SIOMHA

J’ai encore un truc à faire, encore un truc à régler avant que cette histoire ne puisse être totalement derrière moi. Mais cette dernière chose, je m’acharne, lâchement, à la repousser toujours au lendemain pour n’avoir à l’affronter que le plus tard possible. En attendant, je me love dans un pseudo-confort qui n’est que factice, et j’appuie sur les touche par intermittence, rythmant mon ennui profond, ou mon manque de courage, au choix. J’ai erré un moment avant d’échouer dans la salle de musique complètement déserte. Ça tombe bien, je préfère. Mais voilà, au bout d’un moment, j’ai quand même un peu tendance à m’encrouter. J’ai les racines qui sortent des doigts et s’enroulent autour du clavier que je monopolise depuis un peu plus d’une heure. J’ai même pas envie de jouer, alors je me contente de martyriser le piano, ce que certain prendrait sûrement pour une symphonie obscure mais qui, à mes tympans, sonne comme une torture sonore. Une torture qui prend fin en même temps que les coups de talons qui résonnent dans le couloir, des coups de talons rythmés et cadencés, qui m’annoncent une démarche chaloupée et tout en hanche. Ça ne rate pas, puisque la porte laisse apparaître une Siomha à la croupe dansante. Elle ne dit pas un mot, comme à son habitude, mais j’accueille son arrivée en matraquant le clavier d’une musique qui lui colle à la peau, avant de croiser son regard, et d’opter pour une autre, totalement différente. Un peu d’humour, madame, ou pas ?

Si Síomha savait jouer d'un quelconque instrument de musique ? Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? Sa présence dans la salle de musique n'était pas à mettre sur le compte d'une passion pour un instrument ou la musique en général. Est-ce qu'elle squattait la cuisine parce qu'elle adorait la bouffe ? Non. Est-ce qu'elle créchait près de la piscine à cause d'une passion pour l'eau ? Non plus. Elle se contentait d'aller là où ses envies lui dictaient d'aller et elle supposait que c'était déjà pas mal. De toute façon, que ça plaise ou non, c'était comme ça. Ainsi donc, elle se dirigeait vers la fameuse salle de musique, qui, elle l'espérait, n'abriterait aucune âme en peine à ce moment précis. Pas de bol, il fallait que Syssoï soit là. Il était pas parti, lui ? Oh, bof, pour ce que ça l'intéressait. Sauf que voilà qu'il laissa ses doigts s'abattre sur les touches inoffensives du piano, laissant une musique supposément angoissante lui virevolter jusqu'aux oreilles. Elle lui jeta un regard, arqua un sourcil. Soit. Il changea alors de registre. Ok. S'il voulait. Quoique, qu'il continue, si ça pouvait l'empêcher de parler. Vous savez comment le silence peut être bénéfique à la blonde. D'autant plus après avoir passé autant de temps à écouter contre son gré tout un tas de voix désagréables et bien trop bruyantes. A croire qu'ils ne savaient pas doser les décibels. En un soupir, elle se laissa tomber sur le canapé qui se trouvait dans un coin de la pièce, s'y allongea avant de pincer sa cigarette entre ses lèvres, triturant son briquet afin d'obtenir du feu. Malgré tout, elle devait avouer que la musique avait un effet apaisant sur sa personne. Ne vous méprenez pas, ce n'est pas comme si elle subissait un stress insoutenable, loin de là, seulement voilà, écouter les notes d'une mélodie, qu'elle soit douce ou brutale, l'empêchait de réellement penser et de temps à autre, c'était agréable de quitter son propre esprit et de laisser de côté des pensées sans sens qui n'avaient aucun effet, si ce n'est celui de l'emmerder profondément.

