un péripatéticien moderne, mais c'est un peu pompeux », dis-je avec un sourire. J'attrape d'une main une fleur rouge qui venait, on ne sait pas quel miracle, fleurir seule au milieu de la terre infertile du champ abandonné. Je la lui glisse dans les cheveux. « Et romantique avec ça. »

Gaspard n’avait rien d’un homme simple, même s’il prétendait le contraire. Selon Daphne, il demeurait aussi mystérieux qu’intriguant. Tant mieux, la simplicité avait tendance à facilement la lasser. Dans ses relations amoureuses, amicales, voire professionnelles, elle préférait être challengée, ne considérant jamais rien comme acquis. Alors qu’elle réfléchissait à ce qu’il venait de lui confier, le jeune homme s’était arrêté pour cueillir une fleur rouge qu’il glissa délicatement dans sa chevelure blonde. Amusée, peut-être surprise, elle ne savait comment interpréter un tel geste. Sans le moindre complexe, elle lui posa tout simplement la question : « Généralement les garçons se montrent romantique dans le but de séduire. Dis-moi que je tire des conclusions trop hâtives ? » Joueuse, Daphne ne s’imaginait rien. Se montrer doucement provocatrice faisait sûrement partie de sa vraie nature. Elle défiait son interlocuteur de son regard espiègle, espérant ne serait-ce qu'un instant le mettre quelque peu mal à l'aise.

Pas besoin de blush pour que l'air frais du matin donne à ses joues un teint rosé, pas besoin de paillettes pour que le vent froid fasse briller ses yeux. Je n'espère qu'une chose: qu'elle se sente bien loin des autres, qu'elle puisse, enfin, se laisser aller à être celle qu'elle est. Nous porterons toujours des masques. Nous en portons depuis le début et nous en porterons jusqu'à la fin, et plus nous essayons de les retirer, plus les masques s'entassent les uns sur les autres. J'essaie seulement de révéler chez elle le plus beau déguisement, celui qui ressemble le plus à ce qu'elle aime être, celui qui lui plait à elle-même. Je me fiche du passé, de nos erreurs, de nos crimes, je me fiche de la rancœur qui subsiste dans les cœurs des idiots incapables de faire leur deuil, j'emmerde les rancuniers prétentieux, j'étudie, je détaille, je façonne l'instant présent parce que le plus important en dépend: l'après. Je veux que Daphné sorte du nid en sachant au fond d'elle qu'elle a vécu quelque chose de vrai. Quelque chose qui changera le futur à jamais. Je me détourne avec un sourire tandis que sa question me parvient. « Tu tires des conclusions trop hâtives. Je séduis d'abord, je flatte ensuite. » Mon sourire railleur croise son regard. « Je tire des conclusions trop hâtives? »