On a tendance à me critiquer pour mon silence et mon isolement, prétextant que c’est un enfer de cohabiter avec moi lorsqu’on doit faire preuve de trésors d’imagination pour m’arracher trois mots. Siomha, c’est pire. Cette fille parle encore moins que moi, et lorsqu’elle le fait, c’est en général pour insulter ou se montrer pédante et dédaigneuse. Pas de quoi se réjouir, donc, en la voyant apparaître sur le seuil de la porte. Sauf qu’avec moi, elle n’a jamais été foncièrement désagréable, tout au plus assez inintéressante, mais pas désagréable. Inintéressante parce que je n’ai pas ressentit le besoin de me délester d’un trop plein de spermatozoïdes, sinon je suis certain que j’aurais pu lui trouver un intérêt quelconque. Par contre, j’aurais bien aimé la délester de son secret, si tant est qu’il fut possible de lui arracher la moindre information sur elle. Non. On ne sait rien, je ne sais rien, personne ne sait rien. Elle traverse son aventure armée d’un mutisme effroyable. Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’est pas ce qu’elle aimerait nous faire croire, et je compte bien le lui faire savoir. Après tout, puisqu’elle a décidé d’entrer dans cette pièce malgré ma présence, elle sait à quoi elle s’expose, non ? Et si elle n’est pas satisfaite de la tournure que ça prend, la porte est restée ouverte, elle n’aura qu’à la franchir en sens inverse. J’accompagne sa progression jusqu’au canapé en musique, MC Hammer, pour être précis, avant de laisser tomber mes doigts sur le clavier, abrutissant la pièce d’un ensemble de notes dissonant et assourdissant. Puis le silence s’installe. Je m’apprête à lui servir l’idée que je me suis faite d’elle en un temps très restreint, et en musique, aussi je préfère lui offrir une pause sonore avant de me lancer sans interruption possible. Je l’observe par-delà le piano à queue. Elle est sur le point de s’allumer une cigarette, ce qu’on ne doit absolument pas faire en intérieur. Mais ne comptez pas sur moi pour l’arrêter, elle fait ce qu’elle veut. Je fais craquer mes doigts, puis me lance dans ce que tout geek jouerait à ma place s’il voulait illustré le choix de vie d’une fille comme celle que j’ai sous les yeux. Le côté obscure de la Force. Le plus simple a revêtir, parce qu’il est toujours plus facile et aisé de se laisser détester que de se laisser aimer... Et pour ce faire, elle a choisi la panoplie complète de la fille insensible et stéréotypée. Mes doigts on a peine achevés le dernier accord du premier morceau qu’ils enchainent sur l’acte II, sans aucune pause. Ça représente assez bien l’image qu’elle tente de nous renvoyer. Mais ça ne marche pas avec tout le monde, pas avec moi. Moi je sais qu’il se cache quelque chose là-dessous. Quoi ? J’en sais encore foutrement rien, mais j’improvise, et mes doigts l’informent de l’idée que je me fais de son rôle, en enchainant sur une nouvelle mélodie. J’y crois pas une seconde à la blonde nymphomane qui se fout de tout et de tous. Pas une seconde. J’improvise sur le thème encore quelques instants, puis je lui offre la suite sans rompre la cavale de mes doigts sur le clavier. Je passe l’intro, puis lui laisse le temps de reconnaître la chanson initiale, avant de faire claquer mes doigts en interrompant brusquement la mélodie. « Non, là je déconne. » Je souffle dans un sourire, avant de passer une main dans mes cheveux pour virer les mèches qui me sont tombées dans les yeux en jouant. « Par contre, celle-ci... » Et je reprends. Mes doigts prennent place, je réfléchis à peine, et instinctivement je fais sonner les notes à travers la vaste pièce. En réalité, cette chanson est mienne. Mais je veux bien la partager avec elle, si elle le souhaite.

Au final, peut-être bien qu'elle avait choisi, comme point d'ancrage, la salle de musique pour une bonne raison. Pas parce qu'elle avait espéré y croiser qui que ce soit, non, du tout. Sans doute avait-elle juste eu besoin d'une pause musicale, loin du reste du monde. Un cd dans la chaine hi-fi aurait très largement fait l'affaire. Mais soit. Si Syssoï se sentait d'humeur à jouer, qu'il fasse. Tant qu'il ne lui cassait pas les oreilles en ratant trois notes sur quatre, à la rigueur, ça pouvait passer. Pas qu'elle était avare en compliments, mais disons que s'il jouait comme une merde, elle l'aurait arrêté depuis longtemps. Elle voulait bien être gentille et faire semblant de porter un quelconque intérêt à une conversation, mais écouter quelqu'un massacrer une chanson, ça, elle ne pouvait pas. Puisque c'était bien trop désagréable pour ses oreilles sensibles, qui étaient déjà bien assez maltraitées comme ça durant le reste de la journée. Il pouvait se considérer chanceux et prendre cela pour un compliment. Elle ne l'avait pas stoppé et écoutait même d'une oreille distraite. Vraiment, il était chanceux. Cela dit, ses choix de chansons se faisaient étranges. Elle pouvait aisément reconnaître chacune des mélodies qu'il jouait. Puisqu'elle n'avait pas vécu dans une grotte durant toute sa vie, non. Laissant de la fumée s'échapper d'entre ses lèvres, elle lançait quelques regards en sa direction. Il plaisanta aussi sur le « All you need is love ». Hilarant. Si elle avait une quelconque notion d'humour, elle serait morte de rire. Ouais, ou pas. Écrasant finalement sa cigarette au sol – ne paniquez pas, elle ramasserait – elle écouta sa dernière proposition, les yeux fixés sur le plafond. Et lorsqu'il eut enfin atteint la dernière note, elle se contenta de rester immobile un instant. Étrangement, elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur les choix de chanson. Elle voyait mal Syssoï interpréter barbie girl de bon cœur, comme ça, pour le fun. Devait-elle y comprendre quoi que ce soit ? Allez savoir. Et ça faisait bien longtemps qu'elle n'essayait plus de comprendre les moindres faits et gestes des autres. Ça serait une belle perte de temps sinon. « J'ai l'impression que tu veux me faire passer un quelconque message, c'est vraiment agaçant. » lâcha-t-elle alors en vrillant ses prunelles froides sur son camarade. Pas qu'elle se sentait constamment concernée par ce qui se passait autour d'elle, elle avait bien assez prouvé le contraire jusque-là, mais elle le voyait mal être un fan invétéré de Lady Gaga. Non, devait y avoir un truc caché là-dessous. Ou alors, elle allait devoir redéfinir la façon dont elle le voyait.

Je joue, je ne sais faire que ça. Jouer pour m’exprimer, danser pour m’exprimer. Depuis l’enfance, face à mon incapacité à communiquer, j’ai trouvé d’autres moyens d’expression, et finalement, je me suis rendu compte plus tard qu’ils donnaient encore plus accès à mes entrailles que le simple fait de desceller mes lèvres pour parler. C’est pour cette raison que je n’aime pas danser devant n’importe qui, ni jouer devant n’importe qui. En fait, je n’aime jouer et danser devant personne, je m’expose trop. Aussi, c’est quasi un honneur que je fais à la blonde sexuellement hyperactive, là. Et elle n’en a probablement même pas conscience, la gourgandine. Bon, ok, je ne suis pas entrain de lui jouer du Mozart ou du Beethoven, ce qui réduit grandement l’accès à mon moi profond, mais elle est quand même la seule candidate encore présente à savoir que je joue du piano. Je lui enchaine du Aqua, du Lady Gaga, des Beatles, du Queen, comme si j’avais un répertoire aussi éclectique que Nostalgie et Fun Radio réunis. Je tente même une petite blague. Putain, serais-je de bonne humeur ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Rien, j’ai juste décidé de m’en foutre de l’opinion des autres, et de ne plus suivre que mes envies. Ça me fait marrer de m’imaginer entrain de conseiller à Siomha de s’abandonner à l’amour, alors que moi-même, j’ai encore du mal à croire qu’un tel sentiment puisse exister, malgré tout ce que j’en sais aujourd’hui. Alors j’ai changé, pour finalement lui offrir une chanson qui devrait lui parler un peu plus, puisqu’elle me parle à moi. Entre niqué de la tête, on doit pouvoir se comprendre par moment, non ? « J'ai l'impression que tu veux me faire passer un quelconque message, c'est vraiment agaçant. » Tu m’en vois confus, mademoiselle. J’ébauche une moue désolée, tandis qu’elle m’observe de son regard glacial. Au moins il n’est pas neutre. Ça ne m’impressionne pas vraiment, en tant que maître incontesté du regard qui givre les entrailles, son minois de chatte sauvage me donnerait presque envie de miauler. Ma feinte moue s’étire en un sourire en coin, un poil moqueur, tandis que mes doigts cesse de martyriser le concept même de musicalité pour passer à quelque chose de plus authentique. « J’essayais simplement de te cerner en musique... Ça vaut ce que ça vaut, mais j’y crois pas à ton personnage. » Elle s’en fout probablement, et je ne compte pas forer de force. Si elle a envie de me laisser entrevoir quelque chose, tant mieux, sinon, je m’en branle.

Nombreux étaient ceux qui tentaient d'apercevoir ce qui se cachait derrière son mutisme. Moins elle en disait, plus ils voulaient en savoir. Ce qu'ils ne semblaient pas vouloir comprendre, c'est que son silence n'était pas censé les attirer, mais bien les repousser. Tout dans son attitude était censé repousser les gens, les faire rebrousser chemin et en temps normal, c'était simple. Personne ne s'attardait sur elle, c'était terriblement aisé de se faire oublier par la société. Ici, c'était différent. Les gens voulaient connaître les autres. Pourquoi ? Bonne question. Sans doute avaient-ils besoin de savoir avec qui ils vivaient. Alors grand bien leur fasse s'ils avaient besoin d'interroger les gens sur leur passé et leurs moindres faits et gestes. Síomha apprenait autrement à connaître les gens. Leur simple comportement laissait déjà paraître énormément de choses. Síomha, de son côté, préférait qu'on s'en tienne à ce qu'elle laissait voir. Paradoxalement, elle s'étonnait de voir ce que sa réputation disait d'elle, comme s'ils n'avaient rien compris à la personne qu'elle était. Pourtant, elle ne voulait pas qu'on en voit plus. Une contradiction à elle même, c'est vrai. Toujours est-il que Syssoï semblait pris par l'envie de la cerner. Pourquoi cela ? Elle n'était pas une seule chose précise. Sa personnalité, son caractère, la personne qu'elle était, ne pouvait se résumer en quelques mots. Les mots étaient trop précis et n'admettaient pas les différents degrés. C'était tout blanc ou tout noir. Sauf qu'en réalité, tout était gris. Pas tout blanc, ni tout noir. C'était se contenter de choses bien trop simplistes. C'était se cacher derrière une simplicité envahissante. Au fond, tout était compliqué. Bien plus complexe qu'on ne souhaitait le voir. Rien n'avait de sens. Et alors qu'un air bien plus classique résonnait dans la pièce, il avoua donc tenter de la cerner, ne croyant pas une seconde à la personne qu'elle laissait voir. Tel était son droit. Il faut dire que peu s'était aventuré sur ce terrain glissant. « Oh, vraiment ? Je t'en prie, dis-moi qui je suis, dans ce cas. » Sa voix n'était ni tranchante, ni ironique, uniquement neutre. Il la rendait presque curieuse. Qui pensait-il donc qu'elle était si elle n'était pas la catin, hm ? Elle aimerait bien savoir quel rôle il lui attribuait. Gardant son regard planté sur lui, alternant, fixant successivement ses doigts agiles responsables de la musique ambiante et les traits de son visage, elle attendait. Elle attendait qu'il expose quelle partie cachée de sa personnalité il pensait avoir découvert.

On m’a souvent traité d’idiot, d'arriéré, juste parce que je déteste parler, mais ce n’est pas parce que je ne communique pas que mon cerveau fonctionne mal. Il fonctionne juste différemment, et le temps de parole économisé, et autant de temps gagné pour observer les autres et découvrir ce que personne ne voit, faute de s’en donner la peine. Siomha fait partie de ces gens qu’il est très facile de cataloguer avant de passer à autre chose. Des cases, toujours des cases, forcer le gens à entrer dans des cases afin de se rassurer et de se tracer un environnement linéaire et vide de toute nuance. Mais personne n’est juste asocial, nymphomane, stupide, irascible ou puérile. Chaque détail de caractère à une raison d’être et personne ne peut être défini en fonction d’un seul trait. Aussi, j’estime que la blonde a forcément une excellente raison pour nous imposer ce personnage froid, méprisant et déluré. Quelque chose la rendu ainsi, au même titre que quelque chose m’a poussé à m’isoler des autres. Son personnage est bien trop caricatural pour être naturel, et je peine à imaginer ce qui a pu la conduire à une telle solution pour se protéger. Est-ce qu’au moins elle se protège, ou bien elle tente de protéger les autres ? J’opte pour la première solution, estimant que je dois être le seul con sur Terre à m’imposer ce genre de comportement auto-destructeur juste pour sauver les autres de moi-même. « Oh, vraiment ? Je t'en prie, dis-moi qui je suis, dans ce cas. » Je relève les yeux du clavier pour les river à ceux de la blonde toujours aussi distante et neutre. Elle me rappelle Jacko, dans une version féminine encore plus barricadée que lui. « Je n’en sais rien. » Je réponds tout naturellement, sans chercher à la leurrer sur ma capacité d’analyse. J’ai beau observer plus que les autres, je ne suis pas devin, et je ne peux pas prédire ce qu’elle est sans obtenir un minimum d’informations à son sujet, ce qu’elle s’emploie à ne surtout pas laisser filtrer. « Je sais simplement que ce personnage de bimbo nymphomane froide et détachée n’est qu’un jeu de dupe pour tromper l’ennemi, pour qu’il se contente de te sauter sans chercher à voir plus loin qu’une paire de jambes interminables surmontée de deux têtes nucléaires particulièrement attrayantes. » Mon ton est badin, tandis que mes doigts cavalent toujours, donnant l’impression caduque d’une conversation anodine et superficielle. « Je ne vais pas t’en blâmer, je fais exactement pareil au quotidien. C’est juste que... Planquer la plaie sous un tas de merde ne l’empêchera pas d’exister et de s’infecter... » J’hausse les épaules lorsqu’un silence entre deux accords me le permet, puis j’enchaine. Cette fille est une énigme, et face à une énigme mon cerveau embraye direct. J’y peux rien. C’est plus fort que moi.

La question se posait. Qui était donc cette blonde ? Beaucoup la voyaient comme la bimbo nymphomane, c'est bien vrai. Et cette réputation lui convenait totalement. Était-elle plus que cela ? Allez savoir. Souhaitait-elle être plus ? Pas nécessairement. Elle appréciait de n'être plus aux yeux des autres. Cela lui donnait bien plus de liberté que si tout le monde connaissait les détails de sa vie. La liberté. La seule chose à laquelle elle tenait. Si bien que lorsque Syssoï déclara ne pas y croire, cela l'avait interpelée. Et sans perdre une minute, elle en avait demandé plus. Qui était-elle ? Il ne savait pas. Il ne croyait juste pas à ce qu'elle montrait. Ah. D'accord. « Audacieux. » Comme raisonnement, comme façon de la percevoir. C'était audacieux, oui. « Mais tu te trompes. » Et elle ne disait pas cela que par esprit de contradiction. Non, vraiment. « J'ai bien peur qu'il n'y ait rien de plus à voir chez moi que la bimbo nympho. » Même pas sûr qu'on pouvait voir une quelconque bimbo nymphomane en elle. Elle n'était personne, n'avait pas d'identité. Un jour, elle était ci, un jour, elle était ça. Les avis divergeaient. Et au final, elle n'était qu'une personne de plus qui tente de vivre sa vie. Alors pourquoi accorder tant d'importance à un seul être qui se fondait dans la masse ? Était-elle au moins quelqu'un ? Qu'est-ce qui pouvait bien lui prouver qu'elle était véritablement là et qu'elle avait une raison d'être ? Elle ne savait pas. Donc, au fond, elle n'était personne. Les autres n'étaient personne. Et tout ce que chacun vivait durant sa vie disparaissait au moment même où leur cœur s'arrêtait. Il n'y avait rien de plus que cela. Pouvait-on réellement accorder une quelconque profondeur ? Elle ne savait pas. Elle n'avait pas l'impression qu'il était raisonnable de lui en accorder une. Elle n'était que la progéniture de deux personnes qui avaient baisé. Elle n'était rien de plus qu'un corps, parmi tant d'autres, qui traversait la vie sans y trouver un quelconque sens. Non, vraiment, rien n'avait de sens. Ni la vie, ni le but qu'on souhaitait lui consacrer. Elle n'était qu'un animal. Un animal d'une espèce qui se disait intellectuellement supérieure alors qu'au fond, elle ne savait rien. Cette espèce avait tout inventé. Les connaissances, les croyances, les mots. Alors non, elle n'était rien de plus que ce qu'elle montrait. Elle le supposait. Elle ne savait pas. N'être personne, ça lui convenait.

« Et ton secret ? Est-ce qu’il ne te rend pas spéciale ? Ne fait-il pas de toi quelqu’un d’un peu plus qu’une simple bimbo nymphomane ? » Cette conversation, étrange, dénote de la propension que j’ai, ou plutôt que mon cerveau a, à s’acharner dès qu’une énigme se présente à lui, à la manière dont Siomha s’est présentée à moi, entrant dans cette pièce que j’occupais de mon corps et de ma musique. J’ai besoin de comprendre ce qui m’entoure, j’ai besoin de creuser plus profond que ces autres qui se délectent de la superficialité des choses de peur de découvrir ce qui ne saurait leur convenir. Je n’ai pas peur des ténèbres des autres, j’estime que les miennes sont bien plus redoutable que tout ce qui peut polluer d’une manière ou d’une autre, l’esprit et l’histoire de n’importe lequel de mes congénères. Evidemment, la blonde reste fidèle à elle-même, et ne m’offre rien, aucun indice sur sa réelle personnalité, encore moins sur son indice, bien que j’estime que les deux sont très certainement liés. Je m’attendais à quoi ? A se qu’elle passe à table sous prétexte que je suis moi et que d’autres l’ont fait avant elle ? Non, je ne m’attendais à rien de particulier, il s’agissait juste d’exprimer mon point de vue en musique, puis à voix haute, même si elle s’en moque. Pourtant elle s’acharne à prétendre qu’elle n’est rien d’autre que ça, qu’une bimbo nympho sans relief, sans nuance, juste un personnage caricatural monochrome, une seule couleur, une seule note, un seul son, qui n’aurait de compliqué que son prénom. Je n’y crois pas un instant, mais je ne lui en veux pas de se prétendre le contraire, j’imagine que j’aurais fait pareil. Et peut être en est-elle, elle-même persuadée. « Tu es belle, tu es loin d’être conne, et tu possèdes une force de caractère que d’aucun devraient t’envier si seulement ils ne se contentaient pas de cette surface que tu leur imposes mais cherchaient à voir au-delà, ce que tu ne caches pas vraiment, sachant que personne ne s’y intéressera... » Mes doigts optent pour la sonate au clair de lune de Beethoven, tandis que je l’observe par-delà ce piano. Je sais que ma façon de regarder avec insistance en met plus d’un mal à l’aise. Pas elle. Elle, elle semble s’en foutre, comme si le regard des autres n’avait plus aucun effet sur sa personne. Elle est tellement plus qu’une bimbo, il suffit de la voir agir pour en prendre conscience. Son secret, le fait qu’elle se soit inscrite dans une émission de télé-réalité avec cette particularité qui la rend différente, devrait suffire pour qu’elle se sache plus que ce qu’elle décrit d’elle-même. Ça la rend spéciale. Pas forcément meilleure -mon secret ne me rend pas meilleur, bien au contraire-, mais différente et unique. Quelqu’un qui m’intéresse, à défaut d’intéresser les autres.

Ah, son secret. Simple formalité pour entrer dans ce jeu, selon elle. Si cela la rendait spéciale ? Elle ne savait pas. Probablement pas. Il n'y avait rien à dire sur le sujet, ce n'était qu'une simple formalité, un passage obligatoire, un champ non-facultatif dans le formulaire. C'est tout. Ça ne changeait pas grand chose. Que son secret soit découvert, qu'il ne le soit pas. Pas qu'elle soit pressée que tout le monde ait connaissance de son secret, loin de là. Elle préférait ne pas avoir à imaginer les réactions des autres. Sûrement que ces réactions s'apparenteraient à celles qu'elle avait eu droit durant sa vie. Heureusement que les personnes à en avoir connaissance n'avaient été que peu nombreuses. Et voilà que tout le pays allait bientôt le savoir aussi. Une folie. Oui, c'était une folie d'être venue ici. « Mon secret ne fait que me rappeler que je ne devrais pas être là. » Ce jeu, cette vie. Elle n'aurait jamais dû être. Pas sûre que cela la rende plus spéciale pour autant. Syssoï, pourtant, semblait convaincu du contraire. Il semblait persuadé qu'il y avait plus. Comme une poupée russe qui cache toujours quelque chose, une partie emboitée dans les autres, une partie qui se faisait petite et tentait de se dissimuler par d'autres enveloppes superflues. Mais avait-il raison en pensant cela ? Elle ne savait pas. Tout ce qu'elle savait, tout ce qu'elle ressentait, tout ce qui était concret, c'était ce vide. Ce vide qui était toujours plus présent. Ce vide, c'était tout ce qu'elle connaissait. Alors, après, il pouvait essayer de creuser, essayer d'en savoir plus, d'en voir plus mais là encore s'affichait une difficulté: Síomha n'était pas un livre ouvert avec des phrases simplement écrites. Les mots étaient embrouillés, mélangés. Et si par malheur un paragraphe osait signifier quelque chose, elle se faisait un malin plaisir à déplacer chacun des mots pour embrouiller le lecteur. « Tu perds ton temps, tu sais. » qu'elle commença alors que ses prunelles reprenaient une teinte d'indifférence. « Parfois, il n'y a rien de plus à voir. » Parfois, il n'y a rien de plus à chercher, rien de plus qui mérite d'être trouvé. S'il s'attardait sur le cas Síomha, ça ne serait qu'une perte de temps pour lui. Il ferait mieux de laisser tomber. Chose qui rendrait service à l'un comme à l'autre.